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mercredi 10 juillet 2013

La guerre, la ville et l'économie (2)

Suite à la présentation de la communication "La ville, la guerre et l'économie" (voir la présentation power-point) lors du colloque Guerre et économie (organisé par le Club Participation & Progrès, l'Alliance géostratégique et l'Ecole de Guerre Economique le 1er juillet 2011 à l'Ecole militaire, Paris), voici le texte paru dans l'ouvrage Guerre et économie : de l'économie de guerre à la guerre économique, qui réunit les actes de ce colloque.

Lire l'avant-propos et découvrir le sommaire de l'ouvrage.



Premières lignes du chapitres :

« La guerre, la ville et l’économie » est un titre qui fait un « clin d’œil » au célèbre ouvrage de Jean-Louis Dufour : La guerre, la ville et le soldat. Questionner le lien entre guerre et économie au prisme du cas particulier des villes en guerre permet de procéder à un changement d’échelles : si de nombreux travaux analysent les liens entre guerre et économie à l’échelle de l’Etat qui finance la guerre (en particulier dans le cas des opérations extérieures menées par des Etats engagés au nom de leur Etat ou dans des coalitions, notamment onusiennes ou otaniennes), ou à l’échelle des entreprises impliquées dans l’effort de guerre ou à l’échelle mondiale (pour notamment mettre en exergue les rapports de pouvoir entre les différents Etats), cet article se propose de présenter les conséquences de la guerre sur l’économie urbaine à l’échelle locale.  S’appuyer sur une approche géographique permet de compléter les approches économiques et juridiques, dans la mesure où elle met en exergue les impacts des destructions et d’une géographie de la peur qui se construit dans la ville et tend à faire disparaître l’urbanité, c’est- à-dire le vivre-la-ville, celle-ci étant alors conçue comme un lieu d’échanges, de rencontres et de proximités. 

On distinguera trois types d’interrelations entre guerre et économie dans la ville en guerre. Tout d’abord, les destructions dans la ville provoquent des dysfonctionnements urbains très lourds : il s’agit là de questionner l’économie urbaine dans la guerre, c’est-à-dire la manière dont l’économie urbaine est affectée par la géographie des combats, qui dessine des zones- refuges et des zones-cibles, produisant une injustice spatiale profondément ancrée dans la ville. De plus, il est nécessaire de questionner le financement de la guerre au prisme de ces spatialités : la violence produit des fragmentations urbaines, qui sont (ré)activées, créées, apaisées ou renforcées par les acteurs de l’économie urbaine de guerre. Ainsi, l’échelle de la ville ne peut suffire à comprendre tous les enjeux des liens guerre/économie : on s’attachera, à l’échelle du quartier, à montrer l’émergence de quartiers-territoires comme producteurs de plusieurs économies fragmentées dans la ville, qui mettent à mal le processus de pacification dans l’immédiat après-guerre. Enfin, la question de la reconstruction permet de dépasser le temps des combats, et de questionner l’économie urbaine en guerre, dans la mesure où celle-ci reste affectée, voire « formatée », par les conflictualités qui persistent dans la ville.

Distinguer économie urbaine dans la guerre, économie urbaine de guerre et économie urbaine en guerre, consiste à mettre en avant les spatialités et les temporalités des acteurs et des habitants dans les villes en guerre : comment la géographie des combats s’ancre dans le (dys)fonctionnement économique de la ville au point d’être un enjeu prioritaire des processus de réconciliation et de pacification dans l’immédiat après-guerre ? On postule, dans cet article, que les tensions sociales de l’immédiat avant-guerre, de la guerre et de l’immédiat après-guerre sont des facteurs aggravants, utilisés et déformés par les acteurs de la guerre, des conflictualités qui déchirent les villes en guerre.

Cliquez sur l'image pour accéder à l'article


Références complètes : Tratnjek, Bénédicte, 2013, "La guerre, la ville et l'économie", dans Kempf, Olivier (dir.), Guerre et économie : de l'économie de guerre à la guerre économique, L'Harmattan, collection Défense, Paris, pp. 93-121.

