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samedi 9 novembre 2013

Carte postale ancienne de Stari Most (Mostar) : Les cartes postales sont-elles des « lieux de mémoire » ? (2)

Suite à la panne du site des Cafés géographiques (toutes les archives seront progressivement remises en ligne), voici l'intégralité d'un texte publié le 19 février 2013 sur le pont de Mostar. Cet article est republié à l'occasion de la célébration (très discrète dans les médias) du 20ème anniversaire de la destruction du pont de Mostar, le 9 novembre 1993.


Source de l'article : Tratnjek, Bénédicte, 2013, "Carte postale ancienne de Stari Most (Mostar) : Les cartes postales sont-elles des « lieux de mémoire » ?", Cafés géographiques, rubrique Cartes postales du monde, 19 février 2013, en ligne : http://cafe-geo.net/article.php3?id_article=2640





Carte postale ancienne de Stari Most (Mostar) :
Les cartes postales sont-elles des « lieux de mémoire » ?

Carte postale ancienne. Yougoslavie, 1951.
Source : Site Les ponts et leurs représentations en philatélie, page « Pont de Mostar ».


Cette carte postale a été envoyée, comme en témoignent le timbre et l’oblitération, en 1951. L’Etat émetteur de ce timbre est alors la Yougoslavie. Stari Most (le « Vieux pont » de Mostar, qui a donné son nom à la ville) est alors un haut-lieu de la Yougoslavie titiste[1] : haut-lieu de tourisme, ce pont en arche de pierre érigé sous la période ottomane (1566) est aussi un lieu polarisant un espace géosymbolique fondé sur l’entente entre les populations « yougoslaves » [2]. Stari Most, haut-lieu de la yougoslavité ? La carte postale, lieu de mémoire d’une yougoslavité disparue ?

La carte postale est accompagnée d’un timbre (représentant lui-même Stari Most) de la République socialiste de Yougoslavie, écrit dans les deux alphabets de la langue serbo-croate (l’alphabet cyrillique pour le serbe, l’alphabet latin pour le croate). La monnaie, le dinar, est alors commune à l’ensemble de la Yougoslavie, et témoigne de la souveraineté de la Yougoslavie sur l’ensemble des six Républiques qui la composent. Le « yougoslavisme » comme système politique s’impose.

Par cette symbolique, la carte postale et le timbre érigent, au moment de leur émission, comme identité nationale la yougoslavité. La carte postale est, ici, le lieu de mémoire d’une identité politique et de la volonté de Tito d’imposer la yougoslavité comme identité commune dans les territoires du quotidien. Stari Most est, alors, (re)présenté, dans cette carte postale et son timbre, comme l’un des hauts-lieux de cette identité collective.

Mais de quelle identité cette carte postale se fait-elle le lieu ? En Yougoslavie, la nation/nationalité et la citoyenneté n’étaient pas confondues. D’une part, la citoyenneté était déterminée par le territoire d’appartenance : je suis habitant de Bosnie-Herzégovine, habitant de Serbie, habitant de Slovénie… Sur les pièces d’identité de la Yougoslavie, la citoyenneté apparaissait et mettait en scène une identité collective restreinte aux Républiques – et non à toute la Yougoslavie. D’autre part, elle était précédée de la nation (pour les peuples constitutifs de chaque République) ou nationalité (pour les « petites minorités »), qui relèvent de l’appartenance à un peuple. Chacun se déclarait comme appartenant à un groupe ethnique : je suis serbe, rom, goran, slovène… Ainsi, sur une pièce d’identité (autre lieu de mémoire), apparaissaient plusieurs identités : le yougoslavisme comme système politique (papiers « labellisés » Yougoslavie), l’appartenance territoriale comme identité citoyenne, et l’appartenance ethnique comme identité nationale. Peu ou prou de cette yougoslavité qui apparaît sur la carte postale.

Rares étaient ceux à faire le choix de se déclarer de nationalité « yougoslave » : moins de 20 % de la population totale de la Yougoslavie avait fait ce choix identitaire lors du recensement de 1991, à la veille des guerres de décomposition de cet Etat. Cette carte postale, vantant la yougoslavité, n’est pourtant pas une manipulation de l’histoire et de la géographie yougoslaves. Elle est une trace de la pluralité des identités, mais aussi du poids du politique dans la production d’identités territoriales. La carte postale est aussi un lieu de mémoire pour ceux qui, dans les Etats post-yougoslaves, forment aujourd’hui une « minorité négligée », un « groupe d’apatrides sans Etat »[3]. Plus encore, elle fait partie de ces objets devenus artefacts de la mémoire yougoslave à l’extérieur des frontières balkaniques, où la yougoslavité comme identité collective faisait sens par l’appartenance à un même territoire étatique.

