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dimanche 26 octobre 2008

Espaces des combattants et espaces militaires à Mitrovica (2) : la démarche en géographie militaire


La démarche en géographie militaire


La géographie militaire analyse les espaces militaires et les espaces du militaire. Comme l'écrit Philippe Boulanger, "reposant sur des critères physiques et humains, la géographie à des fins militaires se veut à la fois théorique et appliquée. Elle est théorique en contribuant à l'élaboration des doctrines tactiques et stratégiques. Elle participe à mieux maîtriser les milieux naturels, à appréhender les mutations du monde contemporain, à optimiser les actions défensives ou offensives. En outre, sa finalité consiste aussi à une application directe car l'influence de la géographie sur le terrain ou le théâtre d'opérations se vérifie à chaque instant. La géographie militaire tend à favoriser le soutien des forces et l'action militaire sous toutes ses formes" (Philippe Boulanger, 2006, Géographie militaire, Ellipses, collection Carrefours Les Dossiers, Paris, p. 371). On peut alors relier les différentes modalités de la pensée militaire à différentes échelles prises en compte dans l'analyse géographique. Pour faire simple, la géostratégie analyse les "grands" espaces, les mutations de l'espace mondial et les relations entre les pays. Une "géo-opérationnelle" (si vous me permettez ce néologisme) consisterait, elle, en l'analyse des théâtres d'opérations, à l'échelle du pays ou de la zone d'intervention : "le théâtre d'opérations renvoie à une mission stratégique unique visant la destruction des forces adverses" (Philippe Boulanger, op. cit., p. 213). Enfin, une "géo-tactique" analyserait les divers atouts et contraintes pour l'intervention à l'échelle locale, impliquant directement les unités déployées. On se situe là à l'échelle du terrain, c'est-à-dire dans l'espace du combattant.




Opérations aériennes et géographie militaire

Les espaces du militaire évoluent en fonction des temporalités de l'action, des modalités de l'intervention, et des transformations de l'espace des combattant. En effet, le déploiement et l'appropriation de l'espace urbain ne se pensent pas de la même manière en fonction du type de mandat et de ses objectifs. Dans la ville de Mitrovica, on distingue ainsi plusieurs temporalités dans l'action militaire : le temps des bombardements aériens et du renseignement, le temps du déploiement terrestre et de la sécurisation de la ville, et le temps du maintien de la paix et du retrait progressif des troupes. La stratégie du tout-aèrien qui a prévalu dans l'opération "Force alliée" en 1999 a nécessité une cartographie particulière de la ville, divisée en zones protégées et zones-cibles. La ville de Mitrovica était ainsi un verrou, au coeur des voies de communications reliant la Serbie et l'aire de peuplement serbe au Nord du Kosovo, à l'aire de peuplement albanais au Sud du Kosovo. De plus, il existait au Nord de la ville une caserne militaire serbe, point central du déploiement des forces serbes dans la province (le Kosovo était alors une province de la Serbie, qui avait perdu son statut d'autonomie, suite à l'état d'urgence décrété par le Président de la Serbie Slobodan Milosevic). Néanmoins, la ville abritait des zones résidentielles, notamment autour de la caserne serbe. De plus, le complexe industrialo-minier de Trepca était obsolète et contenait des substances dangereuses. Le zonage d'une ville lors d'opérations militaires aériennes se pense donc selon des zones de priorité stratégique et des zones à risque. De même, les axes de communication reliant la Serbie à la ville de Mitrovica et ainsi au reste du Kosovo, ont été, bien évidemment, déterminés comme des objectifs stratégiques. Seulement, sur ces axes, des flux massifs de déplacés se croisaient : les Albanais du Nord du Kosovo rejoignaient ainsi l'aire de peuplement majoritairement albanaise, au Sud de la rivière Ibar ; tandis que les Serbes quittaient la ville de Mitrovica pour les zones rurales de l'extrême-Nord, ou plus majoritairement pour trouver refuge en Serbie. Les forces militaires serbes se mêlaient à ces mouvements de foule, et ainsi contrecarraient tout bombardement aérien lors de leurs déplacements. En définitive, l'opération "Force alliée" est considérée comme une réussite politique (avec la signature des Accords de Rambouillet mettant fin à la guerre du Kosovo), mais un échec militaire (les forces militaires serbes ayant été "libres" de leurs mouvements, et le "nettoyage ethnique" suspecté s'étant amplifié).




