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Les milices dans la ville
La militarisation de la ville d'Abéché se traduit également par la présence de groupes armés locaux. L'année 2008 a été marquée par les violences internes au Tchad. Les milices qui défient l'autorité étatique s'ancrent dans les espaces périphériques du Tchad. L'Est du Tchad est une région particulièrement instable, puisque cette région sert de zone-refuge pour les rebellions. La déstabilisation de la région est donc le fruit de la convergence entre des tensions internes (groupes armés) et les conséquences des tensions externes (réfugiés provenant du Darfour voisin). Cette militarisation procède d'un double mouvement : l'arrivée et le déploiement d'une force armée extérieure, et la militarisation de partis politiques ou de communautés à l'intérieur du pays. Dès 1965, des rebellions se sont organisées dans les périphéries du Tchad, remettant en cause la souveraineté du pouvoir central. Plusieurs épisodes de violences déchirent le pays depuis cette date (1965, 1979-1982, 1984, 1992-1993, 1997-2002, avril 2006, février 2008).
L'année 2008 a été particulièrement troublée dans l'Est du Tchad, touché par les violences miliciennes, notamment en février 2008 et en juin 2008. La proximité de la frontière avec le Soudan fait d'Abéché à la fois une ville-refuge et une ville-cible. Une ville-refuge pour les rebelles provenant du Darfour voisin et pour les populations provenant des zones rurales touchées par les violences des rebellions tchadiennes. Elle est une ville-cible à plusieurs titres : tout d'abord, parce que par sa localisation, elle se retrouve au coeur d'une zone-tampon entre le Soudan et le Tchad. De plus, parce qu'elle est l'objet des convoitises des rebelles internes, en tant que symbole local de l'Etat dans l'Est du Tchad (par la présence d'administrations qui sont autant de géosymboles du pouvoir étatique dont la souveraineté est remise en cause par les rebelles). Enfin, par la médiatisation de cette ville et des événements qui s'y déroulent : communauté internationale, humanitaires, journalistes... tous se retrouvent à Abéché de sorte qu'ils rendent la ville "visible". Il est donc important, pour faire passer un message politique et/ou psychologique par le biais des images, de prendre en compte la présence des internationaux à Abéché.
Ainsi, trois sortes de forces armées se retrouvent à Abéché, point stratégique pour le contrôle disputé de l'Est du Tchad : les forces internationales, les formes armées régulières et les forces miliciennes. Sans que les combats ne se déroulent dans la ville, celle-ci, par sa localisation et par ses symboles, entre directement dans la guerre et dans la guérilla, dans la mesure où elle est transformée par l'arrivée de populations nouvelles (réfugiées et militaires) et par son passage de "ville ordinaire" à "géosymbole médiatique".
Trois raisons qui militarisent la région et donc sa capitale, Abéché.
3/ La première conséquence de cette militarisation est une présence militaire multiforme.
Il s'agit tout d'abord des forces tchadiennes, qui utilisent la ville comme plate-forme régionale. Surtout, la valeur stratégique d'Achébé tient à son aéroport, le seul de la région dont la longue piste est goudronnée. Est-ce un hasard si on y observe certains des moyens aériens (hélicoptères lourds, Pilatus) que le gouvernement a acheté récemment ? La présence d'unités tchadiennes affecte la vie de la cité, car ces unités viennent d'autres régions du Tchad, et ne se comportent pas toujours avec la délicatesse voulue.
Mais l'armée, c'est aussi l'opération Epervier, installée dans un camp jouxtant l'aéroport ; c'est l'EUFOR, installée au Camps des étoiles, de l'autre côté de la piste. C'est enfin la MINURCAT, mission onusienne qui commence à monter en gamme et dont le PC avant se trouve, lui aussi, à Achébé. Autant de troupes ou d'observateurs qui circulent en jeep, en camions, en blindés, qui utilisent des hélicoptères ou des avions, qui aménagent des camps, font des patrouilles et des convois. Sans parler du retentissement sur l'économie locale, qu'il s'agisse d'achats et d'approvisionnements ou de sous-traitances diverses (constructions, services,...).