Pierre Nora, dans son introduction aux Lieux de mémoire[4], évoque la nécessité de mêler les « lieux moins évidents » aux « lieux incontestés, inévitables et désormais visités de la mémoire » : « ce sont des lieux sans gloire, peu fréquentés par la recherche et disparus de la circulation qui rendent le mieux compte de ce qu’est à nos yeux le lieu de mémoire, et en font ressentir au plus près l’originalité ». Si Stari Most est un haut-lieu de mémoire, cette carte postale, trace de mémoire d’une Yougoslavie perdue, parfois désirée, souvent fantasmée, est plus proche non de l’imaginaire touristique du lieu de mémoire, mais de l’imaginaire spatial des habitants « ordinaires » qui perçoivent Stari Most comme dispositif spatial contradictoire.

Le pont du « yougoslavisme » comme système politique a-t-il réellement existé comme haut-lieu de la yougoslavité ? Si à l’échelle du monde, Stari Most est érigé, notamment par son classement au Patrimoine mondial de l’Unesco et par la médiance médiatique du drame de sa destruction, au rang de pont-lien, à l’échelle de la ville de Mostar, le pont-barrière lui a laissé place dans la répartition des populations dans les espaces résidentiels. La carte postale est devenue le lieu de mémoire d’un « mémoricide »[5], c’est-à-dire de la destruction de la mémoire du vivre ensemble comme habiter.

Mostar, ville divisée : l’ancrage spatial de la guerre dans l’urbanité
Source : © Bénédicte Tratnjek, 2012.
D’après Sylvie Ramel, 2005, Reconstruire pour promouvoir la paix ? Le cas du « Vieux Pont » de Mostar, Editions Euryopa, Genève, 104 p. ; Martin Coward, 2009, Urbicide. The politics of urban destruction, Routledge, New York, 161 p. ; Jon Calame et Esther Charlesworth, 2009, Divided Cities. Belfast, Beirut, Jerusalem, Mostar, and Nicosia, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 261 p.


Bénédicte Tratnjek


A propos de Mostar et de la destruction/reconstruction de son pont :




[1] Seconde Yougoslavie, la Yougoslavie titiste est une République fédérale créée en 1945 suite aux découpages issus de la Seconde Guerre mondiale (tout comme la première Yougoslavie – Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, devenu Royaume de Yougoslavie en 1929 – a été créée suite aux découpages et aux partages territoriaux à la fin de la Première Guerre mondiale). Elle se divisait en six Républiques : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine. Elle sera dirigée de 1945 à 1980 (date de sa mort) par Josip Broz, dit Tito. Cette Yougoslavie titiste est un régime socialiste, qui survivra quelques années à la mort de son Président à vie, avant la décomposition de l’Etat par les déclarations d’indépendance de plusieurs des Républiques : la Slovénie et la Croatie en 1991, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine en 1992. A l’issue des guerres de 1991-1995 (Croatie et Bosnie-Herzégovine), la Yougoslavie fit place à plusieurs Etats : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine indépendantes, ainsi que la 3ème Yougoslavie (la Serbie-et-Monténégro), qui à son tour disparut avec la proclamation de l’indépendance du Monténégro en 2006. En 2008, le Kosovo, ancienne province de la Serbie, déclara à son tour son indépendance, dernière étape du processus de « balkanisation », c’est-à-dire du morcellement de la Yougoslavie comme Etat primaire en de multiples Etats secondaires.