Interventions terrestres et géographie militaire

L'intervention terrestre se divise en 3 temporalités, en fonction des objectifs des différentes missions. 1er temps : le renseignement. Quelques unités spécialisées (forces spéciales principalement) ont été déployées à Mitrovica avant le déploiement plus massif lié à l'opération d'imposition et de maintien de la paix. Les renseignements ne cherchent pas à contrôler les espaces, mais à fournir des informations géographiques (tan d'un point de vue urbanistique et physique, mais surtout et avant tout humain) pour préparer au mieux ce futur déploiement. Il s'agit tout à la fois de comprendre les espaces des combattants et les représentations qu'en ont les populations civiles, afin d'établir un diagnostic permettant d'adapter l'outil militaire aux spécificités de la ville en guerre. Paul-David Régnier fait ainsi remarquer les bienfaits du rapporchement entre géographie militaire et renseignement militaire : "la menace, qu'elle que soit la forme qu'elle prend, s'inscrit d'abord dans un espace multidimensionnel (physique mais aussi social, économique, culturel, symbolique, politique) et qui doit être envisagé à différentes échelles (approche multiscalaire) d'où elle tire une grande partie de sa force, de sa forme, de son potentiel, de sa logique vitale. Analyser ces rapports complexes et incroyablement enchevêtrées relève de la géographie militaire mais fait appel à l'ensemble des connaissances et des informations issues du renseignement, sans quoi la géographie militaire ne serait qu'une description de cartes topographiques, description bien inutile puisque le discours cartographique la livre à qui sait le décrypter. La géographie militaire, en combinant l'étude des espaces et des lieux et la façon dont les hommes les utilisent, participe à l'effort de renseignement dont la finalité est avant tout de comprendre, d'interpréter et, parfois, d'anticiper" (Paul-David Régnier, 2008, Dictionnaire de géographie militaire, CNRS Editions, Paris, p. 197). Les hommes du COS (Commandement des Opérations Spéciales) ont ainsi eu pour mission d'identifier les territoires de la violence et les territoires miliciens au Kosovo, ainsi que de recueillir des informations sur les divisions existant dans la population civile, les tensions entre les communautés et les "récupérations" politiques qui peuvent être faites auprès des plus démunis, dans des discours attisant la haine. Le territoire urbain est alors conçu comme un ensemble de micro-territoires différenciés dont il faut identifier le besoin tactique : les points de tension, les hauts-lieux identitaires et/ou politiques, les "zones grises" sont alors identifiées. La cartographie de la ville selon les nouvelles territorialisations par la violence permet ainsi, à un niveau stratégique, d'envisager le déploiement adapté des troupes terrestres. Celles-ci ont un objectif autre : il ne s'agit plus de "repérage", mais de contrôle territorial.


Les militaires se déployant dans la ville de Mitrovica se sont ainsi appropriés certaines parties de la ville. Le double centre-ville a été ainsi identifé comme le principal noyau des tensions, centralisées sur le pont ouest. L'appropriation militaire est à la fois spatiale (par l'installation de check-points aux entrées des 2 ponts, par exemple), juridique (par l'installation dans des maisons, des bâtiments officiels...), économique (par l'emploi de personnels locaux comme interprètes, ou pour le fonctionnement de l'Economat des Armées - sorte de "cantine", tout comme par la consommation - en nourriture et en boissons - lors des quartiers libres, qui crée une économie temporaire et fragile dans la ville : on a vu ainsi la multiplication des cafés à Mitrovica au moment où les militaires français étaient nombreux à être postés dans la ville même de Mitrovica ; mais cette économie ne fut pas durable, beaucoup de cafés devant fermer lors des procédures de retrait progressif des troupes vers l'extérieur de la ville, notamment pour le camp de Novo Selo, à mi-chemin entre Mitrovica et Pristina) et psychologique (la sécurisation de la ville appartenant à des militaires de la communauté internationale, cette appropriation est donc celle d'acteurs extérieurs à la ville). La mise en place du dispositif sécuritaire correspond donc à l'identification préalable des particularités géographiques de la ville de Mitrovica, avec l'installation de check-points et le positionnement d'unités aux points de tension, une installation massive des unités en périphérie (afin de ne pas faire ressentir la force armée comme une force occupante mais une force "stabilisatrice") et le déploiement d'un maillage sécuritaire mouvant (avec le quadrillage de la ville par les troupes à pied).


Ce déploiement a ensuite été "allégé" pour que l'imposition de la paix laisse place au maintien de la paix. Ainsi, le retrait progressif des troupes terrestres dans la ville de Mitrovica correspond à un objectif stratégique différent de celui de l'imposition de la paix. L'appropriation spatiale se fait plus "discrète" dans la ville de Mitrovica. Nénamoins, les espaces du militaire ont une géographie mouvante, démontrant ainsi l'adaptation de l'outil militaire aux différentes périodes de tension. Les violences de mars 2001 ou celles de mars 2004 dans la ville de Mitrovica montrent que le dispositif militaire s'adapte : la réappropriation du pont ouest est ainsi une priorité à la fois tactique et stratégique pour le rétablissement de l'ordre. La prise en compte des représentations que les habitants se font des territoires de l' "Autre", des territoires miliciens et des territoires de la violence est une nécessité pour adapter l'outil militaire aux besoins réels de la population, afin d'éviter sa manipulation et sa "galvanisation" autour de discours politiques extrêmistes. Mais ces éléments ne sont pas statiques : par exemple, les implantations des groupes armés dans la ville de Mitrovica se sont adpatées au dispositif militaire de la KFOR. L'appropriation par les militaires français des alentours du pont ouest n'a pas aboli les logiques d'appropriation territoriale des groupes armés, mais les a diffusé dans un espace moins "perceptible". En effet, les milices - qu'elles soient serbes au Nord de l'Ibar ou albanaises au Sud - optent ainsi pour des opérations de guérilla urbaine, que le géographe Michel Lussault définit comme "un processus à la fois formalisé, et en même temps durable, de harcèlement d’un ennemi territorial, mais qui pour être guérilla doit avoir un aspect de clandestinité relative" ("Guérillas urbaines", compte-rendu du Café géo du 3 octobre 2008). Cette clandestinité dans la préparation des opérations de guérilla urbaine est un frein et une contrainte forte au bon accomplissement de l'imposition et du maintien de la paix. Les espaces des groupes armés et les espaces du militaire interagissent donc les uns sur les autres. La brutalité et l'extrême violence de la guerre et de la guérilla urbaines peuvent ainsi être analysées à travers la géographie militaire, et l'appropriation spatiale par les différents acteurs.



Nota bene : Ces commentaires sont issus des réflexions menées dans mes 2 mémoires de maîtrise et de DEA qui analysaient les interactions entre les opérations militaires (et leurs diverses temporalités) et les particularités des villes ex-yougoslaves (Mitrovica dans le cas du mémoire de maîtrise, et la comparaison entre Mitrovica et Sarajevo dans le cadre du DEA). Les documents (cartes et schémas) ici présentés sont extraits de ces mémoires.


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