Droits d'auteurs et citations

Tous les éléments publiés sur ce blog peuvent être utilisés avec l'accord de l'auteur du blog et A LA CONDITION de citer les sources utilisées (qu'il s'agisse du ou des billets utilisés comme des auteurs cités dans le blog). Merci de respecter les droits d'auteur (pour tous les textes et documents utilisés dans le blog, y compris pour les auteurs cités). Pour me contacter : benedicte.tratnjek[at]gmail.com

jeudi 16 octobre 2008

La ville vulnérable : guerre, guérilla et catastrophes


Suite à ces 2 cafés géo lors du FIG 2008 sur "La guérilla urbaine" (dont le compte-rendu est disponible sur le site des Cafés géo) et "Images de la guerre et de la catstrophe urbaines" et à son article dans le n°4 de La Géographie consacré à "L'assurance de la catastrophe", Michel Lussault a été invité ce mercredi 8 octobre 2008 dans l'émission radio Planète Terre sur France Culture animée par Sylvain Kahn. L'occasion pour tous ceux qui auraient maqué le FIG d'écouter l'un de ses intervenants sur "La ville vulnébale : guerre, guérilla et catastrophe" (l'émission peut être réécoutée pendant un mois sur le site de Planète Terre). Les travaux de Michel Lussault (professeur de géographie à l'ENS-LSH à Lyon) portent notamment sur le poids des mots, des repésentations et des images dans la construction de l'espace et dans les formes d'habiter. Auteur avec Jacques Lévy d'un Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, il est également l'auteur de nombreux articles sur l'urbain, ses transformations et ses représentations. Sur la question des imagesde villes chaotiques et vulnérables, on peut noter, parmi tant d'autres, son article "L'urbain sans figure" dans la revue électronique Remue.net, le compte-rendu de son dernier ouvrage L'Homme spatial. La construction sociale de l'espace humain sur le site des Cafés géo, l'entretien accordé par Michel Lussault à propos de cet ouvrage dans Le Temps.


Michel Lussault au FIG 2008 pendant le café géo "La guérilla urbaine"
Crédits photographiques : Tratnjek Bénédicte




Comme chaque mercredi, Sylvain Kahn introduit l'émission en rappelant que Planète Terre constitue un rendez-vous avec notre intuition géographique. Rappelant le thème du FIG 2008 "Guerres et conflits : la planète sos tension", il présente le n°4 de la revue La GéoGraphie consacré aux "Guerres & Conflits". Présentant Michel Lussault, il rappelle sa participation dans ce numéro à travers son article "L'assurance de la catastrophe" questionnant la vulnérabilité de la ville.



Sylvain Kahn : En 2007, certains de nos auditeurs s'en souviennent, vous avez publié un ouvrage qui a fait date : L'homme spatial. Dans votre article "L'assurance de la catastrophe", publié dans La Géographie, vous poursuivez vos analyses sur l'une des pistes que vousa viez alors ouvertes. Je vous cite : "La ville est vulnérable, et à mesure que l'urbanisation progresse, la vulnérabilité des organisations urbaines s'accroît". "La ville vulnérable : guerre, guérilla et catastrophe", c'est le sujet de Planète cette semaine. Michel Lussault, sur quoi fondez-vous vos observations pour soutenir ce diagnostique selon lequel la vulnérabilité des organisations urbaines s'accroît ? Auriez-vous observé une recrudescence des situations de drames ou de destructions touchant les villes ?

