Droits d'auteurs et citations

Tous les éléments publiés sur ce blog peuvent être utilisés avec l'accord de l'auteur du blog et A LA CONDITION de citer les sources utilisées (qu'il s'agisse du ou des billets utilisés comme des auteurs cités dans le blog). Merci de respecter les droits d'auteur (pour tous les textes et documents utilisés dans le blog, y compris pour les auteurs cités). Pour me contacter : benedicte.tratnjek[at]gmail.com

jeudi 24 novembre 2011

Les espaces de la mort au Kosovo : des territoires de conflit


Le cimetière orthodoxe de Mušutište dans la municipalité
de Suharekë/Suva Reka dans le sud du Kosovo

Source : "Cimetières profanés au Kosovo :
les morts ne reposent pas en paix
", Le Courrier des Balkans,
Serbeze Haxhiaj, 21 novembre 2011.
"Au Kosovo même les cimetières reflètent les divisions et le conflit inter-ethnique. Dans presque toutes les villes, l'image de cimetières profanés, surtout orthodoxes, met en évidence les haines entre communautés albanaise et serbe" (Serbeze Haxhiaj, "Cimetières profanés au Kosovo : les morts ne reposent pas en paix", Le Courrier des Balkans, traduit par Belgzim Kamberi, 21 novembre 2011). "Après la Bosnie, le Kosovo est le pays du monde où l’on profane le plus les cimetières. À l’entrée de la ville divisée de Mitrovica, des policiers du Kosovo assurent la sécurité d’une famille serbe venue de Niš pour récupérer la dépouille d’un fils mort d’un cancer en 1995".

Dans cet article pour Le Courrier du Kosovo (une partie du Courrier des Balkans - un remarquable site de veille, de traduction et d'écriture d'articles de journalistes sur les Balkans - consacrée au Kosovo), Serbeze Haxhiaj revient sur la question des espaces de la mort au Kosovo, et tout particulièrement sur trois points :
- la profanation des cimetières comme mise en scène de la haine intercommunautaire,
- les pogroms de mars 2004 qui ont relevé de l'urbicide, par la destruction du patrimoine de "l'Autre" pour marquer dans le paysage et dans les esprits son rejet,
- l'impossible entretien et rénovation des cimetières qui deviennent ainsi des ruines marquant dans le paysage la poursuite de la guerre par d'autres moyens, c'est-à-dire par l'utilisation de la symbolique des lieux pour ancrer la haine dans les esprits et la peur de "l'Autre" dans les pratiques spatiales.
Cet article revient sur plusieurs problématiques dont il a déjà été question dans les lignes du blog "Géographie de la ville en guerre" concernant le Kosovo et les espaces de la mort, et permet d'ouvrir ce billet présentant une sélection de liens permettant de revenir sur la chronologie des (non-)reconnaissances de l'indépendance du Kosovo, et sur la question des espaces de la mort comme géosymboles de l'affrontement intercommunautaire.



Le Kosovo fin 2011 :
un contexte conflictuel

L'été et l'automne 2011 ont été marqués par des affrontements entre les Serbes et les Albanais du Kosovo à propos de l'appropriation et du contrôle des points de passage entre la Serbie centrale et le Nord du Kosovo (voir le dossier du Courrier des Balkans : "Le nord du Kosovo : une zone toujours sous haute tension"). C'est la question de la légitimité et du statut de cette ligne politique qui s'est ainsi retrouvée au coeur de ces affrontements : s'agit-il aujourd'hui d'une frontière internationale entre deux Etats ou d'une limite administrative à l'intérieur d'un même Etat ? Si, en France, la question de l'indépendance du Kosovo semble "résolue" (tout du moins n'est plus remise en question, y compris dans le non-usage des guillemets pour décrire l' "Etat" du Kosovo et ses "frontières"), il s'agit là d'une prise de position politique qui est loin de faire l'unanimité sur la scène internationale. Et aujourd'hui encore, le Kosovo tente de faire valoir son indépendance, tant sa reconnaissance est plongée dans un imbroglio diplomatique : un tiers des Etats membres des Nations unies a refusé de reconnaître l'indépendance du Kosovo, parmi lesquels des "poids lourds" de la diplomatie internationale (la Russie, la Chine), mais aussi des Etats membres de l'Union européenne (parmi lesquels l'Espagne), ne permettant pas là de dépasser le problème juridique de la reconnaissance du Kosovo par la communauté internationale en en faisant une question européenne. Si progressivement plusieurs Etats qui ne s'étaient pas prononcés sur la question du statut du Kosovo ont rejoint le groupe de ceux qui reconnaissent l'indépendance, cela ne change que peu le rapport de forces qui se joue sur la scène diplomatique. A l'intérieur du Kosovo, cela implique des tensions entre le Nord et le reste du Kosovo, y compris au sein de la communauté serbe, entre les habitants du Nord où cette communauté est nettement majoritaire, et ceux des enclaves serbes. Au sein de la communauté albanaise, la question de la présence des Serbes au Kosovo divise également, entre des partis modérés qui prônent l'intégration de cette communauté (et des petites minorités) dans un Kosovo "kosovar", et ceux qui oeuvrent pour le rejet de la communauté serbe et la construction d'un Kosovo albanais. L'imbroglio diplomatique permet aux deux positions d'exister : celle d'un Kosovo indépendant, et celle d'un Kosovo intégré à la Serbie, et tend à fragmenter ce territoire en deux.




