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mardi 13 mars 2012

Afghanistan, du lieu symbolique à la symbolique des lieux (3) : les lieux de la présence étrangère

Après une interruption liée à des billets concernant la commémoration de la triple catastrophe (séisme, tsunami, explosion nucléaire) au Japon le 11 mars 2011 (voir les billets : "Le séisme du 11 mars 2011 au Japon : géographie d'une catastrophe" et "Géographie des risques et de la catastrophe : le cas des séismes" du 11 mars 2012), voici la suite de la série de billets "Afghanistan, du lieu symbolique à la symbolique des lieux" (voir le billet introductif et le billet "destruction et appropriation"), avec quelques pistes de réflexion sur les hauts-lieux de la présence étrangère, notamment autour de deux figures : l'ambassade et la base militaire.


Celles-ci sont interrogées au prisme de "l'affaire des Corans brûlés", la base militaire de Bagram où a eu lieu cette incinération d'exemplaires du Coran étant le lieu de déclenchement d'une contestation sous forme de manifestations, d'émeutes et d'attentats qui ont notamment touché des ambassades. Questionner ces lieux de la présence étrangère permettra dans le prochain billet ("Les lieux de la contestation : émeutes et attentats") de discuter des spatialités de la contestation en Afghanistan. Par la violence extrême et très restreinte dans le temps comme dans l'espace, l'attentat est un discours spatial : ses acteurs utilisent la symbolique des lieux ou la foule comme cible privilégiée pour produire une peur ou exprimer le rejet d'un pouvoir. Dans cette perspective, il est nécessaire de comprendre comment des lieux véhiculent plusieurs symboliques qui entrent en rivalité et sont des cibles des actions sur l'espace, qu'elles soient ou non violentes.


Cette série de billets avait été initiée suite à "l'affaire des Corans brûlés" en février 2012 tel que l'événement est nommé dans les médias. Depuis, l'actualité a rejoint cette série de billets, avec le massacre de 16 civils afghans (dont 9 enfants) par un soldat étatsunien sorti dans la nuit du 10 au 11 mars 2012 de sa base militaire. L'incinération des exemplaires du Coran avait été suivie de manifestations, émeutes, violences et attentats qui avaient rapidement gagné le Pakistan. Ce dernier événement risque lui aussi de provoquer la colère, avec l'utilisation de l'espace public comme espace médiatique (au sens d'espace-signe) où cette colère se matérialise. 



La base militaire et l'ambassade :
géosymboles de la présence étrangère


Les ambassades : un dispositif spatial contradictoire


Les ambassades ont souvent été l'objet d'attentats-suicides ces dernières années en Afghanistan. Les ambassades sont un dispositif spatial contradictoire : en tant qu'haut-lieu du pouvoir étranger, elles constituent un lieu-cible de l'attentat ; mais parallèlement, cette même symbolique en font le pôle d'un espace où le maillage sécuritaire est important - d'autant plus que les ambassades sont souvent dans des quartiers déjà porteurs de symbolique, soit un quartier de la présence étrangère, soit un quartier où s'agglomèrent les bâtiments administratifs importants (voir le billet "Les ambassades : du haut-lieu du pouvoir au haut-lieu de la violence", 15 août 2009).


C'est aussi l'architecture de l'ambassade qui dessine la symbolique du lieu : ainsi, dans son ouvrage Au-delà des frontières : l'architecture des ambassades canadiennes (1930-2005), Marie-Josée Therrien discute des liens entre diplomatie et architecture, et note notamment qu' "à l'instar des corpus d'architecture militaire pénitentiaire, il faut souvent attendre des décennies, voire un siècle entier, pour obtenir tous les documents concluants sur la véritable nature des lieux. (...) De plus, ces bâtiments sont les traces matérielles des contextes politiques, économiques et sociaux particuliers à chacun des deux pays engagés dans le processus de planification" (op. cit., p. 54). L'architecture des ambassades est une matérialisation du pouvoir de l'Etat dans un Etat étranger.