[2] Souvent (re)présenté comme héritage du seul Empire ottoman, le pont de Mostar, construit par l’architecte Mimar Hajrudin, est emprunt « d’influences culturelles multiples (préottomanes, ottomanes orientales, méditerranéens et de l’ouest de l’Europe) » (« Quartier du Vieux pont de la vieille ville de Mostar », site de l’UNESCO). La construction du pont avait pour objectif de relier les deux rives de la rivière Neretva. Sa solidité a permis au « Vieux pont » de Mostar de traverser tous les conflits, jusqu’au 9 novembre 1993, où il fut la cible volontaire des tirs de l’artillerie du HVO (Hrvatsko vijeće obrane, Conseil de Défense Croate, organe exécutif, administratif et militaire de la Communauté des Croates de Bosnie-Herzégovine – qui devint République d’Herceg-Bosna jusqu’à la mise en place des accords de Dayton qui mirent fin aux guerres de Croatie et de Bosnie-Herzégovine – constitué le 8 avril 1992, soit deux jours après le début de la guerre de Bosnie-Herzégovine, dont l’objectif initial était de faire face militairement aux troupes serbes de Bosnie-Herzégovine commandées par Ratko Mladić). Si, dans un premier temps, les forces armées croates et bosniaques se sont alliées contre les forces serbes, les divisions entre les deux parties les ont amenées à devenir à leur tour adversaires. La destruction du pont de Mostar entre dans ce contexte : le 9 novembre 1993, l’artillerie croate pilonne le pont, non comme objectif militaire (le pont étant bien trop étroit pour permettre un quelconque avantage militaire), mais pour sa symbolique (voir Bénédicte Tratnjek, 2009, « Des ponts entre les hommes : Les paradoxes de géosymboles dans les villes en guerre », Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 12 décembre 2009). Si beaucoup d’observateurs extérieurs ont été attentifs à l’« ottomanité » de Stari Most, faisant de cette destruction une violence symbolique de la seule haine de « l’Autre », le Vieux pont porte en lui plusieurs symboliques qui ont été atteintes par l’artillerie croate : d’une part, son « ottomanité » en fait un géosymbole de la présence bosniaque dans la ville ; d’autre part, le pont est porteur de la symbolique de la rencontre entre les populations et de leur proximité. La violence symbolique de sa destruction dépasse donc la seule haine de « l’Autre », et exprime bien l’urbicide, ce néologisme créé par les architectes du collectif Warchitecture, notamment Bogdan Bogdanović, à partir du terme « génocide » (en remplaçant genos – la race, le peuple – par urbi – la ville –, et en gardant -cide – le meurtre), pour qualifier « le meurtre ritualisé de la ville » (Bodgan Bogdanović, 1993, « L’urbicide ritualisé », dans Nahoum-Grappe, Véronique (dir.), 1993, Vukovar, Sarajevo… La guerre en ex-Yougoslavie, Editions Esprit, Paris, pp. 33-38 : Bogdan Bogdanović, 1993, Murder of the City, New York of Books, New York, traduit du serbo-croate), qui ne désigne pas l’anéantissement de la zone urbanisée (c’est-à-dire du bâti), mais la destruction de l’essence de la ville, de son urbanité, du vivre-ensemble, en anéantissant les géosymboles de la rencontre et de la proximité entre les populations (voir Henry Jacolin et Bénédicte Tratnjek, « Les villes dans la guerre », Cafés géographiques, rubrique Des Cafés, compte rendu du café géographique du 26 octobre 2010, par Sophie Latour et Bénédicte Tratnjek). Dans la destruction comme dans le projet monumental de sa reconstruction, le pont de Mostar est un géosymbole de la multiculturalité, à plusieurs échelles : « en effet, Stari Most est un “lieu de mémoire” fondateur, pour la ville de Mostar, mais aussi pour la BiH [Bosnie-Herzégovine] dans son ensemble, et, de manière beaucoup plus générale, pour tout l’espace post-yougoslave. Ce nouveau “Vieux Pont” est effectivement porteur d’une histoire multiple et plurielle : histoire ottomane, histoire bosnienne, histoire mostari, histoire de la Yougoslavie titiste, et aussi histoire des récentes guerres des années 1990 » (Sylvie Ramel, 2005, Reconstruire pour promouvoir la paix ? Le cas du “Vieux Pont” de Mostar, Editions Euryopa, Genève, p. 3). En juillet 1998, «  un partenariat a été constitué entre la Banque Mondiale, la ville de Mostar et l’Unesco dans le but de mettre en œuvre, gérer et réaliser le projet appelé “Projet pilote de l’héritage culturel” » (Gilles Péqueux, Jean-Claude Bessac et Carlo Blasi, 2000, « La reconstruction du “Stari Most” à Mostar en Bosnie-Herzégovine », Travaux, n°762, p. 46) qui comprenait trois composantes : la restauration du pont, la restauration des 15 monuments représentatifs de l’héritage multiculturel de Mostar, et la restauration de l’habitat dans la vieille ville de Mostar. La phase de consultation/négociations/compromis sera assez longue, et les travaux de reconstruction ne commenceront qu’en juin 2001 (tout d’abord avec des travaux de déblaiement de la rivière Neretva, la première pierre de l’arche ne sera posée qu’en avril 2003). Reconstruit à l’identique (y compris dans les techniques utilisées au XVIe siècle pour le premier édifice), les travaux s’achèveront en avril 2004, et le « Nouveau Vieux Pont » sera inauguré en juillet 2004. Le paysage mostari est ainsi resté plus de dix ans marqué par les traces de la destruction de la coprésence.

[3] Vesela Laloš, 2010, « Une minorité négligée : les “Yougoslaves”, citoyens apatrides d’un pays disparu », Danas, 26 novembre 2010 (traduit par Jovana Papović, pour Le Courrier des Balkans, 1er décembre 2010).

[4] Pierre Nora, 1984, « Présentation », Les lieux de mémoire, Gallimard, collection « Bibliothèque illustrée des Histoires », Paris, p. IX.

[5] Bénédicte Tratnjek, 2011, « Les lieux de mémoire dans la ville en guerre : un enjeu de la pacification des territoires », Diploweb, 31 octobre 2011.




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