Grozny, un espace de vie : la reconstruction vue par les Tchétchènes
Le paysage socioculturel de la Tchétchénie a été profondément bouleversé par les différentes périodes de guerre et de guérilla, depuis 1994. Les évolutions dépongraphiques témoignent parfaitement de ces évolutions, avec lesquelles doivent composer aujourd'hui les acteurs de la reconstruction (entendue au sens large, et pas seulement pour la question du bâti, bien que celle-ci soit, sans contestation, une priorité !). Tout d'abord, les deux guerres (Première guerre de Tchétchénie en 1994-1996 et Deuxième guerre de Tchétchénie depuis 1999) ont bien évidemment eu de forts impacts sur les taux de natalité et de mortalité pour la population tchétchène. Si ces conséquences sont difficiles à évaluer en termes de chiffres, elles n'en sont pas moins réelles et pèsent aujourd'hui dans l'effort de reconstruction. Autre point : les déplacés/réfugiés qui ont fui les combats. Avec le départ de la plus grande majorité des non-Tchétchènes, et tout particulièrement à Grozny (en 1994, la Tchétchénie était peuplée d'environ 1,3 million d'habitants dont 53 % de Tchétchènes, 12 % d'Ingouches et 29 % de Russes). Ces populations ne reviendront pas en Tchétchénie, et constituent une perte à la fois en termes de diversité socioculturelle, mais également en termes économiques (en ce qui concerne la population russe qui vivait en Tchétchénie, son départ représente la perte d'une part importante de l'intelligentsia et des investisseurs économiques). De plus, la Deuxième guerre de Tchétchénie s'est rapidement transformée en guérilla urbaine : les rebelles tchétchènes s'appuyaient sur leur mobilité, leur rapidité d'action, leur parfaite connaissance du terrain, le soutien de la population locale... Le conflit entre rebelles tchétchènes et forces armées russes s'ancrant dans le temps et dans la ville de Grozny, beaucoup des habitants de cette ville l'ont quitté temporairement (au moins aux plus forts moments des affrontements) pour se réfugier dans les montagnes de la Tchétchénie. De ce fait, la ville de Grozny ne doit pas seulement faire face aux innombrables destructions dans la ville, elle a également fonctionné "au ralenti" d'un point de vue économique, et fait face aujourd'hui à une situation désastreuse, alors même que les investissements pour la reconstruction devraient être massifs. Première question : celle des logements. Comme dans toute ville de l'immédiat après-guerre, la ville de Grozny ne possède pas assez de logements pour accueillir toute sa population, entre ceux restés sur place et ceux revenant des montagnes. La destruction des logements cache un autre problème : celui des "scouats" et de la propriété des biens immobiliers. Pendant la guerre, les habitants restés dans Grozny ont dû, pour beaucoup, abandonné leur propre logement (soit détruit entièrement ou partiellement, soit parce que situé dans une zone occupée par les combattants), et se sont parfois installés dans d'autres logements, laissés vacants par des habitants ayant fui la ville. La question de la propriété et du droit au logement dans les villes de l'immédiat après-guerre est un problème social crucial, trop souvent oublié, mais pourtant source d'importantes tensions entre les habitants. A qui appartient le droit d'habiter dans tel ou tel logement ? Les anciens occupants (propriétaires ou locataires) ou les "nouveaux" occupants ? Cette situation est d'autant plus crisogène que le nombre de logements détruits est important.
Source : "L'enfer de Grozny (1994-2000)", Les cahiers du RETEX, CDEF-DREX, 2006, p. 47.
"Comme le montre le schéma ci-dessus, les Tchétchènes bloquèrent toutes les portes et fenêtres des premiers étages des bâtiments, rendant quasi-impossibles l’accès et le déplacement dans un immeuble. Pendant qu’ils essayaient de grimper sur des échelles ou de forcer les portes, les soldats russes devinrent la cible des tireurs tchétchènes positionnés dans les étages supérieurs".
Bien évidemment, les problèmes de cet immédiat après-guerre sont également économiques : coût de la reconstruction des logements et des infrastructures, réhabilitation d'une économie durable, éducation à rebâtir pour former la jeunesse tchétchène... "La reconstruction de Grozny, rasée comme Stalingrad, est spectaculaire et ne se limite pas au centre-ville. Il faut désormais vraiment chercher pour trouver des façades criblées d'impacts. Les murs recouverts de plaques de tôle colorée pour masquer les plaies alternent avec les immeubles neufs. Sur l'avenue Poutine, une Pizza House voisine avec une Sushi House et une boutique de prêt-à-porter Elite Fashion. Ramzan vient d'inaugurer un nouveau Parlement et un nouveau théâtre. Même un parc de loisirs aquatique est en construction" (Fabrice Nodé-Langlois, "Drôle d'après-guerre en Tchétchénie", Le Figaro, 4 mai 2009). Derrière des images d'une apparente "modernisation" avec l'apparition de cybercafés, le rétablissement de l'électricité, les gens se promenant dans la rue avec un téléphone portable à la main... les défis restent encore nombreux. Se pose encore la question de l'alimentation en eau potable dans de nombreux logements. Le chômage était estimé à 70 % en 2008 (voir Fabrice Nodé-Langlois, "La Tchétchénie peine à soigner ses blessures", Le Figaro, 25 février 2008), et il faut aujourd'hui redonner des emplois, rétablir l'industrie, renforcer le pouvoir d'achat. Le poids économique et social des guerres se lit aussi à travers le nombre important d'orphelins (estimés à 30.000), d'invalides (19.000), de malades (face au manque de soins et à la destruction des infrastructures médicales)...
Derrière le bilan très positif de la reconstruction du bâti, on peut voir un discours : l'immédiat après-guerre est toujours un enjeu humanitaire et social, mais les enjeux politiques ne sont jamais loin ! Pour les acteurs politiques (officiels ou officieux), la reconstruction d'une ville est un moyen d'obtenir le soutien de la population, particulièrement difficile dans les lendemains d'une guerre qui laisse une situation socioéconomique désastreuse. Pour détourner la célèbre phrase du stratège Clausewitz, on pourrait dire que la politique dans l'après-guerre est le prolongement de la guerre par d'autres moyens. Il s'agit pour les "vainqueurs" de gagner et surtout de garder le soutien de la population afin d'asseoir leur pouvoir et la stabilité. Il s'agit pour les "vaincus", ou tout du moins pour les partisans de la reprise des combats, de convaincre la population de l'illégitimité du pouvoir en place, en insistant sur son incapacité à résoudre tous les problèmes du quotidien, qui se font nombreux et pressants. Le soutien de la population n'est pas seulement un enjeu dans la guérilla urbaine (on sait combien il est primordial pour les guérilleros agissant dans les zones urbaines), c'est également un enjeu pour la durabilité de la stabilisation dans l'immédiat après-guerre.
A lire :
- Chris Shepherd, "Understanding the Guerilla", Nation Building Seminar, mai 2005 (en anglais).
- Timothy L. Thomas, "Battle for Grozny", Combat Studies Institute, 2002 (en anglais).
- "L'enfer de Grozny (1994-2004)", Les Cahiers du RETEX, CDEF-RTEX, 2006.
- Capitaine Ronan Haicault de la Regontais, "Grozny : les leçons d'un échec", Doctrine, n°3, juin 2004, pp. 48-50.
- François Duran, "Prendre la ville : trois exemples stratégiques", blogs Alliance géostratégique et Théâtre des opérations, billet du 23 avril 2009.
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