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vendredi 24 octobre 2008

Lignes de fractures et fragmentations : "l'éclatement" de la ville dans la guerre


Les schémas et texte proposés ici ont été discutés, parmi d'autres, au cours du colloque "L'espace politique : concepts et échelles" tenu à l'Université de Reims du 2 au 4 avril 2008. L'objectif du colloque était de "brosser un tableau de l'ensemble des thématiques" de la géographie politique, avec des axes particuliers sur les questions de l'Etat, des frontières, du territoire, des acteurs, du pouvoir, de la démocratie, des flux, du milieu, de la villeet de l'épistémologie de la géographie politique, et ce à plusieurs échelles. A cette occasion, les discussions et remarques de quelques géographes m'ont été particulièrement précieuses : l'occasion de remercier ici Stéphane Rosière (professeur à l'Université de Reims), Marcel Bazin (pofesseur à l'Université de Reims), Liliane Barakat (professeur à l'Université Saint-Joseph à Beyrouth) et François Hulbert (professeur à l'Université de Metz).


La ville en guerre est un sujet de préoccupation prioritaire pour la géographie politique : les lignes de front, lignes de fracture et fragmentations urbaines redessinent la ville pendant une guerre, de sorte à créer non plus un espace commun aux habitants, mais une multitude de micro-territoires qui se juxtaposent et se recomposent selon une identité qui se construit en rejet d'un "Autre" identifié comme un ennemi. Les acteurs politiques se multiplient et tous luttent pour un contrôle du territoire : que ce soit le contrôle de l'ensemble de la ville pour les autorités qui tentent de rétablir leur souveraineté ou pour les forces militaires déployées dans le cadre d'un retour à la paix, ou des territoires beaucoup plus restreints que les groupes armés non conventionnels (du type milices) ou les groupes criminalisés (du type réseau criminel) tentent de s'approprier afin d'asseoir leurs trafics. Le jeu de ces différents acteurs politiques amènent les habitants d'une ville en guerre à reconsidérer leur espace de vie, à limiter leur espace pratiqué, à se déplacer pour se loger dans un quartier "sécurisé" en fonction de leur identité (le mécanisme d'une géographie de la peur entraîne un fort repli sur soi, un entre-soi communautaire, de plus en plus extrême au fur et à mesure que la guerre la guerre se prolonge). Les enjeux symboliques sont forts : des monuments, des places, des hauts-lieux de l'identité (culture, religion, ethnie, vivre ensemble...) peuvent prendre une importance démesurée : on se bat pour conserver ou pour détruire (on retrouve là l'idée de l'urbicide) ces géosymboles. C'est pourquoi, ces fragmentations sont à la fois un enjeu et une conséquence des actions des différents acteurs dans la ville en guerre. Enjeu parce que la volonté de séparer les communautés est un objectif prioritaire pour les groupes armés et les réseaux criminels. Cela maintient les divisions, galvanise les populations autour d'un discours politique extrêmiste et haineux, mais aussi maintient le chaos nécessaire à la survie de ces groupes qu'ils soient miliciens (dont l'existence se justifie par le degré de violence et de peur) ou criminels (pour qui le chaos permet de développer leurs activités). Conséquence parce qu'à travers ses stigmates laissés dans l'urbanisme, la désorganisation économique, la déstabilisation politique et la réorganisation sociopolitique dans des micro-territoires, la guerre se fixe dans l'urbanité de sorte à créer une "nouvelle" géographie politique dans chaque ville qu'elle touche.



Les territoires des combats : sacralisation de hauts-lieux et territoires de la violence