Pour faire le point sur le Kosovo :
des dossiers du Courrier des Balkans


Pour faire le point sur l'indépendance du Kosovo :
quelques billets de Géographie de la ville en guerre

Des articles de presse :

Des analyses en ligne : avant l'indépendance

Des analyses en ligne : après l'indépendance





Les cimetières et l'urbicide :
une mise en scène du rejet de "l'Autre"



Les cimetières du Kosovo sont devenus des espaces géosymboliques de la dispute territoriale entre les deux communautés serbe et albanaise, mais aussi du rejet de "l'Autre", y compris des "petits peuples" (voir, à ce propos, "Petits peuples et minorités nationales", Cahier du Courrier des Balkans, n°6, 2008). On entend géosymbole au sens que lui donnait le géographe Joël Bonnemaison : "Le géosymbole, expression de la culture et de la mémoire d'un peuple, peut se définir comme un lieu, un itinéraire, une construction, une étendue qui, pour des raisons religieuses, culturelles ou politiques, prend aux yeux des groupes ethniques une dimension symbolique qui les ancre dans une identité « héritée »" (Joël Bonnemaison, 1996, Les fondements géographiques d'une identité : l'archipel du Vanuatu. Essai de géographie culturelle, Livre 1 : Gens de pirogue et gens de la terre, ORSTOM Editions, Paris, 460 p.).


L'ancrage spatial de la symbolique des lieux permet de comprendre la place des espaces de la mort dans cette rivalité intercommunautaire au Kosovo : en effet, si l'on prend le cas de la ville-symbole de Mitrovicë/Kosovska Mitrovica au Nord du Kosovo, "la géographie des morts et la géographie des vivants ne coïncident pas, les logiques de peuplement ayant totalement fait évoluer cette dernière, alors que les espaces de la mort sont figés" (Bénédicte Tratnjek, 2011, "Carte postale du cimetière serbe de Mitrovicë/Kosovska Mitrovica (Kosovo)", Les Cafés géographiques, rubrique Cartes postales du monde, 28 août 2011). Mitrovica est une ville-symbole à plusieurs titres : pour l'Ibar, comme rivière-frontière (voir Bénédicte Tratnjek, "Des ponts entre les hommes : les paradoxes de géosymboles dans les villes en guerre", Les Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 12 décembre 2009), pour "le" pont très médiatisé comme symbole des tensions du Kosovo, pour la répartition de sa population comme synthèse des problèmes du Kosovo. A ce titre, les espaces de la mort de cette ville sont eux aussi devenus des géosymboles de l'affrontement intercommunautaire. C'est justement la transformation, par l'utilisation de la symbolique des lieux, d'un espace "ordinaire" en haut-lieu de la dispute territoriale qui est en jeu dans les dégradations des tombes, dans le marquage spatial (notamment par des tags et des graffitis) et dans l'impossible rénovation des cimetières au Kosovo : "si le cimetière met en avant l’appartenance communautaire, il ne s’agissait pas, avant la guerre, d’un espace symbolique des revendications identitaires" (Bénédicte Tratnjek, "Les espaces de la mort à Mitrovica (Kosovo) : des géosymboles de la lutte identitaire", dans "Les espaces de la mort", Cahiers d'ADES, n°5, mars 2010, p. 108). Néanmoins, dans le contexte de l'immédiat après-guerre, "la sacralisation des cimetières repose ainsi sur un double mouvement : il s’agit à la fois de signifier son attachement à la communauté et de marquer le rejet de « l’Autre »" (op. cit., p. 110). Ainsi, "le cimetière est devenu de la sorte un marqueur spatial de l’appartenance communautaire" (op. cit., p. 111).


Cimetière serbe de Mitrovicë/Kosovoska Mitrovica
Source : Bénédicte Tratnjek, "Carte postale du cimetière serbe de Mitrovicë/Kosovska Mitrovica (Kosovo)",
Les Cafés géographiques, rubrique Cartes postales du monde, 28 août 2011.




Par-delà la seule ville-symbole de Mitrovica, les espaces de la mort sont tous devenus des hauts-lieux de la dispute intercommunautaire. Après le temps des pogroms contre ces territoires de l'identité de "l'Autre", c'est aujourd'hui l'impossible rénovation de ces cimetières qui est en jeu. La rivalité de pouvoirs entre un Kosovo indépendant (répondant alors à la souveraineté du gouvernement de Pristina) et un Kosovo appartenant à la Serbie (répondant à la souveraineté du gouvernement de Belgrade) produit des imbroglios juridiques : à qui appartiennent aujourd'hui les cimetières à rénover ? A la communauté ethnique qui y enterre ses morts ? A l'autorité localement reconnue (le gouvernement de Belgrade au Nord du Kosovo et celui de Pristina dans le reste de ce territoire) ? Et de fait qui doit payer la rénovation et l'entretien de ces cimetières ? C'est un des problèmes que pointe l'article de Serbeze Haxhiaj : "Les administrations municipales, qui ont les compétences pour la gestion des cimetières, ne montrent, semble-t-il, aucun intérêt pour l’entretien des cimetières orthodoxes. Certaines d’entre elles n’ont même pas de budget prévu, ce qui est pourtant contraire au cadre légal prévu par la Constitution. Dans un coin du cimetière orthodoxe ravagé de Peja/Peć, des employés tondent l’herbe. Un menu entretien qui ne cache pas la situation désastreuse du lieu : les plaques de marbre endommagées et éparpillées un peu partout. 
Arianit Dema, le maire-adjoint de Peja/Peć, assure qu’une entreprise est payée par la ville pour entretenir les cimetières. Mais pour lui, la restauration des cimetières est un « luxe ». « Ce n’est pas prévu dans le budget. On les a nettoyés cette année. Les cimetières musulmans sont aussi en mauvais état », ajoute-t-il. 

À Mitrovica, où les tensions inter-ethniques sont toujours très fortes, le représentant de la mairie, Rasim Veseli explique que 30.000 euros ont été alloués à l’entretien des cimetières. Mais seulement pour les cimetières musulmans des Albanais et des Bosniaques, précise-t-il. 
La seule mairie du Kosovo qui a programmé un financement pour les cimetières orthodoxes est la commune d’Obiliq/Obilić. 10.000 euros ont été budgétés pour leur entretien cette année. Le représentant de la commune, Nazif Shala explique qu’il était impossible d’entrer dans les cimetières à cause de l’herbe. 
Plus d’une décennie s’est écoulée depuis la guerre au Kosovo, qui a laissé derrière elle beaucoup de crimes et de haines. La propagande à des fins politiques et la haine de l’autre n’auront pas épargné les morts" (
Serbeze Haxhiaj, "Cimetières profanés au Kosovo : les morts ne reposent pas en paix", Le Courrier des Balkans, traduit par Belgzim Kamberi, 21 novembre 2011).


L'article est focalisé sur la question des cimetières serbes orthodoxes au Kosovo : mais il faut rappeler qu'ils ne sont pas les seuls à avoir été l'objet de pogroms intercommunautaires. C'est, par exemple, le cas des cimetières roms ou juifs du Kosovo, ce qui souligne "l'oubli" des "petits peuples" dans le traitement médiatique des Balkans, mais aussi dans le traitement politique de la gestion de crise (à ce propos, voir les écrits de Jean-Arnault Dérens : "Les 
 » oubliés des Balkans", Le Monde diplomatique, juillet 2003 ; "Temps amers pour les 
 »", Le Courrier des pays de l'Est, n°1052, n°2005/6, pp. 30-41 ; avec Laurent Geslin, Voyage au pays des Gorani, Editions Cartouche, collection Voyage au pays des..., 2010).


L'instrumentalisation des espaces de la mort s'est donc jouée en deux temps :
- l'utilisation symbolique des cimetières, transformés en hauts-lieux de l'identité, par leur dégradation et leur destruction, afin d'inscrire dans les paysages l'impossible vivre-ensemble : cette matérialisation de la dispute territoriale ne se joue pas seulement dans les espaces de la mort, mais elle s'ancre dans l'ensemble des lieux symboliques du quotidien, comme en témoigne l'utilisation des lieux de mémoire (Bénédicte Tratnjek, "Les lieux de mémoire dans la ville en guerre : un enjeu de la pacification des territoires", Diploweb, 31 octobre 2011).
- l'impossible processus de négociation autour de la rénovation des cimetières (pour les tombes détruites), mais aussi les difficultés (politiques et financières) inhérentes à l'entretien qui participent du marquage spatial de ces espaces de la mort, par les tags et les graffitis, qui en font des territoires identitaires : en bornant par des tags et des graffitis les seuils de ces espaces de la mort, et en les parsemant des symboles à l'intérieur, les acteurs de ces géonationalismes (que le géographe Amaël Cattaruzza définit comme "l'ancrage spatial et/ou territorial du nationalisme concrétisé dans l'espace politique ou projeté dans les représentations territoriales" : "Comprendre le référendum d'autodétermination monténégrin de 2006", Mappemonde, n°87, n°3-2007) produisent des territoires de la dispute intercommunautaire et du rejet de "l'Autre" dans les espaces du quotidien.
Ainsi, au Kosovo, "la guerre contre le patrimoine se poursuit" (Sava Janjic, "Kosovo : la guerre contre le patrimoine se poursuit", Le Courrier des Balkans, 14 octobre 2003, traduit par Persa Aligrudic), se surajoutant à d'autres enjeux symboliques tels que la dispute toponymique ou les tensions foncières.




Pour aller plus loin sur les espaces de la mort de Mitrovica :




Pour aller plus loin sur les cimetières du Kosovo :








Aucun commentaire: