Voici un extrait du livre de Michel Sivignon Les Balkans : une géopolitique de la violence (Belin, collection Mappemonde, Paris, 208 pages) sur les frontières urbaines dans les pays de l’ex-Yougoslavie, qui est particulièrement illustratif de l’inscription spatiale des lignes de fracture entre les communautés et des impacts sur les recompositions territoriales en cours. "La frontière est aussi dans les têtes".
Voir également la note de lecture publié sur le site des Cafés géo. "Aux portes de l’Europe riche, s’est jouée il y a quelques années une guerre aujourd’hui oubliée et dont il ne reste que des stigmates. Les Balkans sont devenus une sorte de « terra incognitae » dans l’imaginaire collectif de l’opinion publique européenne. Pourtant, cette aire régionale soulève de nombreux défis dans la construction européenne. Le dernier ouvrage de synthèse consacré aux Balkans datait de 1994 (Georges Prévélakis, 1994, Les Balkans, Nathan, collection Géographie d’aujourd’hui, Paris, 192 p). Depuis, des ouvrages d’histoire et de relations internationales ont été publiés sur les Balkans, les guerres qui ont déchiré cette région et les enjeux actuels de l’instabilité de cette région, mais bien peu de géographie." Lire la suite.
Les frontières urbaines
"Les guerres yougoslaves ont pris la forme de luttes urbaines. Le contrôle des villes a été un enjeu militaire et politique très important. L’exemple le plus connu et le plus violent est celui de la lutte pour Sarajevo, matérialisé par le siège mis par les Serbes d’un centre-ville habité en majorité par des Musulmans. Ce siège a duré trois ans. Mais il n’est pas le seul. Durant le conflit de Croatie, il y eut le siège de Vukovar et celui de Dubrovnik et pendant la guerre de Bosnie, la bataille de Mostar entre Croates et Bosniaques.
En outre, dans certains cas, il n’y eut pas de conflit ouvert ou déclaré mais une sorte de préparation à d’éventuels affrontements futurs : certaines villes sont ou ont été des lignes de front telles Mitrovica au Kosovo et Tetovo en Macédoine.
Il s’agit de villes multiethniques, avec des quartiers ethniquement homogènes et des quartiers mixtes, et avec un centre-ville qui est toujours un enjeu de grande valeur. Ainsi à Mostar, ville principale de l’Herzégovine et à ce titre revendiquée à la fois par les Croates et par les Musulmans. Mostar est une ville qui de longue date était divisée en un centre historique et touristique de population musulmane et des quartiers de la rive occidentale de la Neretva, avec leur propre centre-ville de population croate. Les affrontements entre Croates et Musulmans, pour la maîtrise de la ville ont abouti à la destruction par l’artillerie d’une grande partie du centre et de son quartier ancien et du pont qui en était le symbole. Depuis, le pont aussi bien que les bâtiments du centre ancien ont été reconstruits. Mais de très vastes bâtiments de l'époque austro-hongroise, à finalité administrative ou militaire, restent détruits avec leurs façades béantes, et les ruraux ont afflué. Aujourd'hui, la ville est majoritairement croate, mais le centre historique est musulman ou si l'on préfère bosniaque. En outre, la population a totalement changé : on estime que 60 % de l'ancienne population est partie : les Serbes, entre autres, ont quitté la ville.
Sarajevo se place dans la même catégorie que Mostar. Elle était une ville multi-ethnique, avec une majorité relative de Musulmans (49,2 %), une forte minorité serbe (29,8 %), une population dite "yougoslave" qui témoignait des mélanges et en particulier des mariages mixtes (10,7 %). Les Croates ne représentaient que 6,6 %. Or le siège de trois ans et demi, les bombardements d'artillerie, les tirs de snipers et les violences diverses qui l'ont accompagné et qui aboutissent vraisemblablement à 10.000 morts, ont eu pour conséquence le départ de la quasi-totalité de la populaion serbe. On estime que 10.000 Serbes restent dans la ville, alors qu'on en comptait 157.000 au recensement de 1991. Sarajevo, dont on avait voulu faire un symbole d'une Bosnie multi-ethnique, est devenue très majoritairement musulmane (environ 85 %). Cette transformation est le résultat du départ des Serbes et de la disparition de la catégorie "yougoslave", mais surtout de l'afflux de musulmans venus des campagnes où ils ont été chassés par les opérations de purification ethnique ; les vieux Sarajéviens se plaignent, indépendamment de leur appartenance communautaire, de la disparition des civilités urbaines, due à l'afflux de ruraux mal dégrossis. La frontière entre entités laisse du côté de la Fédération [croato-bosniaque] la totalité du centre et la plus grande partie des faubourgs, sans compter l'aérodrome et la gare ferroviaire. Mais la ligne rase de près la ville laissant les faubourgs méridionaux tels que Lukavica ou Grlica du côté de la Republika Srpska. Même si les taxis ou voitures particulières franchissent sans encombre la ligne, les deux entités fonctionnent très largement de manière autonome. Les divers accords conclus entre les deux entités sous l'égide du Haut Représentant de l'ONU prévoient le retour des réfugiés dans leurs habitations antérieures. Dans les faits ces retours s'effectuent de façon limitée, parce que les habitations sont occupées et qu'on craint la discrimination en matière de logements, de travail, de santé, et souvent de façon provisoire, le temps de vendre ses biens.
