Le lien entre les guerres et les trafics trouve son paroxysme en milieu urbain. La ville est un enjeu multiscalaire :
- au coeur des voies d'acheminement des marchandises, elle est un carrefour pour les trafiquants et se transforme en plaque-tournante ouverte à d'autres destinations d'acheminement,
- foyer de consommation de tous les trafics, elle devient une zone d' "écoulement" des "marchandises" (drogue, armes, médicaments, femmes, enfants, cigarettes...).
La déstabilisation (politique, économique, sociale et identitaire) qui règne pendant et après la guerre permet aux trafiquants d'asseoir leurs trafics dans des territoires urbains chaotiques dont ils prennent le contrôle. Ils deviennent même des acteurs de cette déstabilisation : la paix signifiant à terme un "retour à la normale" (gouvernance urbaine, souveraineté des autorités sur l'ensemble du territoire, rétablissement du maillage sécuritaire...), ils n'hésitent pas à financer des groupes armés ennemis afin de maintenir les violences et le désordre social. Ainsi, ils renforcent leur assise territoriale dans des zones de non-droit, dans lesquelles ils gèrent l'ordre, "dictent leurs lois", et se substituent à la souverainté étatique.
Les trafics de drogue et la guerre
Le lien entre guerre et drogue est souvent étudié. Mais il relève d'une complexité dans les échanges de marchandise, souvent ignorée par les médias : la guerre n'est pas toujours financée par la drogue, bien que celle-ci joue un rôle indéniable. La drogue peut à la fois être une arme, et une source de tensions. Une arme du fait des effets psychologiques qu'elle provoque sur le guerrier : pensons au cas des enfants-soldats, souvent stimulés par des prises de drogues dures, moins sensibles aux blessures et maintenus dans un état de soumission vis-à-vis du groupe armé qui les a embrigadés. Une source de tensions du fait des liens économiques entre la drogue et la guerre. A chacune des étapes de la diffusion des drogues (production, transformation, commercialisation), les marges bénéficiaires augmentent exponentiellement, devenant de plus en plus un produit à haut valeur ajoutée très convoité. Pour Alain Joxe (La planète des drogues), chaque étape est "un lieu d'accumulation du pouvoir, de la force militaire, car, quand il y a des surplus, on peut nourrir des soldats". Les groupes armés peuvent fabriquer et vendre de la drogue, mais elle peut aussi être un moyen de troc (contre des armes le plus souvent). Comme le montrent Pierre-Arnaud Chouvy et Laurent Laniel, les liens entre guerre et drogue dépendent de nombreux facteurs, tels que les particularités locales de la production et de la commercialisation et les enjeux différenciés des conflits. Et la drogue n'est pas forcément une cause de conflit, mais reste indéniablement un facteur déstabilisateur et contraignant pour le rétablissement de la paix, à cause de la prise de contrôle territorial de certains réseaux criminels sur des étendues ainsi transformées en "zones grises". "À travers ses liens avec l’économie de la guerre, l’économie de l’opium a donc eu un effet déstabilisateur certain dans l’histoire récente de l’Afghanistan et de la Birmanie. Mais si l’économie de l’opium a viabilisé la perpétuation des conflits afghans et birmans, elle ne les a toutefois pas causés et les crises politico-territoriales et économiques actuelles des deux pays n’en procèdent pas non plus, en tout cas pas directement. L’économie de l’opium n’a d’ailleurs pas seulement fourni un financement plus ou moins important à certains belligérants ; elle a aussi permis à une partie de la paysannerie des deux pays de survivre tant bien que mal lors de longues périodes de dépression économique." (Chouvy Pierre-Arnaud et Laniel Laurent, 2006, "Production agricole de drogues illicites et conflictualités intra-étatiques : Dimensions économiques et stratégiques", Les Cahiers de la sécurité, n°62, pp. 223-253).
De la petite délinquance aux réseaux criminels organisés
La ville en guerre est le théâtre de tous les niveaux de la criminalité. La délinquance est bien évidememnt liée à la pauvreté urbaine et au règne de la "débrouille" qu'instaure la situation de chaos. La guerre se surajoute à des processus de "violence ordinaire" inhérents à la concentration urbaine, aux écarts socio-spatiaux et à la marginalisation socio-culturelle de certains groupes... Le lien entre ville et délinquance est souvent "pointé du doigt" à propos de l'insécurité et des violences urbaines. Du fait de la paupérisation de nombreuses populations urbaines, de la dérégulation de l'ordre social et du maillage sécuritaire, et des problèmes d'approvisionnements (alimentation, eau, médicaments...), la guerre accentue ces processus de "petite délinquance" parmi la population civile. Les enfants sont particulièrement soumis à ce règne de la survie, ce qui se surajoute aux difficultés d'accès à l'éducation le temps de la guerre (et parfois bien après). Le problème de leurs traumatismes psychologiques et de leur réinsertion dans une ville régulée et soumise à l'ordre social est un enjeu primordial dans le processus de pacification. Le cas des enfants des rues est particulièrement préoccupant, du fait de leur marginalisation totale avec les règles de la société.
La criminalité organisée change d'échelle. La ville en guerre est une plaque-tournante au coeur de ces trafics. Maintenir le chaos dans la ville permet aux groupes criminels organisés en réseaux d'asseoir à long terme leur assise territoriale sans craindre le rétablissement de l'ordre social. Ils sont alors directement liés aux risques de résurgence des conflits. S'appuyant sur une petite délinquance développée pour développer leurs trafics au sein de la ville qui devient alors un débouché pour les marchandises, les réseaux criminels organisés se développent également à l'échelle mondiale, profitant des moyens de transport très variés qu'offrent la ville, dans un contexte où le contrôle des marchandises n'est pas une priorité pour les autorités. La ville par son étendue et la concentration des populations, et la guerre par la dérégulation de l'ordre social, augmentent les "facilités" pour les réseaux criminels de contrôler des territoires et de les transformer en zone de non-droit qui leur servent à la fois de zones d'acheminement et de zones de vente. La ville en guerre est alors soumise à des formes très diverses de criminalité : vols, rackets, trafics en tous genres, meurtres...
Géographie des trafics
De nombreuses pistes de réflexion s'ouvrent sur cette thématique aux géographes. L'occasion de souligner des travaux riches, tant dans les risques encourus que dans la pertinance des analyses. Le géographe Pierre-Arnaud Chouvy s'est spécialisé dans la géographie et la géopolitique de la drogue, tout particulièrement dans le Croissant d'Or et le Triangle d'Or. De ces hauts-lieux du trafic de drogue, il tire une analyse plus générale sur les réseaux criminels depuis les zones de production de l'opium, les zones de transit et les zones de consommation. Son site (déjà signalé), enrichi par des photographies commentées et de nombreuses cartes, propose des articles sur l'analyse locale et l'analyse mondiale, montrant ainsi le jeu des échelles pour ces réseaux implantés dans des espaces sous contrôle, et intégrés dans le processus de mondialisation. Dans la même optique, les travaux de Philippe Chassagne sur les trafics de drogue dans les Balkans permettent une mise en perspective du lien guerre/drogue dans le cadre d'une étude de cas. Il élargit depuis ses recherches à l'ensemble des trafics dans la question des Balkans, mettant ainsi en oeuvre une réflexion sur les processus spatiaux et économiques différenciés pour chacun des trafics dans un contexte identique, à travers une thèse soutenue en 2008 et intitulée "Les réseaux criminels des Balkans". Sur la question des drogues, on retrouvera également les travaux du sociologue Laurent Laniel et ceux d'Alain Labrousse.
Les travaux de Vanessa Simoni, portant sur le trafic des femmes, offrent une approche originale de la question des trafics - souvent "résumée" au cas particulier des drogues. Après des recherches sur le cas spécifique des Balkans (tout particulièrement à travers des recherches en Bosnie-Herzégovine et en Serbie et des enquêtes auprès des victimes), pour lequel le lien guerre/trafics est indéniable, elle poursuit aujourd'hui ses recherches dans le cadre d'une thèse plus théorique sur les réseaux et les impacts sociaux des trafics de femmes, à travers une analyse multiscalaire consacrée tant aux processus locaux qu'aux logiques mondialisées de ces trafics. Des recherches qui mêlent des séjours sur des terrains "producteurs" et une expérience professionnelle dans le cadre de l'Association "Le bus des femmes" auprès des victimes dans les zones "consommatrices". Sur la question de la prostitution, retrouvez également le compte-rendu du Café géo du 24 octobre 2006 entre Emmanuel Redoutey, Baptiste Coulmont et Marc Skerrett autour du sujet : "La planète du sexe : des réseaux de prostitution mondialisés aux sex shop du coin de la rue", ainsi que la réflexion de Gilles Fumey intitulée "Crimes et délits sexuels en carte".
Les pistes de recherche qui s'offrent aux géographes dans ce domaine sont encore très nombreuses. Déjà, dans un article paru dans la , intitulé "Aperçu géographique sur la criminalité et la délinquance en France", Roger Benjamin constate que "les travaux de géographie criminelle sont rares" (Revue Française de Sociologie, 1962, volume III, pp. 301-324). Depuis, la géographie criminelle et la géographie de la criminalité ont accueilli des études d'une grande qualité. Soulignons ici les difficultés inhérentes à ce type de recherches et le courage de ceux qui les mènent.
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