La géographie politique met en exergue une compréhension de l'organisation de l'espace de la guerre à travers le prisme d'une analyse point/ligne/zone/réseau. Les territoires de la violence, dans une guerre, ne sont pas seulement le fruit du hasard, de la confrontation entre deux groupes sur une ligne donnée. Ils se concentrent autour de points auxquels les combattants donnent une valeur particulière. Ces "hauts-lieux" ne sont pas seulement religieux, ils peuvent également être d'ordre politiques, idéologiques, ethniques, urbains (dans le sens d'une identité urbaine vécue par l'ensemble des habitants d'une ville)… mais ils représentent aux yeux des combattants un symbole de leur lutte, ce qui leur confèrent une haute valeur qui tend à les sacraliser. La lutte se fera plus acharnée pour la défense ou la destruction (on parle dès lors d'urbicide) de ses points, symboles de la division entre plusieurs groupes dans la ville en guerre. Autour de ces points, se "dressent" des lignes de front, véritables lignes de fractures entre deux ou plusieurs positions radicales prêtes à s'affronter par les armes. Ces lignes coupent la ville et la fragmentent en multiples micro-territoires contrôlés par les différents groupes armés en jeu dans la guerre. Ces micro-territoires sont néanmoins reliés en réseau : d'une part, un réseau se met en place entre les différents territoires aux mains d'un même groupe armé ; d'autre part, des réseaux temporaires et instables se dessinent au fur et à mesure des alliances qui se forment au cours du conflit. Ainsi, l'espace politique se divise en de nombreux micro-territoires aux relations complexes et mouvantes, de sorte que la ville se fragmente au fur et à mesure de la guerre.






Les territoires communautaires : un entre-soi extrême à l'échelle du quartier

Aujourd'hui, les groupes qui s'affrontent dans une ville sont de plus en plus intimement reliés à la recherche identitaire. Les lignes de fractures peuvent également être d'ordre idéologique et social. Néanmoins, il s'avère que les discours politiques utilisent de plus en plus la crise identitaire (ou même parfois ils la créent) de sorte à créer dans la ville une géographie de la peur. L'appropriation territoriale devient un objectif prioritaire afin de marginaliser "l'Autre" dans la ville ou dans un quartier. Créer des marges sociales et identitaires devient un objectif des combattants. On entre dans la logique de ce que Stéphane Rosière appelle la "géographie inhumaine, c'est-à-dire d'une géographie qui prenne en compte la face négative de l' « aménagement » du territoire" (Stéphane Rosière, 2006, Le nettoyage ethnique. Terreur et peuplement, Ellipses, collection Carrefours, Les Dossiers, Paris, p. 459). Cette théorie, développée dans le cadre du nettoyage ethnique, peut être élargie à de nombreuses problématiques de la ville en guerre : les actions miliciennes cherchent à fragmenter la ville afin d'obtenir le contrôle d'un territoire-cible et de marginaliser, voire de "nettoyer" le micro-territoire approprié par tous les moyens. Par conséquent, la répartition de la population se modifie rapidement pendant la guerre : suivant la logique de la peur, les communautés (ou les groupes identifiés comme tels par les discours politiques attisant la haine) tendent à se regrouper dans de micro-territoires sous le contrôle d'un groupe armé défendant leurs intérêts. La géographie de la peur crée de nombreux flux au sein de la ville de sorte qu'une homogénéisation se crée à l'échelle des quartiers, selon la logique de l'entre-soi. L'exemple de Sarajevo est, à ce titre, très démonstratif d'une ville multiculturelle se divisant au cours de la guerre jusqu'à s'homogénéiser depuis la fin de la guerre.




Les micro-territoires : l'émergence de lignes de fractures à l'intérieur des quartiers-territoires