Ce document a été déposé en ligne sur le site des archives ouvertes Hal : http://halshs.archives-ouvertes.fr/SHS/halshs-00843045/fr/
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samedi 27 décembre 2008

Les camps dans la région d'Abéché (2) : la militarisation de la ville


Revenons sur cette idée d' "encampement" dans la ville d'Abéché et sa région environnante, affectée indirectement par les tensions géopolitiques internes et externes. L'anthropologue Michel Agier a montré combien les camps de réfugiés étaient des espaces construits dans l'urgence dans lesquels s'organisait une vie urbaine d'un type particulier, définie par l'enclavement de ses habitants ("De nouvelles villes : les camps de réfugiés. Eléments d'ethnologie urbaine", Annales de la recherche urbaine, n°91, pp. 128-136) et des espaces "mouvants" : "avec les déplacements de population, les espaces de frontière et les camps forment une réalité mouvante dans l'espace, mais aussi « liquide » dans sa substance - au sens où le sociologue Zygmunt Bauman parle d'une « modernité liquide », instable et incertaine, dans le monde d'aujourd'hui (Zgymunt Bauman, Liquid Modernity, Cambridge, Polity Press, 2002). Camps et zones de frontière sont exemplaires jusqu'à l'excès de cette liquidité, voire d'une certaine « plasticité » si l'on s'en tient au sens strict de la matière qui prévaut dans l'édification des camps : tentes, bâches, cuves, etc., faites de toiles plastifiées. Ce sont des espaces de la mobilité" (Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Flammarion, collection Bibliothèque des savoirs, Paris, 2008). Les camps de réfugiés sont des espaces clos construits dans l'urgence avec une "durée de vie" initialement limitée (certains s'ancrent dans la durée, comme l'a montré le géographe Mohamed Kamel Doraï dans sa thèse intitulée Les réfugiés palestiniens au Liban. Une géographie de l'exil, CNRS Editions, collection Moyen-Orient, Paris, 2006, 256 pages). Mobilité des camps et confinement de leurs populations sont donc 2 caractéristiques de ces espaces politiques d'un type particulier.


Avec l'intervention d'armées extérieures, les camps militaires répondent de problématiques spatiales similaires, bien que leurs objectifs politiques soient très différents. Tout d'abord, leur implantation modifie profondément les logiques territoriales et les équilibres sociaux aux alentours. De plus, ce sont des "espaces-forteresses" pour les habitants, des enclaves dans lesquelles le seuil ne peut être franchi que par les personnes autorisées. Le seuil devient alors une séparation, une discontinuité spatiale transformée en véritable barrière infranchissable pour les locaux, tandis que ce même seuil est un passage pour les militaires. Ces espaces sont totalement appropriés au point d'échapper à la souveraineté locale. La problématique ouverture/fermeture est donc primordiale pour comprendre cet encampement. Enfin, on constate une différence notable entre les différentes localisations et temporalités des missions militaires quant à l'enclavement des militaires eux-mêmes. Certains camps sont ainsi établis au coeur des zones dangereuses et instables. D'autres sont volontairement éloignés des zones de combats, soit pour être des bases arrières (soutien logistique et humain), soit pour permettre un désengagement progressif (la souveraineté - représentée par les pouvoirs policiers et militaires - est ainsi rendue aux autorités locales qui reprennent en charge la protection du territoire et des populations). La forme, la localisation et l'organisation de ces différents camps changent en fonction de leurs objectifs. Les militaires peuvent ainsi s'approprier une zone autour d'un haut-lieu de la violence pour installer un check-point : Les infrastructures pré-existantes sont alors utilisées afin de servir la mission de protection et d'anticipation sur les violences. Par contre, la plus grande partie des militaires sera logé dans un camp militaire construit pour l'occasion (construction ex-nihilo) ou transformé (réappropriation d'infrastructures, le plus souvent publiques, tels que les casernes, mais aussi des établissements scolaires abondonnés, des hôpitaux délaissés...). Quelque soit l'étendue et l'objectif de ces différents territoires militaires, ils ont pour point commun d'être conçus comme des territoires clos. Seuls les militaires et les personnes autorisées peuvent y pénétrer. Par contre, les militaires (à l'inverse de la population des camps de réfugiés) sont amenés à sortir du camp. Leurs espaces pratiqués relèvent tout d'abord d'une mise en réseau entre les différents territoires militaires. Mais également, les militaires peuvent mettre en place (en fonction des objectifs déterminés dans le mandat pour chaque mission) un quadrillage sécuritaire de l'espace, et ce à partir des camps militaires, qui constituent ainsi des centralités dans l'espace pratiqué par les militaires extérieurs venus intervenir sur un théâtre d'opérations.