En outre, Sarajevo est une étrange capitale. Elle est la capitale fédérale mais les affaires communes sont limitées au minimum : affaires étrangères, monnaie, transports internationaux. L'unification de la police pose de redoutables problèmes et les transports sont loin d'être coordonnés : par exemple les bus pour Belgrade partent de la partie serbe et d'elle seule. Le chemin de fer ne relie plus Sarajevo à Belgrade. Les liaisons avec Belgrade sont seulement aériennes.
D'autres villes n'ont heureusement pas eu à subir les bombardements. Mais la ségrégation ethnique est à l'oeuvre.
Mitrovica, au Kosovo est typique de cette situation [Bénédicte Tratnjek, "Le nettoyage ethnique à Mitrovica : interprétation géographique d'un double déplacement forcé", Bulletin de l'Association de géographes français, 2006-4]. Elle est située dans la vallée de l'Ibar, à la limite du Kosovo serbe au nord et du Kosovo albanais au sud. Sa population approcherait 80.000 habitants. La majorité de la population est albanaise et les Albanais dans leur majorité habitent le sud de la ville, au sud du coude de l'Ibar. Les Albanais seraient un peu plus de 60.000. Au nord et à l'ouest de l'Ibar s'étendent les quartiers serbes (20.000 personnes). La division n'exclut pas la présence d'un quartier serbe isolé au milieu des Albanais et inversement.
Un quartier albanais de quelques tours est inclus dans le quartier serbe du nord : la force d'interposition leur a construit une passerelle pour les désenclaver. Cette simple opération exprime l'état de tension entre les deux communautés. Les transports urbains sont assurés par deux compagnies différentes qui ne franchissent pas la limite. Cette limite n'a bien entendu aucun statut officiel [Bénédicte Tratnjek, "La répartition des communautés dans la ville de Mitrovica, reflet du déchirement ethnique dans le Kosovo actuel", L'ex-Yougoslavie, dix ans après Dayton, Paris, L'Harmattan, 2005]. Elle est symbolique des oppositions entre Serbes et Albanais au moment où le Kosovo vient de déclarer son indépendance. Elle traduit les conséquences de deux décennies de luttes qui ont culminé en 1998-1999 au moment où Milosevic a entrepris de vider le Kosovo de sa population albanaise.
A Tetovo, en Macédoine, la situation n'est pas loin de rappeler celle de Mitrovica [François Bourvic, "La ville de Tetovo (Macédoine), entre conflit ethnique et crise économique", L'ex-Yougoslavie, dix ans après Dayton, Paris, L'Harmattan, 2005]. Ici les tensions ethniques entre Albanais et Slaves macédoniens se sont en principe apaisés depuis les affrontements de 2001. Elles restent en fait fort vives. Là encore des signes paysagers qui disent les appartenances ethniques se sont de plus en plus marqués : slogans politiques, usage de l'alphabet cyrillique du côté macédonien, de l'alphabet latin du côté albanais, mais aussi manière différente de considérer l'extérieur : murets fermés autour des maisons albanaises, jardins ouverts du côté macédonien.
Mais ici (et sans doute ailleurs aussi !) la lutte ethnique se double d'une lutte économique : le centre de la ville, c'est-à-dire l'avenue Marsala Tita appartenait aux Macédoniens. Les Albanais sont en train d'en prendre le contrôle. Cette progression reflète d'abord la progression démographique, qui elle-même provient de leur natalité beaucoup plus élevée que celle des Macédoniens. Les Albanais sont 63 % dans la ville en 2002, alors qu'ils n'étaient que 59 % en 1994. La population macédonienne a même diminué en nombre absolu, à cause de l'émigration. Pourtant le taux de chômage est très élevé et les activités illégales, voire celles du crime organisé (contrebande, trafic d'armes et de drogue) constituent une importante source de revenus, mais contribuent aussi à donner à la ville une image détestable.
Devant cette permanence de divisions spatiales qui ne paraissent pas à la veille de s'effacer, on peut sans doute espérer qu'il s'agit d'une situation transitoire. Est-ce si sûr ?"
A noter que ce paragraphe est doté de nombreux encarts (sous forme de témoignages) et cartes des plus illustratifs quant à l'efficacité géographique de la guerre dans les espaces de vie et les mobilités urbaines. Un livre qui présente de nombreux aspects originaux et éclaire par la démarche géographique les enjeux actuels des Balkans !
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