Cette architecture diplomatique n'est donc pas neutre : le "modernisme" affiché par certains Etats contraste avec l'architecture locale, et s'impose dans le paysage. Pour certaines ambassades, c'est l'ostentatoire qui en fait des géosymboles de la puissance, notamment dans le cas de nombreuses ambassades étatsuniennes. L'ambassade est donc le lieu de la symbolique étatique, matérialisée par une architecture qui donne à voir la puissance, ou la volonté de puissance (voir le schéma proposé dans le billet "L'immédiat après-guerre à Grozny (vu depuis la Russie)", 9 mai 2009). L'ambassade, pour remplir son "rôle", doit être un lieu chargé de prestige. De fait, elle se trouve au coeur des cibles symboliques des acteurs en armes utilisant pour modalité de combat le harcèlement : chargée de symboles de la présence étrangère rejetée, elles deviennent ainsi des lieux-cibles de l'attentat.


L'ambassade : un dispositif spatial contradictoire,
entre espace de la sécurisation et espace-cible.








La base militaire : lieux et micro-lieux


Si l'on avait déjà abordé sur ce blog l'ambassade comme haut-lieu de la présence étrangère et lieu-cible de l'attentat, il faut également considérer un autre lieu du politique : la base militaire. Elle n'est pas seulement un lieu du militaire, elle porte aussi en elle la symbolique de la présence armée d'un Etat ou d'une coalition d'Etats extérieurs. C'est dans cette perspective que la géographie des conflits ne peut se résumer à la géographie des combats : la géographie culturelle, en abordant la symbolique des lieux et en confrontant les représentations des différents opérateurs spatiaux, est un moyen de comprendre la construction de lieux-cibles et d'espaces-cibles dans les violences (voir notamment Guy Mercier et Olivier Lazzarotti (dir.), 2009, "Géographies de la violence", Cahiers de géographie du Québec, vol. 53, n°150, décembre 2009 ; et Jérôme Tadié, 2006, Les territoires de la violence à Jakarta, Belin, collection Mappemonde, Paris, 303 p.). Croiser les approches et les échelles permet donc de "dépasser" l'approche par les processus à la seule échelle de l'Etat en conflit, et de comprendre les intentionnalités des acteurs en armes et la destruction comme violence symbolique (voir notamment les billets sur l'urbicide).


Le lieu où s'est produite l'incinération d'exemplaires du Coran dans la nuit du 21 au 22 février 2012 (dont il ne s'agit pas ici de discuter si elle était ou non intentionnelle) renforce la violence symbolique perçue dans cet acte. On peut également considérer ces exemplaires du Coran comme des micro-lieux chargés de symbolique : ainsi, le géographe Michel Lussault explique que l'on peut "décomposer le lieu en micro-lieux, ceux-ci toujours sensiblement intégrés dans l'espace limité qui les contient et qui demeure un cadre explicite de la coprésence possible des individus et des choses" (Michel Lussault, 2003, "Lieu", dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Belin, Paris, p. 562). Dès lors, plusieurs échelles s'entremêlent : la base militaire est perçue par les acteurs locaux comme le haut-lieu de la présence étrangère (rejetée pour certains). A l'intérieur de la base militaire, la présence d'exemplaires du Coran a été perçue comme utilisée (il ne s'agit pas ici de "trancher" pour savoir si l'acte était intentionnel ou non) comme le micro-lieu symbolique de la religion musulmane, considérée par ces militaires comme "néfaste". Brûler des exemplaires du Coran dans une base militaire étatsunienne en Afghanistan répond donc d'une double symbolique : la violence symbolique perçue dans l'acte et la symbolique du lieu de cette incinération.


Cette symbolique de la base militaire n'est pas spécifique au cas de l'Afghanistan, ni mêmes des territoires en guerre. Par exemple, le géographe Philippe Pelletier, dans son intervention "Îles interdites et montagnes profondes : de l'espace sacré au Japon" (Cafés géographiques, 14 janvier 2004, compte-rendu par Yann Calbérac), note qu' "une base militaire américaine devait être construite sur une petite île au sud de Tokyo. Les populations locales refusent (et la base n'a finalement pas été construite) au motif qu'y résident des dieux" : c'est ici la sacralité de l'espace mais aussi l'identité nippone qui sont perçues comme des motifs de refus d'un aménagement qui ancrerait un haut-lieu de la présence étrangère, qui plus est un lieu militaire, dans un espace géosymbolique : Philippe Pelletier explique en effet le culte des montagnes et des îles sacrées au Japon qui "a des conséquences sur l'urbanisme japonais, ce labyrinthe urbain où le sacré est caché" (à lire, sur cette question, les travaux d'Augustin Berque et de Philippe Pelletier, et notamment : Augustin Berque, 1982, Vivre l'espace au Japon, Presses Universitaires de France, Paris, 226 p. ; Augustin Berque, 1986, Le sauvage et l'artifice. Les Japonais devant la nature, Gallimard, Paris, 322 p. ; Philippe Pelletier, 1997, La Japonésie : géopolitique et géographie historique de la surinsularité au Japon, CNRS Editions, Paris, 400 p. ; Philippe Pelletier, 2003, Japon. Crise d'une autre modernité, Belin/La documentation française, Paris, collection Asie plurielle, 207 p.).


Par conséquent, la base militaire ne peut être pensée seulement comme un "point" dans le dispositif sécuritaire militaire déployé sur un théâtre d'opération : elle est un espace médiatique, non par la présence de journalistes, mais parce que comme tout espace, la base se trouve être une médiation entre la société et l'individu : "l'influence de l'espace physique sur l'individu se trouve médiatisée par le système socioculturel alors que ce dernier est à son tour médiatisé, inscrit et pérennisé par/dans et à travers l'espace" (Amor Belhedi, site Epistémologie de la géographie, "L'espace géographique : de l'absolu au relatif"). Le choix d'un lieu pour un moment médiatique, pour une manifestation, pour une démonstration du pouvoir, pour un attentat... n'est jamais neutre : "un lieu peut être considéré comme « symbolique » dans la mesure où il signifie quelque chose pour un ensemble d´individus ; ce faisant, il contribue à donner son identité à ce groupe" (Jérôme Monnet, 1998, "La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité", Cybergéo, rubrique Politique, Culture, Représentations, article 56). Une base militaire étrangère matérialise cette présence, et produit des représentations pour les acteurs politiques, les acteurs en armes, mais aussi pour les habitants "ordinaires". La problématique de la symbolique des lieux se trouve au coeur de la question de l'acceptation de cette présence.


L'exemple de la base aérienne de Manas au Kirghizistan a été analysée en détail par le géographe Mickaël Aubout dans son article : "Géographie militaire d'une base aérienne : l'exemple de la base de Manas (2002-2004)", Penser les Ailes Françaises, n°19, 2009, pp. 28-38. "Connaître les caractéristiques du milieu au sein duquel doit opérer une armée reste un gage de son succès" (p. 29), mais on ne peut résumer la question du "milieu" au seul environnement matériel qui permet de prendre en compte les caractéristiques physiques de l'ancrage de la présence militaire sur un théâtre d'opérations. "La prise en compte de la dimension culturelle de l’environnement d’accueil, ainsi que celle des contingents s’implantant – d’autant plus dans le cadre d’une coalition – doit être une règle" (op. cit., p. 33). Comme le souligne le colonel Jean-Marc Laurent : "sur un théâtre d'opérations comme en métropole, une base aérienne voit sa justification dans son rôle d'outil de combat. Outre son potentiel opérationnel, sa pérennité est toujours liée à sa capacité de s'intégrer politiquement et économiquement dans l'environnement local. (...) Pour être pérenne, la base aérienne doit donc se fondre dans le paysage local et se faire accepter par la population" (Colonel Jean-Marc Laurent, 2003, "Déploiement allié au Kirghizistan : la dimension internationale d'une base aérienne", Les Cahiers de Mars, n°177, n°2003/2, p. 108).


A noter que le lieu ne peut permettre de sous-estimer l'acte et la représentation de l'acte : une autre "affaire" avait ainsi provoqué des manifestations de colère similaires fin mars 2011. Une manifestation à Kandahar avait ainsi dégénéré en violences début avril 2011, faisant une dizaine de morts. Cette manifestation faisait suite à la contestation d'un autodafé d'un exemplaire du Coran par un pasteur étatsunien : cette incinération a eu lieu sur le sol des Etats-Unis. Ce n'est donc pas le lieu en tant que localisation qui prime, mais bien la symbolique des lieux de l' "événement". Dans le cas de l'autodafé de fin mars 2011, les répercussions sur le sol afghan d'une incinération à quelques milliers de kilomètres des espaces de vie des contestataires montrent l'emboîtement des échelles dans la question sécuritaire. Dans le cas, plus récent, de "l'affaire des Corans brûlés", c'est un autre aspect de l'interspatialité qui est éprouvé : la cospatialité.


Cette approche renvoie aux travaux du géographe Jacques Lévy qui distingue trois types d'interspatialités. "L'interaction spatiale peut porter sur des objets dans l'espace. Elle peut aussi s'appliquer à des espaces constitués de plusieurs objets (lieux, aires). On parle alors d'interspatialité. Les interspatialités peuvent se classer en trois familles : l'interface, l'emboîtement et la cospatialité. A la différence des opérateurs géographiques élémentaires (acteurs, objets), les espaces sont des situations impliquant et agençant plusieurs logiques d'action, plusieurs acteurs. On ne peut donc traiter de leurs interactions comme s'il s'agissait de gérer la contradiction géographique fondamentale entre contact et écart(Jacques Lévy, 2003, "Interspatialité", dans Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés, Belin, p. 523). L'interface est "l'une des interspatialités, caractérisée par la mise en contact de deux espaces" (Jacques Lévy, 2003, "Interface", op. cit., p. 522). "L'emboîtement relie les espaces par une transformation scalaire (petit/grand) et par une inclusion de l'un dans l'autre" (Jacques Lévy, 2003, "Emboîtement", op. cit., p. 306). La cospatialité est "l'une des interspatialités caractérisée par la mise en relation de deux espaces occupant la même étendue" (Jacques Lévy, 2003, "Cospatialité", op. cit., p. 213).


Les relations entre espaces doivent être mises en exergue pour ne pas penser seulement le niveau géostratégique (à l'échelle mondiale), mais également le niveau "géo-opérationnel" (à l'échelle régionale ou à l'échelle du théâtre d'opérations) et le niveau "géo-tactique" (à l'échelle locale), qui ne se déclinent pas seulement en termes d'opérabilités et de niveaux hiérarchiques, mais également pour les acteurs en armes, pour les acteurs politiques et pour les habitants "ordinaires" en termes de symbolique, d'appropriation, d'appartenance, de territorialisation de la violence... Ce détour par l'approche des interspatialités selon le géographe Jacques Lévy permet de comprendre que la base militaire ne peut seulement être pensée comme un "point" du dispositif sécuritaire sur un théâtre d'opérations, puisqu'elle est à la fois un espace médiatique (en tant qu'espace-signe), un espace de vie (pour les militaires) et un dispositif spatial intégré dans un dispositif sécuritaire plus englobant (le théâtre d'opérations). Dans cette perspective, elle est un espace géosymbolique, qui interagit avec son environnement proche.




=> La symbolique des lieux produit donc des espaces géosymboliques qui sont des enjeux dans la géographie de la sécurité et la géographie de l'insécurité sur un théâtre d'opérations. Les lieux du politique doivent être analysés selon les représentations qu'en ont les acteurs de la guerre et les acteurs de la paix, mais aussi les habitants "ordinaires". On rejoint là l'idée de "gagner les coeurs et les esprits". S'il ne s'agit pas ici de revenir sur la pertinence de cette approche dans la stratégie, force est de constater, par la parution récente de l'ouvrage collectif Afghanistan : gagner les coeurs et les esprits (dirigé par Pierre Micheletti, 2011, RFI/Presses universitaires de Grenoble) qui reprend le principe stratégique tant défendu par le général McChrystal pour l'Afghanistan au compte de l'action humanitaire, que l'acceptation sociale des acteurs de la pacification (armées, humanitaires...) passe par cette interaction entre ces acteurs et la population locale. On postule ici que la compréhension de la symbolique des lieux est un "outil" pour comprendre ces interactions et un enjeu de la pacification des territoires.




Gagner les coeurs et les esprits : quelques éléments du débat stratégique
- Colonel Jean-Michel Destribats, "Gagner les coeurs et les esprits", Doctrine, n°12, mai 2007, pp. 106-107.
- Général McChrystal, "Comment nous allons gagner en Afghanistan", entretien mené par Renaud Girard, Le Figaro, 29 septembre 2009.
- "Gagner les coeurs et les esprits. Origine historique du concept. Application actuelle en Afghanistan", Cahier de la recherche doctrinale, CDEF/DREX, juillet 2010, 121 p.
- "Dossier spécial Afghanistan", Penser les Ailes Françaises, n°23, été 2010, Actes du colloque du 1er décembre 2009 Le fait aérien en Afghanistan, 124 p.



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