Avec un peu d'ironie, on évoquera l'armée des ONG : il y aurait 46 ONG en ville ! Le processus est connu, et dû à la logique de fonctionnement économico-médiatique de cette catégorie : pour faire son travail, il faut des fonds, qu'on rassemble à coup de publicité, qu'on justifie en allant dans les endroits les plus emblématiques. Achébé a vu passer Georges Clooney et l'Arche de Zoé, une ONG sérieuse doit donc avoir un bureau à Abéché. Riches, les ONG ont besoin de grands locaux, elles utilisent des 4x4, engagent des chauffeurs et des employés.
4/ La ville est alors bouleversée. Il y a dix ans, on comptait quatre voitures à Abéché. Il est aujourd'hui impossible de circuler entre les véhicules de l'ANT, ceux des militaires occidentaux, ceux des ONG, sans les incroyables triporteurs et autres motos chinoises. On dit même qu'un garage, non loin du centre, assemble des pick-up de combat pour un mouvement rebelle, plus au nord.
5/ La population a suivi. Elle comptait 40 000 habitants il y a huit ans, on estime aujourd'hui à 200 000 le nombre d'Abéchois. Une partie de la population s'enrichit, quand l'autre n'arrive pas à suivre l'augmentation des prix. On assiste alors à une nouvelle géographie sociale de la ville. Les pauvres ne peuvent plus venir en ville, et partent dans les villages alentours. Les étudiants, qui arrivaient à trouver en février une chambre pour 5 000 CFA, se voient aujourd'hui demander 35 000 CFA. Dans le même temps, l'observateur constate la construction de « villas » dans les banlieues « aisées ». On pardonnera les guillemets quand on comprendra que la villa est constituée d'un mur de mauvaises briques qui entoure un bout de terrain où s'élève une habitation, en briques elle aussi, d'une ou deux pièces. Mais cette villa est le signe d'une aisance nouvelle.
6/ Cette géographie est donc bouleversée par une augmentation radicale des prix. Si le salaire moyen des Tchadiens était de 35 000 CFA, un conducteur d'ONG peut recevoir 180 000 CFA. Une concession (ces « propriétés » en ville) coûtait 600 000 CFA en février, il faut débourser 2 000 000 CFA aujourd'hui pour en louer une. Il y a trois ans, le poulet coûtait 800 CFA, 1 200 en février : il se négocie aujourd'hui à 4 500 CFA.
Le gramme d'or valait 10 000 CFA en février, il vaut 150 000 aujourd'hui. Sur la même période, le gramme d'argent est passé de 200 CFA à 500 CFA. Un tour de chameau valait 1500 CFA il y a trois ans. Il se négocie à 10 000 aujourd'hui !
Ce boom économique se voit dans les constructions : il y a même un immeuble à trois étages qui est en train de se construire !
7/ La question de la sécurité est devenue centrale à Achébé.
Car d'une part, l'action occidentale (EUFOR, ONU, ONG) vise à apporter une sécurité accrue aux populations aidées. Et l'on constate que dans les camps, les gens se plaisent. Ils sont même peut-être dans une situation plus favorable que le paysan qui travaille alentours : ils sont nourris, ils reçoivent de l'eau, des soins, une alphabétisation. Certes, ils ne sont plus chez eux mais ils peuvent considérer que leur confort a augmenté.
D'autre part, l'action occidentale arrive avec ses moyens et ses standards. Le bouleversement est économique, et social. L'équilibre antérieur est rompu, autant que par la guerre environnante.
Ce bouleversement provoque un brassage de populations : militaires tchadiens ou expatriés d'autres pays, villageois attirés par le mirage de la ville ou parentèle convergeant vers la fièvre de l'or, toute une foule interlope s'assemble ici.
8/ La géographie de la ville se modifie en profondeur, et surtout à grande vitesse. Car c'est dans ce dernier caractère, au fond, que l'on peut parler d'une ville en guerre : à cause de la brusquerie des changements opérés, et dont la cause tient au conflit dans la région, et à l'intrusion de nombreux « extérieurs », venus du Tchad, d'Afrique ou du reste du monde : exogènes par rapport à des indigènes, en rendant à ce mot son premier sens débarrassé de sa coloration raciste.
Ce brutal mélange de deux populations rompt un équilibre humain préexistant. La géographie humaine de la ville s'en trouve bouleversée, mais aussi son organisation humaine.
C'est une certaine économie de guerre qui bouleverse la ville. La ville ne fait pas la guerre, elle est « en » guerre."