Le festival de géographie, avec pour thème "Guerres et conflits : la planète sous tension", a été l'occasion de questionner la géographie militaire et de revnir sur ce courant de pensée qui connaît actuellement un renouveau tant à l'Université que dans les Armées. La conférence-débat entre Philippe Boulanger et Paul-David Régnier sur "Leçons de tactique : la géographie par et pour les militaires", la conférence avec le colonel Jean-Amel Hubault sur "Le soutien géographique militaire, combattre et créer les conditions de paix", et la présentation de l'ouvrage
Géographie militaire par son auteur Philippe Boulanger, ont été, parmi d'autres manifestations, des occasions d'entendre des universitaires et des militaires sur leur conception de la géographie militaire, de son enseignement, de son utilité pour l'Université comme pour les Armées, ainsi que de questionner ses méthodologies, ses finalités et son utilité. Et de se (re)poser la question : qu'est-ce que la géographie militaire ? Une discipline à priori "obscure",
peu connue et "oubliée" depuis longtemps tant par les militaires que par les universitaires, qui lui préfèrent souvent
la géopolitique et la géostratégie. Mais cette discipline connaît un regain, notamment auprès des étudiants de master avec des sujets de mémoire de plus en plus nombreux consacrés aux questions militaires sous le prisme de l'analyse géographique. Un objet qui intéresse également les militaires dans leurs réflexions autour de la conception du monde, de la compréhension des enjeux de conflits et des besoins des populations locale...
ESSOR ET DECLIN DE LA GEOGRAPHIE MILITAIRE FRANCAISE
Lors du FIG, Philippe Boulanger a été amené à présenter les temps forts de cette discipline, synthétisant ainsi son ouvrage
La géographie militaire française (1871-1939) paru en 2002. Il est important de rappeler que les stratèges ont, de tout temps, fait référence aux notions de la géographie (tout particulièrement physique) sans les identifier comme telles. On pense évidemment à
L'Art de la guerre de Sun Tzu (stratège chinois du Vème siècle avant J.-C.), et aux célèbres conseils sur la conduite des armées, faisant
appel à la connaissance géographique des décideurs militaires. "
En général, lorsque l'on décide de déployer ses troupes pour faire face à l'ennemi il faut longer les ravions pour couper à travers une montagne, il faut se placer sur les hauteurs pour voir le soleil s'élever ; il ne faut pas avoir à grimper lorsque l'on combat sur un terrain en altitude. Telle est la manière de disposer une armée en montagne. Après avoir traversé une rivière il faut s'en éloigner ; si un ennemi approche en traversant une rivière il ne faut pas aller à sa rencontre au milieu du courant, il est plus intéressant de faire en sorte que la moitié de l'armée ennemie ait traversé la rivière avant de l'attaquer. Celui qui recherche le combat ne doit pas s'adosser à une rivière pour attirer l'ennemi ; pour voir le soleil s'élever il faut se placer sur ses hauteurs et ne pas s'approcher du cours des rivières. Ceci est la manière de disposer une armée près des cours d'eau. Pour traverser un marais salant, il faut avancer rapidement, sans s'attarder ; si l'on rencontre une armée au milieu des marais salants, il faut prendre appui sur des îlots de terre ferme et s'adosser aux groupes d'arbres. Ceci est la manière de disposer une armée dans les marais salants. Sur les hautes plaines il est facile de disposer les armées : le flanc droit doit être accoté à un monticule, l'avant exposé et l'arrière protégé. Ceci est la manière de disposer une armée dans les hautes plaines. En sachant exploiter les avantages de ces quatre manières de disposer les troupes l'Empereur jaune a triomphé des quatre rois." (Sun Tzu,
L'Art de la guerre, Editions Economica, Paris, 1999, p.129). Les éléments de la géographie physique sont ainsi utilisés afin de mettre en place des réflexions sur la profondeur stratégique, les possibilités de repli, celles d'encerclement... afin de préparer au mieux l'assaut ou la défense. On le voit, la distinction des différents milieux physiques a toujours été présente dans la pensée stratégique. L'ensemble de la pensée de Sun Tzu s'appuie sur une profonde conscience géographique et une territorialisation des champs de bataille :
"en général pour conduire une guerre, on distingue : les territoires de dispersion, les territoires faciles, les territoires pour lesquels il faut lutter, les territoires de rencontre, les territoires carrefours, les territoires difficiles, les territoires où l'on peut être détruit, les territoires encerclés, les territoires mortels." (Sun Tzu, op. cit., p. 136). De même, ses conseils face aux combats urbains ont longtemps marqué la pensée stratégique. Investir la ville est déconseillé par le stratège chinois et par ses successeurs, pour le caractère imprévisible de sa population, la concentration des forces vives dans un lieu, la possibilité d'insurrection des non-combattants, dans un terrain bien connu des habitants et non maîtrisé par les assaillants. Evidemment, avec l'urbanisation galopante de par le monde et l'importance de la ville comme enjeu économique, politique et symbolique, ces conseils sont aujourd'hui relatifs et de plus en plus de conflits prennent la ville pour cible. Mais ils s'appuyaient sur les réalités géographiques de l'époque, observées par les différents stratèges sans pour autant les codifier comme "géographie militaire". Les militaires ont réellement commencé à penser comme géographes à partir du XVIIIème siècle, notamment à travers les travaux de l'abbé Langlet-Duffresnoy (notamment avec son Manuel pour étudier la géographie), qui marquent une nouvelle façon d'aborder la géographie comme discipline à part entière dans la pensée militaire. Comme la pensée géographique de l'époque, l'ouvrage insiste sur les données statistiques des différents Etats comme moyen de compréhension du monde et d'élaboration de la stratégie : " Pourrait-on dans une topographie exacte s'assurer des meilleurs camps, régler la marche des armées, disposer les attaques et la défense des places, et leur ménager du secours dans les sièges. On n'ignore pas combien il est important de connapitre alors jusqu'au moindre ruisseau : un marais, une colline, une ravine, tout sert à l'habile homme, parce qu'il faut tirer avantage de tout. C'est par une description particulière de chaque lieu que l'on connaît de quelle manière on doit faire la Guerre en Savoie, en Espagne, en Allemagne et en Flandre" (Lenglet-Duffresnoy, 1716, Méthode pour étudier la géographie, Hochereau, Paris, 4 volumes, p. 6, cité par Philippe Boulanger). L'originalité provient aussi de la prise en compte des questions de géographie humaine, et notamment la politique, les caractéristiques culturelles (religion, moeurs...) et les forces armées du pays étudié. La géographie est alors érigée comme approche de la pensée militaire. Parrallèlement, se développe la cartographie militaire. Le terme de "géographie militaire" apparaît pour la première fois dans la bouche de Théophile Lavallée (alors professeur de géographie et de statistiques militaires à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr) en 1832. Mais la géographie n'est pas un élément majeur de la culture militaire française, contrairement à d'autres pays européens qui fondent des écoles de géographie militaire, tels que l'Espagne, l'Italie ou l'Allemagne. D'ailleurs, Philippe Boulanger (La géographie militaire française (1871-1939), Economica, Paris, 2002, pp. 35-41) démontre que c'est là un des facteurs explicatifs de la défaite en 1871 : tandis que les unités françaises ne disposent pas de cartes topographiques de leur propre pays (l'Etat-major lui-même disposait de cartes précises, mais pas des moyens de les reproduire, les troupes allemandes disposaient elles de cartes topographiques du sol français bien plus nombreuses et précises (parfois même utilsiées par les officiers français !) : "Les difficultés du commandement liées à un manque d'informations géographiques, l'inefficacité d'un service géographique dans des situations de crises conduisent à une remise en cause globale de la pensée géographique au sein de l'armée. Cet aspect de la guerre est suffisamment important pour que, quelques années plus tard, le romancier Emile Zola relève ces aspects majeurs. Dans La débâcle, dix-neuvième roman de la série des Rougon-Macquart, publié en feuilleton de février à juillet 1982 dans la Vie populaire, l'écrivain relate les difficultés rencontrées par les officiers français. « Comment voulez-vous qu'on se batte dans un pays qu'on ne connaît pas » s'exclame le général Burgain-Desfeuilles, disposant des cartes de l'Allemagne, mais d'aucune de la France. Le manque de préparation est affligeant pour l'armée française, dénonce Zola, dans la retraite d'Alsace qui la conduit vers Sedan. A défaut de cartes, « il [le général] ne lui restait que son courage ». Les leçons de la défaite contribuent de fait à valoriser la géographie militaire non sans imiter le modèle allemand qui avait conduit à la victoire." (Philippe Boulanger, 2006, Géographie militaire, Ellipses, Paris, p. 15).
Au lendemain de la défaite de 1870-1871, la réaction en faveur de la géographie militaire est très vive. Elle est enseignée dans les écoles militaires, elle est théorisée par des professeurs qui publient des "encyclopédies" de géographie militaire. 2 grands noms se distinguent : celui de Gustave Léon-Niox (professeur à l'Ecole supérieure de Guerre) et celui d'Anatole Marga (professeur à l'Ecole d'application de l'artillerie et du génie), dont les ouvrages ont été diffusés dans le monde entier. Des générations d'officiers français vont être sensibilisés à l'analyse géographique. D'ailleurs, le Nouveau dictionnaire militaire de 1892 va définir la place de la géographie dans la culture militaire, définissant la géographie militaire comme "l'ensemble de la géographie étudiée au point de vue militaire", et distingue 5 disciplines devant être étudiées et maîtrisées : la géographie mathématique (qui est "indispensable aux officiers pour dresser les cartes topographiques nécessaires pour les opérations militaires ou les établissements des travaux de défense"), la géographie physique (qui "donne la clef des échiquiers stratégiques des diverses régions de la terre, et fait connaître leurs propriétés offensives ou défensives"), la géographie politique (qui permet de "connaître l'organisation sous tous les rapports avec lesquels on peut être en guerre, et d'étudier les campagnes des grands capitaines, étude qui est à la base de toute éducation militaire"), la géographie économique (qui permet de "se rendre compte des ressources que l'on peut trouver dans chaque pays, pour la nourriture, l'habillement, l'approvisionnement des troupes") et la statistique (qui permet d' "apprécier d'une manière complète la force d'un Etat, laquelle résulte de son commerce, de son industrie, de ses productions, de son organisation, etc."). Entre 1871 et 1939, va se développer une école de géographie militaire française très performante, ancrée dans le renouveau de l'école de géographie française amené par Paul Vidal de la Blache, et profondément attachée à avoir une utilité pour les armées, notamment dans la formation des officiers. L'ouvrage de Philippe Boulanger La géographie militaire française (1871-1939) présente le développement de cette école, ces applications pratiques, les réflexions conceptuelles qu'elle s'appliqua à développer, ses méthodologies, et le déclin de son prestige et de l'intérêt suscité par ce courant de pensée. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la géographie militaire sera délaissée, et on lui préférera pendant un demi-siècle des disciplines comme la géographie politique, la géopolitique et/ou la géostratégie.
ET AUJOURD'HUI ?
Si l'intérêt pour une géographie militaire a longtemps été déclinant, voire inexistant, il semble aujourd'hui que de nombreuses études se réintéressent à ces aspects. Le FIG 2008 a été l'occasion de constater l'intérêt de nombreuses personnes, universitaires, militaires, étudiants, professeurs ou simples passionnés. Les études géographiques consacrées aux faits militaires sont de plus en plus nombreuses et le lien entre la géographie universitaire et les armées semble se renforcer. Force est de constater que les anglo-saxons ont développé un courant de géographie militaire et de géologie militaire très important, bénéficiant de liens avec le milieu militaire, de financements conséquents pou la recherche, et organisant régulièrement de grandes
manifestations scientifiques internationales. La France semble encore très timide. Néanmoins,
l'intérêt pour ces questions est grandissant. 2 ouvrages récents sont consacrés aux questions actuelles de la géographie militaire :
Parrallèlement à ces ouvrages, on peut également signaler les travaux de thèse de Mickaël Aubout, sur la "Géographie historique du réseau des bases aériennes françaises, de sa naissance à aujourd’hui", après un DEA consacré à la "Géographie historique de la base de Fort-Lamy (1930 - 1960)", et une maîtrise consacrée à la Géographie militaire de la base de Manas (Ganci air base) au Kirghizstan : les interactions entre une base militaire et son environnement". Son article sur "Le réseau des bases aériennes servant aux opérations en Afghanistan" est un excellent exemple de l'application de la géographie militaire dans la compréhension du monde actuel et des enjeux de l'utilisation des forces armées, et démontre l'intérêt de cette discipline dans la formation d'étudiants cherchant un véritable savoir-faire.
2 commentaires:
merci de cette synthèse passionnante qui a pu me consoler de ne pas être allé à St Dié (mais les élèves avant tout :) ).
Merci aussi des liens vers la note de lecture de Philippe BOULANGER (un ouvrage que j'hésite à acquérir depuis bien longtemps, ne sachant pas encore si je dois inclure la géographie militaire dans mes recherches, pour la bonne et simple raison qu'elle semble, a-priori, dépassée par le sujet... Mais je pense que j'ai tort en relisant ce que vous mettez... Dont acte). Merci aussi pour la passionnante (et courte) analyse du LTN AUBOUT: une utilisation concrète de la géographie militaire.
Cordialement
Stéphane TAILLAT
PS: la géographie militaire me semble également pertinente dans le cas de l'étude de la contre-insurrection américaine en Irak. Après tout, la MRT (méthode de raisonnement tactique)-MEDO (Méthode d'élaboration de la décision opérationnelle) actuelle semble accorder une place de plus en plus importante aux aspects que vous soulignez dans votre blog.
La géographie militaire a encore une place très timide dans le milieu universitaire, mais les Armées s'intéressent de plus en plus à son analyse. Comme le fait remarquer Olivier Kempf dans son blog : "Vous aurez remarqué le déménagement du 28ème groupe géographique de Joigny vers Haguenau, et son passage dans la brigade renseignement. Cela n'est pas anodin, et traduit une évolution profonde mais aussi un retour aux fondamentaux", dans son post "Géographie militaire et renseignement" daté du 30 août 2008.
Je prendrais le temps de revenir sur les travaux du Lieutenant Mickaël Aubout (le temps de me replonger dans ses mémoires de maîtrise et de DEA). Il est d'ailleurs un des exemples de l'utilité de cette discipline et de sa redécouverte pour les étudiants. Après une maîtrise et un DEA consacré aux questions de géographie militaire, il a été "embauché" dans l'Armée de l'Air, pour son analyse et poursuit sa thèse sur les bases aériennes, conjointement à ses fonctions.
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