Le camp des étoiles à Abéché

Il s'agit du plus grand camp militaire de l'EUFOR Tchad / RCA (République Centrafricaine). Une telle implantation n'est pas sans conséquences pour la ville d'Abéché qui a déjà vu l'afflux des humanitaires ces dernières années : "la guerre qui oppose depuis 2003 des mouvements rebelles du Darfour à l'armée soudanaise et à des milices arabes a provoqué l'afflux dans l'est du Tchad de 200 000 réfugiés hébergés dans douze camps. Abéché est devenu en quelques mois le centre d'une opération humanitaire d'envergure : une trentaine d'ONG et d'agences de l'ONU y emploient 3 200 Tchadiens (selon le Haut-Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés en mai 2005). L'immigration dans la ville entraîne une forte inflation et des difficultés de logement pour les plus modestes" (Johanne Favre, "Abéché, porte de l'Orient", Atlas du Tchad, Les Editions Jeune Afrique, collection Atlas de l'Afrique, Paris, 2006, pp. 54-55). La présence massive d'une force militaire étrangère participe des mêmes phénomènes. Premier principe : l'appropriation exclusive d'un espace dans lequel les autorités locales perdent toute souveraineté. En effet, le camp militaire relève d'une appropriation à la fois spatiale et juridique. Mais également, cette présence a des conséquences économiques et sociales sur l'ensemble de la ville d'Abéché. Si les infrastructures urbaines influencent l'isntallation des militaires dans les villes où ils interviennent (selon la mission attribuée aux militaires, les camps sont installés en prenant en compte les différents éléments de la structure urbaine : espaces "vides" / espaces "pleins" ; présence de zones dangereuses, de zones à protéger, de zones sans intérêt stratégique...), la présence des militaires ont, en retour, une action sur le milieu urbain. D'une part, la vie quotidienne des habitants aux alentours des camps est rythmée par cette présence : certains sont employés dans les camps (cuisine, ménage, entretien des infrastructures...) et possèdent ainsi un niveau de vie réhaussé. D'autres profitent de la présence des militaires comme d'un marché de consommateurs à fort pouvoir d'achat (comme le montrent les photographies du marché organisé autour du camp des étoiles à Abéché, sur le blog d'Isabelle Bal consacré au Tchad). Cette présence modèle ainsi les quartiers alentours en leur offrant des emplois et un marché de consommateurs qui créent une économie temporaire fort appréciée dans les quartiers populaires, surtout au vu des difficultés persistantes dans la ville d'Abéché. Si le camp militaire est un espace approprié par une souveraineté étrangère, il n'en reste pas moins une infrastructure de et dans la ville d'Abéché qui se traduit par un remodelage de l'économie micro-local. Néanmoins, le statut temporaire et mouvant de tels camps ne permet pas aux quartiers concernés de développer une réelle économie de substitution durable et efficace au moment du démentèlement des cemps militaires (on retrouve là des problématiques qui sont également évoquées dans les débats concernant la nouvelle carte militaire et la fermeture de sites militaires en France et les impacts pour les municipalités concernées, notamment en termes économiques, avec le départ d'un marché de consommateurs et une communauté de citoyens très important). Fin septembre 2008, on dénombre ainsi 1 300 soldats au camp des étoiles. Néanmoins, la présence des militaires n'est pas acceptée avec facilité par la population locale. D'une part, la présence des militaires ne bénéficie qu'à une partie de la population (d'un point de vue économique) ; d'autre part, les militaires ne sont pas un marché aussi prometteur que les populations locales auraient pu l'espérer. L' "encampement", s'il n'est pas aussi extrême que celui des habitants des camps de réfugiés, pose ici des limites : les militaires sont assignés d'une mission qui maintient une distance très nette entre la vie locale et leur propre vie. Les apports économiques de cette présence sont donc limités (la nourriture des ordinaires, par exemple, provient en très grande partie des pays "fourniseurs" en militaires), mais suffisamment conséquents pour modifier la perception des habitants des alentours très proches.









Reportage L'EUFOR dans le bourbier tchadien (France 24 - 12 mars 2008)






Les milices dans la ville

La militarisation de la ville d'Abéché se traduit également par la présence de groupes armés locaux. L'année 2008 a été marquée par les violences internes au Tchad. Les milices qui défient l'autorité étatique s'ancrent dans les espaces périphériques du Tchad. L'Est du Tchad est une région particulièrement instable, puisque cette région sert de zone-refuge pour les rebellions. La déstabilisation de la région est donc le fruit de la convergence entre des tensions internes (groupes armés) et les conséquences des tensions externes (réfugiés provenant du Darfour voisin). Cette militarisation procède d'un double mouvement : l'arrivée et le déploiement d'une force armée extérieure, et la militarisation de partis politiques ou de communautés à l'intérieur du pays. Dès 1965, des rebellions se sont organisées dans les périphéries du Tchad, remettant en cause la souveraineté du pouvoir central. Plusieurs épisodes de violences déchirent le pays depuis cette date (1965, 1979-1982, 1984, 1992-1993, 1997-2002, avril 2006, février 2008).

L'année 2008 a été particulièrement troublée dans l'Est du Tchad, touché par les violences miliciennes, notamment en février 2008 et en juin 2008. La proximité de la frontière avec le Soudan fait d'Abéché à la fois une ville-refuge et une ville-cible. Une ville-refuge pour les rebelles provenant du Darfour voisin et pour les populations provenant des zones rurales touchées par les violences des rebellions tchadiennes. Elle est une ville-cible à plusieurs titres : tout d'abord, parce que par sa localisation, elle se retrouve au coeur d'une zone-tampon entre le Soudan et le Tchad. De plus, parce qu'elle est l'objet des convoitises des rebelles internes, en tant que symbole local de l'Etat dans l'Est du Tchad (par la présence d'administrations qui sont autant de géosymboles du pouvoir étatique dont la souveraineté est remise en cause par les rebelles). Enfin, par la médiatisation de cette ville et des événements qui s'y déroulent : communauté internationale, humanitaires, journalistes... tous se retrouvent à Abéché de sorte qu'ils rendent la ville "visible". Il est donc important, pour faire passer un message politique et/ou psychologique par le biais des images, de prendre en compte la présence des internationaux à Abéché.

Ainsi, trois sortes de forces armées se retrouvent à Abéché, point stratégique pour le contrôle disputé de l'Est du Tchad : les forces internationales, les formes armées régulières et les forces miliciennes. Sans que les combats ne se déroulent dans la ville, celle-ci, par sa localisation et par ses symboles, entre directement dans la guerre et dans la guérilla, dans la mesure où elle est transformée par l'arrivée de populations nouvelles (réfugiées et militaires) et par son passage de "ville ordinaire" à "géosymbole médiatique".

dimanche 16 novembre 2008

Les camps dans la région d'Abéché (1) : la territorialisation des réfugiés



Olivier Kempf, dans son blog Etudes Géopolitiques Européennes et Atlantiques, propose un article très intéressant sur le cas d'Abéché, une ville-refuge du centre-Est du Tchad. Ville-refuge, car comme le définit Olivier Kempf, "il s'agit de la ville dont le fonctionnement est altéré par la guerre environnante, même si elle ne souffre pas directement de méfaits de la guerre". Le cas est d'autant plus intéressant que la ville est ici affectée à la fois par les tensions internes et par une guerre qui se déroule au-delà des frontières étatiques. L'afflux de populations réfugiés provenant du darfour voisin dans des camps, territoires construits dans l'urgence, entraîne des modifications du peuplement dans l'ensemble de la région. Olivier Kempf le montre : une accélération de l'exode rural, une arrivée massive d'acteurs extérieurs dans une "ville-vitrine" ("avec un peu d'ironie, on évoquera l'arme des ONG : il y aurait 46 ONG en ville ! Le processus est connu, et dû à la logique de fonctionnement économico-médiatique de cette catégorie : pour faire son travail, il faut des fonds, qu'on rassemble à coup de publicité, qu'on justifie en allant dans les endroits les plus emblématiques. Achébé a vu passer Georges Clooney et l'Arche de Zoé, une ONG sérieuse doit donc avoir un bureau à Achébé"). Mais également, "ville militarisée" : ces tensions se traduisent par la militarisation de la ville. Les camps militaires font apparaître de nouvelles formes de territorialisation, mais également de nouvelles formes de pouvoir dans la ville d'Achébé, spécifiques aux contingences militaires. De plus, la région d'Ouaddaï est une région d'accueil de très nombreux réfugiés soudanais. Comme le rappelle Olivier Kempf, "Achébé est la grande ville de l'est du Tchad. C'est la région limitrophe du Darfour soudanais [...] Le Ouaddaï accueille tout d'abord de nombreux réfugiés et déplacés provoqués par la crise du Darfour, agglutinés dans des camps le long de la frontière". L'arrivée d'acteurs extérieurs dans la ville d'Abéché ou à proximité de la ville a donc des conséquences avec l'apparition de nouvelles formes d'autorités, et entretient de nouvelles rivalités de pouvoir dans le contrôle et l'appropriation de l'espace. La démonstration d'Olivier Kempf montre bien les bouleversements de la géographie sociale dans cette ville. il en conlut que "c'est une certaine économie de guerre qui bouleverse la ville. La ville ne fait pas la guerre, mais elle est « en » guerre". Même si la guerre n'est pas dans la ville, elle peut la transformer par des conséquences indirectes.




