Dans la série des billets consacrés à l'analyse d'une thématique au prisme du lien entre ville et guerre, toujours en référence à l'ouvrage de Jean-Louis Dufour, La guerre, la ville et le soldat (Odile Jacob, 2002), voici quelques éléments de réflexion sur les mobilités des habitants dans les villes en guerre. Si l'on présente souvent les mobilités des militaires d'une force intervenant dans les villes dans l'objectif d'un rétablissement de la paix, ce billet se propose de présenter quelques points sur les mobilités éprouvantes des habitants eux-mêmes qui voient leurs pratiques spatiales totalement bouleversées par la guerre au sein de leur espace de vie. Les mobilités sont éprouvantes dans le sens où elles ne recouvrent pas seulement des logiques de transport et de modalités de déplacements, elles sont aussi un vécu qui met en scène à la fois les pénibilités ordinaires (dues aux inégalités sociospatiales de la ville) et les pénibilités "extraordinaires" (dues aux recompositions spatiales dans la guerre). On postule donc pour trois types de mobilités éprouvantes dans la ville en guerre : les mobilités restreintes, les mobilités contraintes, et les mobilités forcées.
Les mobilités restreintes dans une ville en guerre
Les mobilités restreintes dans une ville en guerre
Par mobilités restreintes, on entend les mobilités "ordinaires" (celles qui définissaient les pratiques spatiales dans le contexte de l'avant-guerre) bouleversées par l'émergence de nombreuses lignes de fracture (qu'elles soient matérialisées comme les lignes de front, les barricades, les murs... ou qu'elles soient vécues comme des frontières immatérielles) qui restreignent les espaces de vie des habitants. La guerre crée ou exacerbe ainsi des frontières vécues qui se juxtaposent aux inégalités sociospatiales de l’avant-guerre : on retrouve ici les questionnements (voir les billets "Villes en guerre et fragmentations" et "Lignes de fractures et fragmentations : "l'éclatement" de la ville dans la guerre") sur le "quartier-territoire" en tant que territoire du quotidien dans lequel les habitants se replient au gré de la dangerosité réelle (celle des combats) et vécue (fruit de la peur). La fragmentation de la ville en guerre permet ainsi d’analyser les "territoires interdits" et les modalités de la privation de la liberté de déplacement, entre interdiction par les groupes armés et interdiction vécue en fonction de l’appartenance ethnique, sociale et/ou politique des individus. Une géographie de l’enfermement se dresse alors à plusieurs échelles : celle de l’habitat (qui met en scène une dialectique dedans/dehors) et celle du quartier. A l’échelle du quartier, une profonde injustice spatiale se dessine en fonction de la place de l’individu dans la société, qui "formate" ses mobilités au prisme du degré de dangerosité que représente pour lui le quartier. Certains hauts-lieux de l’enfermement paraissent "évidents" (tels que les barricades ou les murs) ; d'autres semblent être au contraire des hauts-lieux de l’échange (tels que les ponts, comme dans le cas de Mitrovica : voir le billet "Des ponts entre les hommes"). La question des mobilités restreintes permet ainsi de questionner les inégalités spatiales dans les territoires du quotidien au prisme de l’appartenance communautaire, sociale et politique : l'enfermement n'est pas le même en fonction des catégories (culturelles bien sûr, mais aussi sociales et politiques) auxquelles les individus appartiennent. La géographie du danger dans les villes en guerre met ainsi en scène des inégalités dans les pratiques spatiales quotidiennes.
Les mobilités contraintes dans une ville en guerre
Par mobilités contraintes, on entend celles qui sont nécessaires à la survie des habitants dans une ville, malgré la guerre et les risques d'être pris dans des combats. Ainsi, l'entre-soi est poussé à son extrême au point que la maison ou l'appartement devient un sanctuaire, un refuge, et que franchir le seuil de cet habitat est synonyme de mise en danger. La rupture entre espace privé et espace public ne se fait plus alors seulement en termes de discontinuité entre espace de l'intime et espace partagé, mais également entre espace-sanctuaire et espace menaçant. Bien évidemment, la maison comme espace-refuge repose à la fois sur des réalités et sur des représentations : si les murs de la maison protègent en partie, ils ne sont pas imperméables, et les intrusions dans l'espace de l'intime sont nombreuses dans les villes en guerre, que ce soit par le fait de bombardements ou par les entrées de miliciens (l'exemple du siège de Sarajevo est, à ce titre, particulièrement éloquent : voir le billet "Vivre la ville sous le feu"). Néanmoins, sortir de cet espace privé confronte l'individu à des dangers plus importants quantitativement, avec le risque d'être pris dans une fusillade. L'approvisionnement de la maison ou de l'appartement en vivres, en médicaments et en eau contraint l'individu à sortir de cet enfermement pour se positionner dans les territoires du danger. C'est pourquoi, on parle ici de mobilités contraintes, dans la mesure où l’individu ne peut se passer de telles mobilités pour sa survie. Ce type de mobilités questionne les solidarités et les rivalités qui se mettent en scène, ainsi que les trajectoires des habitants pour leur survie, dans des villes où la territorialisation par la violence fragmente les territoires du quotidien, et où la question de l’accessibilité aux besoins fondamentaux (manger, se guérir…) provoque des déplacements durables au sein du "quartier-territoire". Cette restructuration des territoires communautaires permet également de montrer l’existence d’une inégalité sociale dans les mobilités, et ce malgré une guerre qui pourrait laisser à croire que chacun est touché de manière similaire par les violences.
Les mobilités forcées dans les villes en guerre
On entend par mobilités forcées les mobilités effectuées sous la menace des combattants, ou vécues comme telles. De tels déplacements se font dans l’urgence de la menace, sans que la trajectoire ne soit préparée ou contrôlée : or, l’itinéraire dans une ville en guerre reste un enjeu de survie. Il s’agit ici de confronter les habitants dans la place qu’ils occupent au sein de leur ville, de la société urbaine et du "quartier-territoire" pour montrer en quoi les écarts de traitement par les belligérants conditionnent le ressenti vis-à-vis des mobilités. Ces mobilités forcées provoquent donc des déplacements dans la ville en guerre qui amplifient le regroupement communautaire et l’homogénéisation des "quartiers-territoires". Ces mobilités forcées dans les territoires du quotidien sont donc productrices d’une géographie de l’enfermement à l’échelle du quartier, au prisme des (im)possiblités des habitants à se trouver libres de leurs déplacements. Les mobilités forcées sont donc vécues comme éprouvantes dans la mesure où elles obligent chacun à être soumis au contrôle des belligérants s’étant appropriés le "quartier-territoire", au point que les habitants subissent des réglementations dans leurs déplacements "ordinaires", c’est-à-dire ceux relevant du quotidien malgré la guerre.
=> Ces quelques remarques sur les mobilités dans les villes en guerre permettent de questionner l'approche spatiale des mobilités. S'il paraît évident que la géographie analyse avec pertinence les mobilités, on peut ainsi s'interroger sur l'impossible immobilité des individus, même lorsqu'ils vivent dans des villes en guerre où mobilités riment avec dangerosité.
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