Michel Lussault : Non, en fait, la situation est un peu plus complexe que cela. Je travaille sur une sorte de paradoxe que je vais essayer d'exposer rapidement. Aujourd'hui, l'urbanisation concerne plus de la moitié de la population mondiale, donc plus de 3 milliards de personnes vivent dans des organisations urbaines, et cette proportion ne va pas s'arrêter de croître dans les années prochaines, et en 2020 ce sera 60 % de la population mondiale qui sera urbaine. D'un certain point de vue, on peut dire que compte tenu du fait qu'il y a tant de personnes qui vivent en ville, il y a finalement peu de catastrophes, peu d'accidents, peu de guerres, puisque nous parlons d'un phénomène d'échelle mondiale. Si nous avions un peu le temps et nous essayions de faire la liste des villes réellement en guerre, nous clôturerions rapidement cet exercice. Parce que finalement, il n'y a pas tant que cela de villes en guerre. Et puis, si on a une réflexion un peu simple, 3 milliards de personnes vivent chaque jour dans les villes, le nombre d'incidents graves, d'accidents et de catastrophes paraît finalement assez limité. Donc si l'on est un peu optimiste, et il y en a parmi les géographes, on peut considérer que l'urbanisation est un formidable outil de pacification, un formidable outil de stabilisation des sociétés humaines. Et c'est là où je voulais en venir : paradoxalement lorsque j'étudie - ce que je fais depuis longtemps - les discours, les récits, les idéologies politiques, les expertises, lorsque je regarde les images produites par les médias, les articles de presse, ce que le cinéma nous montre de la ville, ce que les jeux vidéo nous en montrent, on a l'impression a contrario que la ville est sans cesse menacée, qu'elle est sans cesse au bord de la catastrophe, que cette catastrophe soit économique, écologique, polémique au sens fort du mot polémique (c'est-à-dire liée à la guerre), sociale. Nous avons l'impression que ce qui nous menace, c'est l'assurance de la catastrophe, c'est le sens du titre de cet article, et c'est cette tension là, ce paradoxe là que j'ai voulu exposer et finalement auquel j'ai voulu réfléchir.

Sylvain Kahn : Vous faites même appel à la notion d' "urbicide".

Michel Lussault : Alors, c'est une notion qui a été forgée dans les années 1990 par l'ancien maire de Belgrade à propos de la destruction de Sarajevo. Alors, le mot a été employé par ce maire de Belgrade, en réalité on le retrouve avant dans d'autres productions, et il désigne une action volontaire de destruction d'une ville, et plus qu'une destruction d'une ville, une destruction de son urbanité et de sa culture. Les exemples d'urbicides les plus célèbres sont au nombre de 2. On pourrait citer Beyrouth lors de la 1ère guerre civile, lorsque le Hezbollah qui était composé majoritairement de population rurale, non beyrouthine, ont mené à bien des actions de destructions des lieux qui faisaient le sens de la culture urbaine de Beyrouth, c'est-à-dire une culture cosmopolite, multireligieuse, et donc le Hezbollah s'attaquait au symbole de l'urbain, de ce multi-confessionnalisme et de cette diversité. Et le 2ème exemple de cet urbicide est Sarajevo, lorsqu'effectivement les assaillants de Sarajevo s'acharnaient à rendre impossible l'expression de la culture même de Sarajevo, c'est-à-dire l'expression aussi de la variété des sensibilités et des religions. On a l'impression que est urbicide tout comportement guerrier, ou de guérilla, qui vise à empêcher que la ville soit ce qu'elle sait le mieux être, c'est-à-dire un lieu de cosmopolitisme, de variétés et de différences cultrelles. Finalement, les urbicides sont des acteurs sociaux qui détestent l'hétérogénéité et la diversité, qui voudraient au contraire que la ville soit purement homogène, totalement quadrillée par la "mêmeté" si l'on eut dire, alors que beaucoup de villes sont de facto réellement diverses et cosmopolites.

Sylvain Kahn : Pourtant vous semblez pointer, dans le développement des organismes urbains contemporains, une tendance à la séparation ou à la fragmentation.

Michel Lussault : Oui, c’est le paradoxe du monde urbain contemporain et vous voyez bien que parler de la catastrophe, cela nous fait immédiatement sortir de l’analyse de la seule guerre ou de la seule guérilla ou de la seule catastrophe parce que parler de la catastrophe c’est évoquer un symptôme social, la peur de la catastrophe me paraît révélatrice d’une angoisse des sociétés par rapport à l’évolution urbaine et j’essaie de comprendre comment cette angoisse finalement se transforme en organisation concrète de l’espace urbain. Et de ce point de vue là, je suis frappé d’une chose, alors que l’urbanisation est mondiale, alors que l’urbanisation est même un instrument de la mondialisation, l’urbanisation construit le monde comme espace géographique d’échelle planétaire.

Sylvain Kahn : Vous avez été même jusqu’à dire dans L’homme spatial que la distinction ville/campagne n'était peut-être plus opératoire.

Michel Lussault : Oui j’ai même été jusqu’à dire ça, j’ai même été jusqu’à dire que le mot "ville" lui-même n’était plus suffisant pour décrire la réalité organisations urbaines avec cette urbanisation généralisée sans feu ni lieu, sans limite, qui concernent tous les espaces mondiaux et bien cette urbanisation, on pourrait penser qu’elle est fondée sur la mobilité, la libre circulation, l’affaiblissement des frontières, l’ouverture généralisée. Puisqu’en fait cette urbanisation mondialisatrice, elle ne peut exister que parce qu’il y a tout cela. Or, que l’on constate-t-on lorsque l’on regarde les organisations urbaines d’aujourd’hui, et bien, on constate évidemment la mobilité et l’ouverture, mais on constate aussi le retour en grâce et en force, des murs, des séparations, des limites. Nous constatons que les organisations urbaines sont construites selon le principe séparatif, c’est-à-dire qu’on n’a jamais tant séparé en interne les espaces urbains entre eux, que ces limites séparatives soient des limites matérielles : les murs, les grilles des gated communities ; les sas d’entrées des centres commerciaux ou des parcs d’attractions ou des grands équipements ou des aéroports. Donc on a jamais tant construit de limites matérielles et ou de limites immatérielles, celles de la vidéo-surveillance, celles de tous les systèmes techniques qui permettent de marquer les limites, sans forcément construire un mur. Mais ça aussi, c'est un paradoxe qui n’arrête pas de me surprendre.

Sylvain Kahn : Vous insistez beaucoup, j’y pense parce que vous parlez à l'instant de caméra vidéo-surveillance, sur le rôle des images, comme s'il y avait des représentations, vous parlez même parfois de dramaturgies, comme s'il y avait des représentations qui avaient une fonction d’être des opérateurs d’aménagement du territoire.

Michel Lussault : C'est un peu ma marque de fabrique, si je puis dire de façon un peu immodeste, mais j’espère que vous me passerez cette immodestie : je considère que l’on a eu tort dans la géographie classique, d’opposer d’un côté, le réel spatial qui serait l’organisation matérielle des espaces, et de l’autre côté, ce que l’on a appelé les représentations, les images, qui par définition trahissaient le réel ou en tout cas, n’étaient pas parfaitement adéquates et congruantes au réel. J’ai une conception autre : je pense que les images font parties de la réalité géographique, c’est-à-dire, qu’on ne peut pas en géographe, analyser un espace quelconque sans analyser à la fois les matières organisées, les discours et les langages oraux qui saisissent ces matières, les décrivent, narrent leurs perspectives, et les images, les visuels qui circulent entre les individus par des médias variés, et qui permettent à chacun de se figurer les espaces. D’ailleurs le magazine La Géographie dont vous parlez est un magazine qui séduit le lectorat parce qu’il y a beaucoup d’images et que les images sont en relation avec le texte, parfois peut être viennent biaiser le texte, ou en tout cas lui donner une connotation qui n’est pas forcément celle du texte.

Sylvain Kahn : Précisément, en ce qui concerne votre texte, c’est sûr que ce sont des images choisies, je crois, par la rédaction et pas forcément par vous, qui sont des images entre guillemets de "catastrophes" politiques, guerrières, polémiques, qui sont avec des exemples, qui renvoient à des exemples ou à des réalités qui ne sont pas forcément celles utilisées dans votre article. Est ce que pour vous donc, cela serait un signal de ce dont vous parlez à l’instant à savoir que l’on a des représentations ?

Michel Lussault : En tout cas c’est un signal qui dit que l’on ne peut pas parler d’espace sans envisager les visuels qui font exister ces espaces et que ces visuels ont un rôle fondamental et que même, si dans un article vous dites que vous travaillez sur un paradoxe, que vous êtes prudent, que vous considérez que l’urbanisation contemporaine crée aussi de la stabilité, cette prudence n’aura plus beaucoup de poids face à une seule image catastrophique. Parce que la puissance de l’image catastrophique est telle qu’on a l’impression que la réalité dans sa globalité est marquée du sceau de la catastrophe. Et donc, je m’interroge, dans tout mon travil, sur le rôle des images spatiales et particulièrement je me pose une question : à quoi sert aujourd’hui ce registre catastrophique de l’image ?

Sylvain Kahn : Si vous voulez bien juste donner, pour nos auditeurs, quelques exemples d'images ou de vecteurs d'images, auxquels vous pensez. Est-ce que ce des jeux vidéo, des films qui vous paraissent emblématiques ?

Michel Lussault : Il suffit de regarder un journal télévisé. Ces temps-ci c’est une autre catastrophe que les journaux télévisés nous abreuvent : la catastrophe boursière, mais là aussi d’ailleurs avec des images qui nous font peut-être perdre le sens commun et la raison. Mais lorsque la catastrophe boursière n’était pas là, il suffisait de regarder un journal où l’on parlait de l’ Irak pour voir la manière dont on mettait en scène Bagdad ou les villes irakiennes, était une manière toujours catastrophique comme s'il n’y avait pas d’autres solutions pour montrer Bagdad que montrer Bagdad dans le chaos de la guérilla et de la guerre. Or il y a des Bagdadis qui, quand même, vivent comme dans d’autres villes irakiennes. Nous pourrions également parler des images que nous avons tous vu concernant les tremblements terre en Chine où l'on s’est plu à montrer ces mégapoles chinoises multimillionnaires qui symbolisent un peu la puissance échevelée de la Chine à l’heure actuelle, la montée en puissance accélérée des villes chinoises. On a pris plaisir à nous montrer ces villes détruites, mis à bas ces immeubles s’effondrant comme des châteaux de cartes. Nous pourrions également parler de la mise en scène de la dramaturgie du cyclone Katrina en Louisiane qui a même conduit à l’occasion d’un cyclone récent à évacuer l’entièreté de la ville et à préfigurer par des reportages ce qu’allait être peut être la 2ème destruction de la ville. Donc il y a incontestablement là une sorte de récurrence ; mais nous pourrions aller au-delà, dans le domaine des films grands publics américains, on voit que très souvent la ville, cadre d’une action, est présentée sous des tours extrêmement sombres et pessimistes.

Sylvain Kahn : Vous pensez au Chevalier Noir par exemple (c'est Gotham City qui représente une sorte de ville archétypale).

Michel Lussault : Oui, le film récent qui, à la limite, est un exemple particulièrement abouti, mais on pourrait également parler de Sin City ou des choses comme cela ou des films de gangsters où finalement la ville devient une sorte de terrain de jeux de guérilla permanente entre les criminels et les policiers, ou encore ce film Tropa de elite [en français : Troupe d’élite, de José Padiha], film brésilien qui a eu un prix à Berlin, censé répondre à La cité de Dieu, qui est un film qui décrivait la vie dans les favelas sous l’angle d’une description de guérilla permanente.
Tropa de elite, c’est la manière dont les troupes militaires essayent d’éradiquer le crime. Et puis nous pourrions parler des jeux vidéos, et là si vous me lancez sur ce terrain je serais intarissable , nous pourrions parler du jeu qui connaît le plus de succès aujourd’hui, qui est joué par des dizaines de millions de personnes de tous âges , qui s’appelle Grand Theft Auto Four : GTA 4, jeu dont le seul unique but, finalement, est de tirer sur tout ce qui bouge et de détruire tout ce qui vous tombe sous la main. Vous avez un personnage qui a de vagues missions, mais en fait on comprend très vite que les missions du personnage, c’est de faire un peu ce qu’il veut et de s’enrichir ou de survivre. La bande annonce du jeu, qui est construite comme une bande annonce de film, fait dire à un des personnages "il faudra que tu comprennes qu’ici c’est la loi du plus fort qui règne". Et, à un autre moment, un autre dit : "si tu n’es pas d’accord avec nous tu es mort". Donc, finalement, ce jeu nous montre une forme ultime de guerre et nous arrivons là presque à une méditation philosophique, une forme ultime de guerre c’est-à-dire la guerre de chacun contre chacun, la guerre permanente de chaque individu en ville contre tous les autres individus qu’il peut rencontrer, qui auraient le mauvais goût de contredire son projet, même si ce projet n’est pas différent de celui que de détruire tout ce qu’il a sous la main. Voyez donc qu’on n’est pas en peine de trouver de très nombreux exemples.

Sylvain Kahn : Et ce dernier exemple que vous venez de développer, en quoi vous paraît-il caractéristique, indicateur de – pour employer un mot schématique – de la civilisation urbaine, plutôt que d’un autre type de réalité humaine et sociale ?

Michel Lussault :
Et bien, parce qu’il n’y a aucun jeu joué par plus de 25 millions de personnes qui fassent la même chose dans des rizières .Ou alors ce sont des jeux de guerre sur la guerre du Vietnam. C’est-à-dire qu’il n’y a pas de jeux qui puissent prendre le cadre rural comme support de telles démarches, c’est à dire qu’on a l’impression, quand on voit ce jeu, et vous savez qu’il faut toujours prêter une attention très sérieuse et très rigoureuse aux jeux. Depuis longtemps, on sait que le jeu est un très bon révélateur des sociétés humaines. Donc quand un jeu est joué par des dizaines de millions de personnes, quand un jeu est attendu comme cela dans sa quatrième version, quand un jeu suscite de telles vocations, de tels engouements, et même des addictions, comme on dit aujourd’hui, ce jeu n’est pas neutre, ce jeu révèle quelque chose, ce jeu là n’est pas sans raisons. Donc il montre bien que, dans une certaine mesure, il y a une culture sociale du moment qui fait de la ville ou de l’urbain, et d’ailleurs dans GTA 4 c’est une sorte d’urbain indifférencié, très stéréotypé, une sorte d’urbain sans limite, et bien qui fait de l’urbain le terrain par excellence de la violence permanente de chacun contre chacun, et de la violence permanente de chacun contre toutes choses. Et j’ai l’impression donc, que la catastrophe urbaine n’est pas descriptive d’une réalité, elle est moins descriptive d’une réalité sociale vécue par tous au jour le jour, qu’elle ne constitue, en quelque sorte, une image d’un modèle possible d’évolution pour l’urbain contemporain, à travers ces images, à travers ces discours.

Sylvain Kahn :
Un modèle au sens de modélisation ?

Michel Lussault :
Voilà, on nous dit et si la ville évoluait comme ça ? Et si cela était notre horizon ? C’est pour ça que je dis que, dans mon texte, on n’a pas l’impression un moment, que la seule chose qui fait aujourd’hui consensus chez beaucoup d’habitants de villes, qui se parlent de moins en moins, qui sont de plus en plus séparés par des barrières et des limites, la seule chose qui fait vraiment consensus, c’est qu'à coup sûr la catastrophe va advenir, et c’est çà moi qui m’intéresse. Pourquoi sommes-nous à ce point pessimistes sur l’évolution possible de la ville ? Pourquoi pensons-nous que l’horizon urbain, est celui de la catastrophe et de la destruction ? Quel travail politique pouvons-nous, nous géographes, devons-nous faire puisque, vous le savez, pour moi la géographie est fondamentalement une science politique, quel travail politique devons-nous faire pour faire en sorte que cette assurance de la catastrophe soit démentie par les faits ?

Sylvain Kahn :
Alors avant, si vous le voulez bien de poursuivre en répondant à cette question que vous soulevez : peut-on dire, selon vous, que cette représentation qu’on a de l’urbain que vous venez de décrire et d’analyser, y aurait-il une cause ? Comment l’expliquer ? Y aurait il, j’ai envie de dire, est-elle le produit d’un certain nombre d’intentionnalité ou est-ce un peu comme un hasard circonstanciel, qui fait que selon vous dans plusieurs endroits du monde, ça soit un élément de culture partagée ?

Michel Lussault :
Alors, un peu les deux, c’est-à-dire que incontestablement, pour que quelque chose existe avec tant de constance à l’échelle mondiale, dans tant de situations urbaines différentes, il faut qu’il y ait une culture partagée. Il n’y a pas une ville aujourd’hui, mais démentez-moi si vous avez l'idée que je dis est faux, il n’y a pas une ville, aujourd’hui qui soit marquée par les limites, les remparts, les murs, la vidéo-surveillance.

Sylvain Khan :
Ce n'est pas forcément nouveau les limites, les remparts.