Un camp de réfugiés au sud d'Abéché


Yann Arthus-Bertrand a monté une exposition pédagogique en ligne sur "Le développement durable, pourquoi ?" à partir de ces photographies. Parmi celles-ci, la thématique "Etre réfugié" est illustrée par une photographie d'un camp de réfugiés soudanais de Goz Amer, à 217 km au Sud d'Achébé. Ce camp de réfugiés a été ouvert en avril 2004 par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) pour accueillir les réfugiés venant du Darfour voisin. Le camp de réfugiés est un espace construit dans l'urgence, qui se définit par une appropriation spatiale extrême, une forme de marginalisation temporaire qui peut s'ancrer dans le long terme, et un espace politique qui amène de nouvelles rivalités de pouvoir. L'anthropologue Michel Agier analyse ainsi les camps de réfugiés comme "à la fois l’emblème de cette condition sociale formée par le tandem guerre/humanitaire, et le lieu où elle se construit de la manière la plus élaborée, comme une vie maintenue à distance du monde social et politique ordinaire" ("De nouvelles villes : les camps de réfugiés. Eléments d'ethnologie urbaine", Annales de la recherche urbaine, n°91, p. 129). Ce nouveau territoire implanté modifie profondément l'organisation des territoires environnants. D'une part, les habitants des zones rurales aux alentours des camps de réfugiés bénéficient d'une implantation urbaine, qui leur permet d'écouler leurs marchandises vivrières. Il s'agit en effet d'un nouveau marché avec une population démunie, qui ne sort pas des camps et qui sont autant de bouches à nourrir. Si les populations sont démunies, la présence des ONG permet de faire vivre ce marché vivrier, et ainsi se développe une économie "artificielle" (car temporaire, mais souvent porteuse de profondes modifications dans l'organisation des réseaux de distribution : les paysans se tournent plus aisément vers les camps de réfugiés du fait du fort pouvoir d'achat des ONG, et délaissent ainsi leurs marchés urbains "traditionnels"). De plus, s'instaure une réelle concurrence pour le territoire entre les paysans et l'installation du camp de réfugiés. Ce dernier "grignote" de l'espace, les zones dédiées à une agriculture peu productive en sont réduites. Au final, des tensions naissent entre des réfugiés qui bénéficient d'une aide humanitaire d'autant plus conséquente qu'elle sera médiatisée, tandis que la situation des ruraux ou des urbains vivant à proximité de ces camps se détériore (partage du territoire, partage des produits vivriers). Olivier Kempf le démontre clairement : "et l'on constate que dans les camps, les gens se plaisent. Ils sont même peut-être dans une situation plus favorable que le paysan qui travaille alentours : ils sont nourris, ils reçoivent de l'eau, des soins, une alphabétisation. Certes, ils ne sont plus chez eux mais ils peuvent considérer que leur confort a augmenté". La présence des humanitaires dans les villes aux alentours du ou des camps de réfugiés modifie également la géographie sociale et culturelle. Ces acteurs extérieurs ont un mode de vie différent des urbains locaux (habitudes alimentaires, utilisation de véhicules, conditions de logements...) et un pouvoir d'achat nettement supérieur (qui réhausse les prix dans la ville lorsque les organisations humanitaires sont très nombreuses). Olivier Kempf montre combien l'exemple d'Achébé, ville-vitrine, est, à ce titre, illustratif. D'autre part, les camps de réfugiés recréent une véritable vie urbaine, avec des services de base (alimentation, eau, soins médicaux). Ces espaces clos sont organisés et socialisés par les ONG. Virginie Tallio (doctorante en ethnologie et en anthropologie sociale à l'EHESS) le montre à propos du camp de Nkondo en République Démocratique du Congo : "les agences humanitaires internationales, que ce soit les institutions onusiennes ou les O.N.G., ont donc modelé un espace et créé des catégories spécifiques afin de gérer les camps et d'assurer à la population la satisfaction de ses besoins vitaux. Mais les contraintes des programmes des agences humanitaires sont contournées par les réfugiés. Ainsi, leur mise en place contribue à faire jaillir des formes de socialisation et de politisation dans la gestion de la vie biologique. Ce constat dessine une nouvelle piste de recherche, celle de l'émergence d'une forme de pouvoir particulière à cet espace. Celui-ci, aux vues du contexte dans lequel s'effectue l'intervention humanitaire dans les camps de réfugiés, s'assimile à la « bio-politique », dans le sens foucaldien du terme [cf. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1987], mais n'en reste pas moins caractéristique d'un espace où les sujets deviennent acteurs" (Virginie Tallio, "L'humanitaire comme producteur de territoire. L'exemple dy camp de Nkondo ouvert aux réfugiés angolais en R.D.C.", Bulletin de l'Association de Géographes Français, n°2006-1, mars 2006, pp. 39-49). Le camp devient un espace politique particulier, dans lequel des règles se fondent autour de l'enfermement des habitants. Pas de rencontre donc entre l'espace habité par les locaux et l'espace approprié par les réfugiés, mais des incidences de ce dernier sur les équilibres territoriaux, sociaux et politiques qui pré-existaient à l'installation du ou des camps.



Camps de réfugiés soudanais de Bredjing près de la frontière soudanienne
Tchad (13°28’ N - 21°42’ E) - Yann Arthus-Bertrand
"
Le Soudan, géant africain aux neuf frontières, n’a connu que 11 ans de paix depuis son
indépendance en 1955. La guerre civile trouve son origine dans l’opposition entre un Nord dominant, arabe et musulman et un Sud noir-africain, chrétien et animiste. Depuis 2003, le conflit s’est durci dans la région du Darfour au sud-ouest du pays, où les milices arabes Janjaweed armées par le gouvernement, ont poussé sur les routes plus d’1 million de personnes en une seule année. Près de 200 000 sont réfugiées au Tchad, dans des camps dont la capacité d’accueil est parfois dépassée, comme ici à Bredjing. Aujourd’hui, les guerres civiles sont beaucoup plus fréquentes que les conflits entre nations. Depuis 1990, 55 des 59 conflits enregistrés dans le monde se sont produits à l'intérieur même d'un pays, impliquant ainsi directement la population civile. Plus de 2 millions d'enfants ont été tués au cours de ces combats et 20 millions déplacés. Villages incendiés, pillages, viols, meurtres et destruction systématique des moyens de subsistance... Les populations sont d’autant plus démunies face à ces violences qu’elles émanent de leur propre gouvernement."

Source : site de Yann Arthus-Bertrand.


Quelques lectures sur le Tchad :


  • Géraud Magrin, "Tchad 2008. Géographie d'une guerre ordinaire", Echogéo, rubrique Sur le vif 2008, mis en ligne le 13 mai 2008.
  • Johanne Favre, "Marginalité de l'Etat et violences sociales au Far Est (Tchad oriental)", Bulletin de l'Association de Géographes Français, n°2007-3, septembre 2007, pp. 357-365.
  • Gérard-François Dumont, "Géopolitique et populations au Tchad", Outre-Terre, n°20, 2007/3.
  • Le blog d'Isabelle Bal (18e Régiment des Transmissions) consacré au Tchad et à la mission Epervier.




Quelques lectures sur les camps de réfugiés :


Quelques lectures sur l'action humanitaire et les liens avec l'action militaire :

La géographie de la ville en guerre vue par Olivier Kempf


Avec son aimable autorisation, je reproduis ici les billets d'Olivier Kempf, publiés sur son blog
Etudes Géopolitiques Européennes et Atlantiques, sur la géopolitique urbaine et la géographie de la ville en guerre.




Géopolitique urbaine (publié le 23 octobre 2008)

"Nous apprenons qu'en 2008, la population du monde vient de passer le seuil des cinquante pour cent de citadins. La moitié de la population est donc urbaine. Voir ici.

Cela aura bien sûr des conséquences géopolitiques. Géopolitiques et non pas stratégiques, même si le combat urbain devient un élément central de la réflexion tactique.
De même, la réflexion sur la géographie de la ville en guerre apportera des éléments importants au sujet, même si cela demeure à la marge : en effet, la ville en guerre n'existe qu'une fois le conflit déclenché. La ville est alors un enjeu, voire un théâtre des opérations, mais non de la motivation politique qui a conduit au déclenchement des opérations.

Cette réflexion tactique n'es pas mon propos ici, dans ce blog géopolitique. Car si la moitié de la population habite dans les villes, cela a des effets importants sur l'organisation du territoire (objet classique d'étude géographique). Or, la géopolitique s'intéresse aux rivalités de puissance sur les territoires et leurs populations. La modification du territoire entraîne mécaniquement la modification de la géopolitique.

Le rapport au territoire changeant, les déterminants de la géopolitique évoluent en conséquence.
Comment ? je ne le sais pas encore. Mais poser la question, identifier les mutations permet de déterminer un champ d'étude. J'espère que la "géographie de la ville en guerre" (voir blog ici) s'intéressera aussi à cet aspect là des choses, et nous aidera à développer ce nouveau segment de la géopolitique contemporaine.

J'essayerai, un jour prochain, d'illustrer par un exemple cette nouvelle voie.
"





"
J'évoquai il y a quelques temps la nécessité d'une géopolitique urbaine (ici). Voici une contribution qui fera, je l'espère, le lien entre cette géopolitique urbaine et la géographie de la ville en guerre (voir blog).


1/ Penser une ville en guerre amène immédiatement à l'esprit des images d'immeubles détruits, de gravats dans les rues, de destructions urbaines : Beyrouth, Grozny, Sarajevo en sont les exemples les plus médiatisés.

La ville en guerre peut aussi relever d'une vie urbaine bouleversée, par des barrages militaires et des cloisonnements de quartier : Bagdad en est l'exemple le plus récent, et Kaboul en prend le chemin.

Dernier exemple, la ville divisée : Berlin autrefois, Mitroviça aujourd'hui montrent des murs coupant les villes en deux.

Est-ce tout ? n'y a-t-il que ces trois cas ?

J'aimerais évoquer ici un cas moins visible mais qui me paraît relever de cette catégorie de la « ville en guerre », il s'agit de la ville dont le fonctionnement est altéré par la guerre environnante, même si elle ne souffre pas directement des méfaits de la guerre. Et je me servirai d'Abéché, au Tchad, comme illustration de cette nouvelle catégorie.


2/ Nul immeuble détruit, point de barrage, aucun mur de séparation ne sont visibles à Achébé. Car malgré tous les rezzous partis de l'ouest du Soudan voisin en direction de N'Djamena, aucun n'a pris directement la ville pour cible. Elle n'a pas connu de combats.

Mais Achébé est la grande ville de l'est du Tchad. C'est la région limitrophe du Darfour soudanais (voir mon billet sur les frères jumeaux tchado-soudanais). Et cette région du Ouaddaï est affectée de plusieurs façons par la crise et par la guerre latente qui se déroule alentours.
  • Le Ouaddaï accueille tout d'abord de nombreux réfugiés et déplacés provoqués par la crise du Darfour, agglutinés dans des camps le long de la frontière.
  • Le Ouaddaï est également la région frontalière où l'armée tchadienne garde les confins et s'apprête à contrer un éventuel rezzou des opposants au président Déby, opposants qui sont installés du côté soudanais de la frontière.
  • Enfin, le Ouaddaï est la région qui accueille un mouvement rebelle soudanais, celui qui a lui-même lancé un gigantesque rezzou contre Khartoum (voir ici).

Trois raisons qui militarisent la région et donc sa capitale, Abéché.


3/ La première conséquence de cette militarisation est une présence militaire multiforme.

Il s'agit tout d'abord des forces tchadiennes, qui utilisent la ville comme plate-forme régionale. Surtout, la valeur stratégique d'Achébé tient à son aéroport, le seul de la région dont la longue piste est goudronnée. Est-ce un hasard si on y observe certains des moyens aériens (hélicoptères lourds, Pilatus) que le gouvernement a acheté récemment ? La présence d'unités tchadiennes affecte la vie de la cité, car ces unités viennent d'autres régions du Tchad, et ne se comportent pas toujours avec la délicatesse voulue.

Mais l'armée, c'est aussi l'opération Epervier, installée dans un camp jouxtant l'aéroport ; c'est l'EUFOR, installée au Camps des étoiles, de l'autre côté de la piste. C'est enfin la MINURCAT, mission onusienne qui commence à monter en gamme et dont le PC avant se trouve, lui aussi, à Achébé. Autant de troupes ou d'observateurs qui circulent en jeep, en camions, en blindés, qui utilisent des hélicoptères ou des avions, qui aménagent des camps, font des patrouilles et des convois. Sans parler du retentissement sur l'économie locale, qu'il s'agisse d'achats et d'approvisionnements ou de sous-traitances diverses (constructions, services,...).

Avec un peu d'ironie, on évoquera l'armée des ONG : il y aurait 46 ONG en ville ! Le processus est connu, et dû à la logique de fonctionnement économico-médiatique de cette catégorie : pour faire son travail, il faut des fonds, qu'on rassemble à coup de publicité, qu'on justifie en allant dans les endroits les plus emblématiques. Achébé a vu passer Georges Clooney et l'Arche de Zoé, une ONG sérieuse doit donc avoir un bureau à Abéché. Riches, les ONG ont besoin de grands locaux, elles utilisent des 4x4, engagent des chauffeurs et des employés.


4/ La ville est alors bouleversée. Il y a dix ans, on comptait quatre voitures à Abéché. Il est aujourd'hui impossible de circuler entre les véhicules de l'ANT, ceux des militaires occidentaux, ceux des ONG, sans les incroyables triporteurs et autres motos chinoises. On dit même qu'un garage, non loin du centre, assemble des pick-up de combat pour un mouvement rebelle, plus au nord.


5/ La population a suivi. Elle comptait 40 000 habitants il y a huit ans, on estime aujourd'hui à 200 000 le nombre d'Abéchois. Une partie de la population s'enrichit, quand l'autre n'arrive pas à suivre l'augmentation des prix. On assiste alors à une nouvelle géographie sociale de la ville. Les pauvres ne peuvent plus venir en ville, et partent dans les villages alentours. Les étudiants, qui arrivaient à trouver en février une chambre pour 5 000 CFA, se voient aujourd'hui demander 35 000 CFA. Dans le même temps, l'observateur constate la construction de « villas » dans les banlieues « aisées ». On pardonnera les guillemets quand on comprendra que la villa est constituée d'un mur de mauvaises briques qui entoure un bout de terrain où s'élève une habitation, en briques elle aussi, d'une ou deux pièces. Mais cette villa est le signe d'une aisance nouvelle.


6/ Cette géographie est donc bouleversée par une augmentation radicale des prix. Si le salaire moyen des Tchadiens était de 35 000 CFA, un conducteur d'ONG peut recevoir 180 000 CFA. Une concession (ces « propriétés » en ville) coûtait 600 000 CFA en février, il faut débourser 2 000 000 CFA aujourd'hui pour en louer une. Il y a trois ans, le poulet coûtait 800 CFA, 1 200 en février : il se négocie aujourd'hui à 4 500 CFA.

Le gramme d'or valait 10 000 CFA en février, il vaut 150 000 aujourd'hui. Sur la même période, le gramme d'argent est passé de 200 CFA à 500 CFA. Un tour de chameau valait 1500 CFA il y a trois ans. Il se négocie à 10 000 aujourd'hui !

Ce boom économique se voit dans les constructions : il y a même un immeuble à trois étages qui est en train de se construire !


7/ La question de la sécurité est devenue centrale à Achébé.

Car d'une part, l'action occidentale (EUFOR, ONU, ONG) vise à apporter une sécurité accrue aux populations aidées. Et l'on constate que dans les camps, les gens se plaisent. Ils sont même peut-être dans une situation plus favorable que le paysan qui travaille alentours : ils sont nourris, ils reçoivent de l'eau, des soins, une alphabétisation. Certes, ils ne sont plus chez eux mais ils peuvent considérer que leur confort a augmenté.

D'autre part, l'action occidentale arrive avec ses moyens et ses standards. Le bouleversement est économique, et social. L'équilibre antérieur est rompu, autant que par la guerre environnante.

Ce bouleversement provoque un brassage de populations : militaires tchadiens ou expatriés d'autres pays, villageois attirés par le mirage de la ville ou parentèle convergeant vers la fièvre de l'or, toute une foule interlope s'assemble ici.


8/ La géographie de la ville se modifie en profondeur, et surtout à grande vitesse. Car c'est dans ce dernier caractère, au fond, que l'on peut parler d'une ville en guerre : à cause de la brusquerie des changements opérés, et dont la cause tient au conflit dans la région, et à l'intrusion de nombreux « extérieurs », venus du Tchad, d'Afrique ou du reste du monde : exogènes par rapport à des indigènes, en rendant à ce mot son premier sens débarrassé de sa coloration raciste.

Ce brutal mélange de deux populations rompt un équilibre humain préexistant. La géographie humaine de la ville s'en trouve bouleversée, mais aussi son organisation humaine.

C'est une certaine économie de guerre qui bouleverse la ville. La ville ne fait pas la guerre, elle est « en » guerre.
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Auteur : Olivier Kempf.