L'analyse se complique lorsque l'on fixe son regard sur l'intérieur de ces quartiers communautaires, que la géographe Elisabeth Dorier-Apprill nomme, à juste titre, "quartiers-territoires", montrant ainsi combien l'appropriation spatiale et identitaire du quartier est au coeur de la lutte entre les groupes armés. "Pour le milicien, la ville s'arrête à la frontière de son quartier" (Elisabeth Dorier-Apprill, dans Vies citadines, sous la direction d'Elisabeth Dorier-Apprill et de Philippe Gervais-Lambony, Belin, collection Mappemonde, Paris, 2007, p. 113). Mais ce quartier constitue également un intérieur qu'il faut analyser. Si la ville dans son ensemble voit la remise en cause du concept de centralité avec la destruction de nombreux centres-villes, objectifs stratégiques (centre de décision et de commandement) et symboliques (hauts-lieux du pouvoir et de l'identité) dans la guerre, les quartiers-territoires se réorganisent en des sortes de "micro-villes" avec une centralité et une périphérie. A l'intérieur du quartier, des logiques de déplacement et des stratégies de survie réorganisent le fonctionnement social et politique : les périphéries du quartier communautaire tenu par les miliciens constituent des lignes de front tenues et protégées contre les volontés expansionnistes des miliciens des autres quartiers-territoires. Ce sont donc des zones dangereuses où s'installent les déplacés, ceux qui appartiennent à la comunauté et ont, par un processus de peur et une volonté de sécurisation, quitté leurs lieux d'habitation pour venir se réfugier dans un quartier où ils seraient non plus la minorité persécutée, mais appartiendraient à la majorité sous protection de la milice. Ces périphéries étant vidées de leurs populations les plus riches, qui s'installent dans le centre du quartier-territoire, à distance des lignes de front, se paupérisent ainsi. Une nouvelle géographie sociale s'installe ansi dans le quartier communautaire selon une logique riches/pauvres, pour faire simple. De même, à l'intérieur de ce quartier, la logique de peur instaure des lignes de fractures politiques : appartenir à la communauté majoritaire ne signifie pas pour autant être totalement sous la protection des milices. Les habitants les plus modérés, prônant pour une réconciliation des populations, se voient ainsi marginalisés, face aux militants les plus actifs qui bénéficient de privilèges (notamment en termes de protection, mais également en termes d'accès à l'alimentation, aux soins médicaux...) de la part de la milice. Ainsi, le quartier-territoire n'est pas un espace totalement homogène : à l'intérieur des territoires communautaires homogénéisés, se dessinent, au fur et à mesure que la guerre se prolonge, des lignes de fractures sociales et politiques.





Ce ne sont là que quelques pistes de réflexion, mais qui montrent, je l'espère, la complexité des conséquences de la territorialisation par la violence dans la ville :

  • Les territoires des combats : sacralisation de hauts-lieux et territorialisation de la violence
  • Les quartiers-territoires : un entre-soi communautaire poussé à l'extrême, un repli sur soi à l'échelle du quartier
  • A l'intérieur des quartiers-territoires : des inégalités socio-spatiales et des divisions politiques qui réorganisent le quartier selon un schéma centre/périphérie qui est le reflet des stratégies de survie et d'une géographie du danger au coeur du quartier

Pour conclure, je citerai (une fois de plus !) les travaux de Michel Lussault sur les représentations de l'assurance de la catastrophe dans les villes, les représentations d'une "ville-monstre" fatalement porteuse de problèmes insolubles et de violences, et son idée de "ville vulnérable" : "Toutes ces images catastrophiques installent une manière de voir la ville qui devient de plus en plus légitime. Mais ces vues sombres portées sur l'urbain, les alertes constantes de mise en péril, les pronostics de ruine et de destruction, les métaphores guerrières, tout cela se lit dans les controverses sur l'urbain. L'urbain mondial accumule une grande puissance et une plus grande fragilité qui se marque par une plus grande vulnérabilité, autrement dit la probabilité de connaître un dysfonctionnement majeur. A mesure que l'urbanisation progresse, la vulnérabilité des organisations urbaines s'accroît. Cette vulnérabilité est protéiforme : économique, sociale, environnementale. Elle se manifeste particulièrement lors des grands épisodes de crise. [...] La guerre urbaine, les émeutes, les violences intercommunautaires, les pathologies infectieuses, la pollution, la malnutrition, tout cela procède de cette même fragilité." (Michel Lussault, "L'assurance de la catastrophe", La GéoGraphie, n°4, automne 2008, p. 23). On pourrait ajouter que ces images, ces représentations sont manipulées par les acteurs en jeu dans la guerre urbaine, afin d'accroître le sentiment d'insécurité et de peur, et ainsi galvaniser les foules pour des discours extrêmistes rejetant la responsabilité de la vulnérabilité urbaine sur la présence de l' "Autre", que cet "Autre" soit défini sur des critères identitaires, politiques et/ou sociaux. Les réalités et les images ont donc un poids respectif très lourd dans cette efficacité géographique de la guerre.


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