Michel Lussault :
Cela n’est pas forcément nouveau, mais souvenez vous que même Michel Foucault pronostiquait, Gilles Deleuze encore plus après lui, que le passage d’une société disciplinaire donc d’une société d’enfermement à une société de contrôle allait être marqué par la disparition des limites physiques ou l’atténuation des limites physiques. Et que la société de contrôle allait plutôt être une société qui contrôle les individus grâce à une technologie de dématérialisation et de virtualisation par le numérique et l’informatique. Ca, Deleuze l’avait très bien vu. C’est un fait. Mais ce que n’avaient pas vu Deleuze et Foucault c’est que parallèlement l’enfermement physique non seulement revient, mais revient au triple galop. Au sein des villes américaines aujourd’hui (américaines au sein du continent américain, pas seulement des Etats-Unis), l’essentiel de la promotion immobilière, pour certains groupes sociaux en particulier, dans les classes moyennes, se fait sous forme de communauté fermée, qu’ils s’agissent d’immeubles de grandes hauteurs comme au Brésil ou qu’ils s’agissent de gated communities, de villas, de lotissements comme aux Etats-Unis. En France aujourd’hui, l’ensemble des promoteurs immobiliers insiste sur la sécurisation et la sûreté, les opérations d’habitat collectif qui se créent partout pour la classe moyenne supérieure sont tous désormais parées de grilles. Les sas, les portillons, tout cela revient au goût du jour, alors qu’une certaine modernité urbaine des années 70-80 avait plutôt joué la carte de l’ouverture, de la libération des espaces publics, le choix d’assumer la diversité et le cosmopolitisme.

Sylvain Khan :
Est-ce que vous pensez que l’on peut faire un lien entre ce constat, cette observation que vous venez de faire sur le compartimentage et, on va dire la ségrégation sociospatiale, notamment dans les banlieues, dans ce que l’on appelle les quartiers ?

Michel Lussault :
Je vais y venir, je crois qu'il y a quelque chose de cet ordre. Mais, je voulais juste terminer par d’autres manifestations de cette sorte d’obsession de sécuritaire, c’est-à-dire une obsession qui là vient plutôt de l’obsession de l’attentat, de prévenir l’attentat. Mais il est vrai que depuis le 11 septembre 2001 avec cet attentat-suicide spectaculaire, toutes les références en matière de protection ont été levées, puisqu’à partir du moment où un ennemi est capable de faire périr ses propres troupes, simplement pour détruire quelque chose qui ne pouvait pas être détruit autrement, et bien finalement l’obsession sécuritaire est destinée à être toujours plus forte, puisque rien ne peut protéger contre un attentat-suicide. Quand vous êtes à Paris aujourd’hui , à côté de l’ambassade des Etats-Unis ou de toutes les grandes ambassades, regardez toutes les chicanes, les blocs de béton, les barrières. Partout dans les quartiers officiels des grandes métropoles mondiales, on retrouve ce même principe de barrières, de chicanes, de gardes. Donc vous voyez, l’espace est marqué par l’angoisse de la catastrophe. Alors d’où cela vient il ? Je crois que c’est, comme toujours, multidimensionnel, multifactoriel. Cette culture partagée, elle vient incontestablement du fait qu'avec l’accentuation des mobilités liées à la mondialisation, aujourd’hui le cosmopolitisme urbain n’est plus simplement une idée mais un fait, c'est-à-dire la diversité sociale, la diversité ethnique, la diversité culturelle dans les villes, s’est renforcée. Et là on retrouve peut-être une intuition de Foucault à l’inverse, qui disait le jour où il n’y aurait plus de barrières, ça ne voudrait pas dire que les pouvoirs finalement ne seraient plus actif. Peut-être que la généralisation du cosmopolitisme pousse plutôt les individus à se protéger des autres. Il y a une sorte de résistance anthropologique à la diversité, qui est sans doute liée aussi au fait que cette diversité s’accompagne d’une accentuation des écarts sociaux entre les individus, et, quand vous faites juxtaposer dans un même ensemble urbain de grande échelle, des gens très riches qui ont des choses à perdre, et des gens très pauvres qui n’ont rien à perdre et tout à gagner, vous accentuez les tensions sur les biens, et vous accentuez donc la tentation de se remparer. Je pense aussi que la prise de conscience par les individus de la vulnérabilité planétaire ,c’est-à-dire la vulnérabilité environnementale, a un rôle très puissant depuis une dizaine d’années, parce qu’on voit aussi se développer l’angoisse du risque environnemental. Vous me direz, pour ne pas être angoissé, il faudrait vraiment avoir un optimisme béat, parce que dites donc qu’est ce qu’on entend sur le futur qu’on nous réserve et qu’on se réserve nous-mêmes.

Sylvain Kahn :
Et notamment pour les très grandes villes littorales.

Michel Lussault :
Donc cette sensibilité aussi a monté en puissance. Du côté des pouvoirs politiques, ce qui est intéressant c’est que les pouvoirs politiques ont très souvent démissionné par rapport à leur mission anthropologique si je puis dire, qui est de faire exister une société politique. Autour d'un certain nombre de grands principes. Les pouvoirs politiques se sont mis à aller dans le sens des peurs le plus souvent : peur sécuritaire, peur des risques, peur des attentats, peur de la différence culturelle. Regardez les actions politiques qui sont menées aujourd’hui, de moins en moins d’actions politiques sont menées dans le sens de l’ouverture des espaces, dans le sens de la libéralisation de la contrainte. Il y en a encore quelques-uns, mais très souvent on accompagne plutôt.

Sylvain Kahn :
Par exemple ?

Michel Lussault :
Par exemple à Lyon, l’aménagement des quais du Rhône est remarquable de ce point de vue là, parce que c’est un aménagement qui fait le pari que la diversité de la population lyonnaise va pouvoir se retrouver flânant au bord du Rhône. Et pour l’instant cela se passe très bien. Mais on avait pronostiqué des problèmes d’insécurité. On avait dissuadé les élus d’aller jusqu’au bout. On leur avait dit : vous allez faire coexister des gens qui ne peuvent pas vivre ensemble. Et quand le politique renonce à définir des règles du vivre ensemble qui ne soient pas fondées sur la séparation, et bien le politique trahit la confiance qu’on a en lui. Donc je pense que cela joue aussi incontestablement. Ce qui veut dire, pour répondre à votre question initiale, que cette évolution que je signale et qui peut sembler pessimiste à certains, cette évolution, on ne peut pas dire qu’elle est méta-intentionnelle, c’est-à-dire qu’on ne peut pas trouver un acteur qui voudrait que les villes évoluent comme cela, c’est plutôt une sorte d’auto-organisation. Tout converge pour faire que l’on est plutôt tendance à craindre la catastrophe, à se voir toujours en guerre, y compris en guerre contre ses voisins, y compris en guerre contre ses riverains. Et je suis peut-être très marqué par la lecture de Hobbes du Leviathan, cette description par Hobbes de la guerre de chacun contre chacun que je retrouve aujourd’hui dans certaines représentations, dans certaines images, dans certains discours où on a l’impression que finalement le milieu urbain est un milieu menaçant parce que l’autre, le voisin, celui qui apparemment est proche, est toujours prêt à vous trahir, à vous menacer, à vous dérober vos biens. Je crois que l’action politique doit lutter contre cela, autrement effectivemment la catastrophe pourra arriver.

Sylvain Kahn :
Juste d’un mot, cela vous paraît possible que l’action politique lutte contre ça ? Vous pensez que c’est oui la réponse ?

Michel Lussault :
La réponse est non, pas aujourd’hui, et en tout cas non pas avec les structures actuelles. J’en appelle très souvent à une sorte de renouveau total de la définition des cadres et des institutions politiques, de l’échelle locale à l’échelle mondiale. Je pense aujourd’hui que autant, comme les villes industrielles ont disparu devant l’urbain généralisé, et bien les systèmes politiques de gouvernement des villes qui ont été mis en place globalement au XIXème siècle et au XXème siècle sont épuisés, sont à bout de souffle et il faut en inventer d’autres. Les géographes sont là pour participer à cette invention.

Sylvain Kahn :
Et bien, écoutez, Michel Lussault, on compte sur les géographes. Merci beaucoup pour vos éclairages.


Ecoutez l'émission de radio en cliquant ici.
Je tenais à remercier discrètement la personne qui m'a aidée dans la prise de notes pour retranscrire toute l'émission.

Aucun commentaire: