Droits d'auteurs et citations

Tous les éléments publiés sur ce blog peuvent être utilisés avec l'accord de l'auteur du blog et A LA CONDITION de citer les sources utilisées (qu'il s'agisse du ou des billets utilisés comme des auteurs cités dans le blog). Merci de respecter les droits d'auteur (pour tous les textes et documents utilisés dans le blog, y compris pour les auteurs cités). Pour me contacter : benedicte.tratnjek[at]gmail.com

jeudi 30 avril 2009

Vivre "la ville sous le feu"


Publié dans l'Alliance géostratégique dans le cadre du thème du mois d'avril 2009 : "La ville sous le feu".


La ville sous le feu n’est pas seulement un théâtre d’opérations, c’est aussi un espace de vie, un espace dans lequel il faut survivre. Pour compléter les différentes approches proposées par les membres de l’AGS, Bénédicte Tratnjek (Géographie de la ville en guerre) propose une présentation des différents enjeux pour les populations locales confrontées à la guerre dans leur ville.


Un thème comme « la ville sous le feu » prête bien évidemment à des réflexions sur les stratégies militaires, sur les moyens d’action employés par les belligérants, sur la dimension asymétrique des combats urbains… Mais on peut également se pencher ce que signifie « vivre la ville sous le feu ». On pense aux exemples célèbres de ville en guerre : Mogadiscio, Grozny, et pas si loin de nous : Belfast, Nicosie, Mitrovica, Sarajevo. Des images telles que « Sniper Alley » (surnom donné à une grande artère dans la ville de Sarajevo, soumise aux tirs des snipers serbes situés sur les collines surplombant la ville, empêchant ainsi les habitants assiégés de sortir de chez eux, coupant la circulation entre le centre-ville et les périphéries Ouest) ou les images de la bibliothèque de Sarajevo, incendiée puis détruite, haut-lieu de la rencontre entre les populations, symbole du « mélange » des différents peuples et héritages historiques. Mais, au final, la ville en guerre n’est pas seulement un théâtre d’opérations qui posent des questions « techniques » (asymétrie, milieu en trois dimensions, « cachette » dans les maisons, civils comme boucliers humains…), « la ville sous le feu » reste un espace de vie.

On se propose ici de présenter quelques aspects de l’action militaire dans le cadre d’une mission d’interposition ou d’imposition de la paix non pas en fonction des belligérants eux-mêmes, mais en fonction de la population civile et de ses perceptions. Parce qu’au final, l’Armée française doit comprendre les territoires des combats pour venir en aide à cette population : arrêter le conflit n’est pas une fin en soi, c’est un moyen pour protéger la population civile, véritable destinataire des interventions militaires de la France. La ville de Sarajevo peut permettre de mettre en exergue quelques dimensions du « vivre la ville en guerre » entre combats et stratégies de survie des habitants. Entre enfermement sécuritaire et nécessité de sortir de cet enfermement (ne serait-ce que pour s’approvisionner en nourriture) A l’image de cette ville assiégée (paroxysme de l’enfermement mais aussi de la volonté d’échapper dans cet enfermement), on s’interrogera sur la ville en guerre comme un espace clos et un espace d’enfermement, sur les modalités et les significations de cet enfermement : la ville sous le feu, une ville-prison ?



Territoires des combats et territoires du quotidien dans la ville assiégée
La « ville sous le feu » est donc un espace de vie. Que signifie vivre dans cette ville ? Ou plus précisément survivre. De manière non exhaustive, on peut déjà distinguer deux types de villes en guerre : la ville assiégée et la ville « ouverte » (ou tout du moins dont les habitants ont la possibilité – au moins théorique – d’aller et venir entre la ville et son environnement proche). Dans la ville assiégée, l’enfermement paraît évident : le siège est là pour empêcher l’approvisionnement de la ville, et donc obtenir sa reddition par capitulation des habitants ne pouvant survivre. L’enfermement est donc une stratégie militaire. Mais il affecte aussi profondément les modes de vie à l’intérieur de la ville à mesure qu’il se prolonge.

L’exemple célèbre de Sarajevo est particulièrement illustratif. Pourquoi une telle stratégie ? La topographie explique en grande partie ce choix pour l’armée serbe : la ville de Sarajevo est entourée au Nord, à l’Est et au Sud par des hauteurs (particulièrement hautes au Nord et à l’Est de la ville). Seule ouverture « naturelle » : l’Ouest de la ville. La sortie Ouest ne constitue pas pour autant une voie de sortie « idéale » dans la mesure où les voies d’accès sont positionnées sur un poljé, c’est-à-dire une plaine marécageuse et instable, souvent inondée. D’une part, prendre la ville de Sarajevo n’est pas aisé parce qu’il est difficile d’y faire pénétrer massivement des chars par une seule voie d’accès (l’Ouest), elle-même limitée quant à la capacité de chars qu’elle peut faire passer par jour sans risquer l’effondrement des routes. Une seule voie d’accès avec une possibilité très réduite en nombre de véhicules. D’autre part, cette topographie qui complique la prise de la ville, facilite grandement son siège. Difficile pour un allié extérieur à la ville de venir prêter main forte aux habitants assiégés. Difficile pour les habitants de contrecarrer le siège des militaires serbes positionnés sur les hauteurs de la ville de Sarajevo : il est évident qu’il est plus facile d’atteindre une cible en tirant depuis des hauteurs pour viser vers le bas que l’inverse !

Cela renvoie à l’un des points primordiaux de la guerre urbaine : la parfaite connaissance par les belligérants locaux (au moins au niveau des décideurs) de la ville, de ses atouts et de ses contraintes. Une des principales « qualités » du guérillero urbain se trouve justement dans cette connaissance, qui permet de contrecarrer la puissance numérique et technologie d’un adversaire extérieur.

En quoi consiste, dans cet exemple, précis cette connaissance de la ville ? Tout d’abord, la maîtrise de la ville repose sur la connaissance géographique en termes d’urbanisme. L’urbanisation de la ville Sarajevo s’est effectuée en plusieurs temps, ce qui affecte les formes urbanistiques (hauteurs des bâtiments) et le type de voierie (aération ou non du tissu urbain), deux éléments qui conditionnent l’utilisation de tels ou tels matériels militaires dans la ville en guerre. On distingue, grossièrement, trois types de quartiers, qui correspondent à trois temps dans l’histoire de l’urbanisation : le centre historique, les extensions du centre sur les hauteurs Nord (et dans une moindre mesure Est et Sud) et les quartiers « récents » (mouvement massif d’urbanisation dans la périphérie Ouest lors de la période titiste).



Le centre historique, autour du quartier de Bascarsija, quartier commerçant (carsi en turc signifie marché), aux ruelles entremêlées, dallées, souvent fermées à la circulation (souvent trop étroites pour y accéder en voiture), se terminant parfois en impasses, qui accueillent des échoppes de plein pied aux toits débordant sur la rue. Dans ce quartier, impossible pour les belligérants ou pour la force d’interposition de se déplacer autrement qu’à pied : la supériorité technologique n’est donc pas une aide. De plus, s’y repérer n’est pas toujours chose aisée pour celui qui ne connaît pas la ville (tout au moins, il part nettement désavantagé vis-à-vis du combattant qui la connaît parfaitement) ; la visibilité y est fortement réduite (c’est donc un piège certain pour les militaires qui s’y aventurent, en proie à des tirs de snipers cachés dans les échoppes) ; et les communications s’en trouvent fortement réduites (le manque d’aération du tissu urbain est une forte contrainte pour les transmissions, ce qui isole très fortement les équipes en patrouille dans ce quartier). Un quartier qui assurément assure aux belligérants locaux de nombreux avantages : « planques » dans les maisons ou magasins, facilité de « disparaître » (tant au niveau des Serbes positionnés sur les hauteurs, dont l’avantage stratégique se trouve fortement réduit ; qu’au niveau des ennemis positionnés dans la ville)…

À côté de Bascarsija, se trouve l’ancien quartier austro-hongrois, dans lequel se concentrent les anciens lieux du pouvoir impérial, grandes édifices donnant sur des rues quelque peu plus aérées, mais issues d’un urbanisme datant de l’aire avant l’automobile. La circulation y est plus facile, le tissu urbain quelque peu plus aéré que dans Bascarsija, mais on reste là dans un quartier très dense, dont la visibilité reste assez limitée. Les deux quartiers (ottoman et austro-hongrois) forment le centre historique de Sarajevo, et constitue le cœur de la ville. Mais qu’en est-il pour la population vivant dans ce centre lors du siège ? Au-delà des problèmes généraux affectant l’ensemble de la ville de Sarajevo (coupures d’électricité, manque de fuel pour le chauffage, ravitaillement alimentaire très restreint…), le centre historique se distingue par un enfermement total, ainsi que par la mise en place d’une guerre de milices à l’intérieur du quartier. C’est un quartier symbolique : il symbolise à la fois la rencontre et l’échange des populations : mariages mixtes, présence des hauts-lieux religieux des quatre communautés de la ville (église orthodoxe, cathédrale catholique, mosquée principale, temple juif), géosymboles de la mixité communautaire (bibliothèque de Sarajevo dans laquelle on trouve des documents symbolisant la diversité des héritages – austro-hongrois, ottomans, serbes, bosniaques, croates, juifs… – qui, réunis, symbolisent l’entente, et plus encore le multiculturalisme qui forme l’essence même de l’identité sarajévienne)…

C’est donc un quartier-verrou dans la guerre psychologique que se mènent les milices : s’approprier le centre historique devient un enjeu fondamental. À la fois pour la forme urbanistique qui prête à la mise en place d’une guérilla urbaine et pour les symboles que représente ce quartier, le centre historique est donc disputé par des milices qui mettent en place des « opérations » de terreur. Le quartier, tout comme l’ensemble de la ville de Sarajevo, était avant le déclenchement de la guerre un quartier mixte : toutes les populations vivant dans Sarajevo (et plus généralement en Bosnie-Herzégovine) y étaient représentées. Et plus encore, y étaient mélangées : pas de discrimination communautaire dans le paysage socioculturel de la ville de Sarajevo. La répartition des habitants s’effectuait selon un gradient descendant de richesses en partant du centre-ville vers les banlieues Est, ainsi qu’en fonction de l’ancienneté de l’installation dans la ville (des classes moyennes pouvaient ainsi se retrouver près du centre historique, leur famille étant installée depuis très longtemps dans la ville). Et plus encore, de nombreux mariages mixtes, ainsi que des habitants se déclarant « yougoslaves » (les habitants de l’ex-Yougoslavie devaient déclarer eux-mêmes leur nationalité : Tito avait créé une nouvelle catégorie « yougoslave », identité mettant en exergue le sentiment d’appartenir à un peuple national, au-delà de l’appartenance ethnique).

La guerre des milices s’est appuyée sur la haine de cette identité multiculturelle (voir la question de l’urbicide) : l’un des objectifs était de séparer les populations, de « briser » ce vivre ensemble caractéristique des villes, tout particulièrement de la ville de Sarajevo, et ainsi de forcer les habitants à choisir un camp, de s’identifier à une communauté, et donc à une milice qui les protégeraient. Les exactions des milices (serbe, bosniaque et croate) visaient non seulement à créer la peur dans le camp de « l’Autre », mais aussi dans son propre camp, et ainsi à rendre la protection par la milice indispensable, protection accordée à la seule condition de se déclarer ouvertement d’une ethnie). La peur des représailles de la milice de « l’Autre » a ainsi créé une géographie de la peur qui a contribué à séparer les espaces de vie des différentes communautés, par un repli sur soi, un entre-soi communautaire vécu comme une stratégie de protection, une stratégie de survie.

Pendant la guerre, on est alors passé d’un « vivre ensemble » qui caractérisait l’identité sarajévienne, à un « vivre entre-soi » avec l’émergence de micro-territoires au sein de la ville caractérisés par leur homogénéité ethnique. Cela n’a pas eu seulement lieu dans le centre historique, mais également dans l’ensemble de la ville (les extensions de la ville sur les hauteurs étaient aussi le théâtre de guerres de milices, notamment du fait de leur proximité avec les positions de l’armée serbe).


Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2005, Les militaires face au milieu urbain : étude comparative de Mitrovica et de Sarajevo, mémoire de DEA, Université Paris-Sorbonne, p. 169.


Autre quartier : la périphérie Ouest. Elle s’est étendue brutalement et massivement lors de l’aire titiste, et reflète un développement économique de la Bosnie-Herzégovine, ainsi que la place centrale de la ville de Sarajevo dans l’organisation politico-économique de cette République, au cœur de la Yougoslavie. Les populations néo-citadines s’y sont installées à partir des années 1960, et surtout 1970. L’urbanisme y est très différent des autres quartiers de la ville, contrastant tout particulièrement avec les petites ruelles entremêlées de Bascarsija. On y retrouve les principes hygiénistes appliqués à la ville communiste : grandes artères très aérées, très étendues, selon un plan géométrique, avec de grands immeubles gris, tous semblables, dans lesquels on retrouve des appartements strictement similaires. Le tissu urbain est très aéré, mais cette aération n’empêche pas une forte densité de population (la hauteur des immeubles permettant de loger de nombreux habitants dans ces quartiers).

Principes hygiénistes qui répondent à deux objectifs principaux : d’une part l’aération du tissu urbain permet de maintenir la propreté des rues et de garantir des conditions sanitaires optimales ; d’autre part, cette même aération permet le contrôle de la ville : contrôle contre les menaces extérieures (l’entrée Ouest de la ville ouvre sur une vaste étendue, qui empêche tout adversaire de s’introduire dans la vile par effet de surprise) et contre les menaces intérieures, contre tout soulèvement populaire dans la ville elle-même (on retrouve là les principes du baron Haussmann lors des percées des grandes avenues parisiennes au XIXe siècle : il est plus simple de canaliser une foule dans de grandes artères que dans un dédale de petites ruelles).

De ce fait, cette partie de la ville de Sarajevo amène d’autres stratégies pour les belligérants, qui elles-mêmes conditionnent les stratégies individuelles de survie pour les habitants. Le cas de « Sniper Alley » illustre parfaitement ces autres stratégies : le boulevard Selimovic est une grande artère de 10 kilomètres de long qui, pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine, subissait les tirs de snipers cachés dans les plus hauts étages des immeubles désertés par leurs habitants pour tirer sur les habitants s’aventurant dans la rue. L’enfermement des habitants ne se construit pas autour des représailles des milices, mais de la peur des tirs de snipers.

Anecdotique ? Pas si sûr. Deux rythmes vont donc s’imposer dans la ville : dans le centre historique et les quartiers jonchant les hauteurs de Sarajevo, la nuit est la période de la journée la plus dangereuse, les milices se faufilant encore plus facilement pour commettre toutes sortes d’exactions (non que la journée ne soit pas dépourvue de dangers!) : les habitants peuvent, en prenant de grands risques, sortir de leurs habitations et tenter de se faufiler (à l’abri des toits des échoppes ou cachés dans les ruelles) jusqu’aux points de ravitaillement les plus proches. Bien évidemment, les dangers sont grands (l’exemple des attentats du marché de Markale, le 5 février 1994 et le 28 août 1995, est là pour en témoigner!).

Dans la périphérie Est, le rythme de la vie urbaine (ou plutôt de la survie urbaine !) est différente : la journée est beaucoup plus dangereuse, laissant aux snipers de meilleures conditions pour viser tout habitant qui tenterait de sortir : la nuit constitue donc un temps-refuge dans ces quartiers (bien que, là encore, le « refuge » ne soit pas dépourvu de dangers !) : on vit, on commerce, on trafique la nuit. Deux types de stratégies utilisées par les belligérants (qui sont elles-mêmes fonction des différenciations dans l’organisation sociospatiale de la ville), deux modes de survie pour les habitants, tous deux conditionnés par la peur.



Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2005, Les militaires face au milieu urbain : étude comparative de Mitrovica et de Sarajevo, mémoire de DEA, Université Paris-Sorbonne, p. 177.




La ville assiégée comme « prison urbaine » ?
L’enfermement est donc un élément fondateur de la condition urbaine dans la ville en guerre, et ce à plusieurs échelles : celle de la ville (privation de liberté de déplacement entre intérieur et extérieur de la ville) comme celle du quartier (déplacements contraints par les actions miliciennes, qui conditionnent le micro-quartier comme un espace de repli collectif en voie d’homogénéisation communautaire, homogénéisation qui se construit autour des stratégies d’entre-soi répondant aux logiques de peur) et de la maison (comme espace de repli individuel). Cela renvoie aux différents travaux sur les prisons et la vie des prisonniers entre espace vécu et espace imaginé, notamment ceux du géographe Olivier Milhaud pour qui « la clôture ne suffit pas à produire de l’enfermement, la clôture n’est pas totale, bien qu’elle se situe à l’articulation d’une discontinuité radicale entre le dedans et le dehors» (Olivier MILHAUD, 2009, « La clôture suffit-elle à faire un espace d’enfermement ? Spatialités contradictoires et poreuses des prisons françaises contemporaines », Cahiers de l’ADES, n°4, pp. 45-58). Une résistance peut se mettre en place dans les villes assiégées, pour tenter de dépasser cet enfermement. La ville assiégée se construit comme une « prison urbaine », dans laquelle on retrouvera les mêmes contradictions entre espace vécu (enfermement absolu que défendent les assiégeurs) et espace représenté (imaginaire de liberté que défendent les assiégés).

L’exemple du tunnel de Sarajevo illustre parfaitement les contournements de l’enfermement dans la ville assiégée. Ce contournement est possible grâce à deux facteurs notamment : d’une part, la résistance d’une proximité et d’une entraide entre les populations à l’intérieur de la ville de Sarajevo, et ce malgré les représailles des milices ; d’autre part, par la persistance dans l’espace imaginé des habitants d’une représentation de l’ailleurs, du dehors, de l’ouverture de la ville. La construction du tunnel a permis aux Sarajéviens de se ravitailler en nourriture, mais aussi en médicaments, en fuel, en armes, en marchandises permettant l’élaboration d’un marché noir entre vente de produits à des prix prohibitifs et trocs en tous genres, tout en évitant les tirs des Serbes installés sur les collines entourant de Sarajevo. Ainsi, en évacuant 2800 m3 de terre et en amenant 170 m3 de bois pour étayer, est né un tunnel de 800 mètres de long, d’une largeur d’environ un mètre, une hauteur moyenne d’1,5 mètre. La difficulté de cette construction a été de se retrouver confrontée aux caractéristiques souterraines de la ville de Sarajevo : « le sous-sol de la piste était truffé d’installations techniques, et à plus de trois mètres de profondeur, on tombait sur des nappes d’eau » (Jovan DIVJAK, 2004, Sarajevo, mon amour, Entretiens avec Florence La Bruyère, Buchet/Chastel, Paris, p. 168.). Cette construction souterraine était tellement utile pour organiser la résistance de la ville de Sarajevo et le désenclavement de la ville, malgré le siège des Serbes qu’un deuxième tunnel (la construction de ce second édifice a pu être plus longue et peaufinée, dans la mesure où les Sarajéviens n’étaient plus contraints à l’urgence, disposant déjà d’un tunnel) a été construit : « en 1995, on a construit un deuxième tunnel, si large qu’il me rappelait le métro de Paris. Des véhicules l’ont emprunté mais il n’a servi que quatre ou cinq mois avant la fin de la guerre » (Jovan DIVJAK, op. cit., p. 171).

Le tunnel montre combien la vie dans « la ville sous le feu » est le fait de stratégies de survie à la fois individuelles et collectives, entre individualismes et solidarités, le tout plongé dans le règne de la « débrouille ». De plus, l’exemple démontre à la fois les limites du siège qui crée bien un espace clos mais n’aboutit pas à l’enfermement le plus total. C’est en cela que la ville assiégée peut être interrogée comme une « ville prison », dans toutes ses contradictions, entre enfermement et porosité.


Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2005, Les militaires face au milieu urbain : étude comparative de Mitrovica et de Sarajevo, mémoire de DEA, Université Paris-Sorbonne, p. 147.


L’enfermement ne se vit pas seulement dans les villes assiégées. Si « la clôture ne suffit pas à faire l’enfermement » (Olivier MILHAUD, op. cit., p. 45), l’absence de clôture ne suffit pas non plus à créer la liberté de déplacement dans la ville en guerre. D’une part, des logiques de peur s’ancrent dans les esprits, et de ce fait dans les pratiques spatiales, créant autant de clôtures mentales. D’autre part, d’autres clôtures peuvent s’ériger, à l’intérieur de « la ville sous le feu » elle-même. On en revient à la question des murs dans la ville en guerre, entre urbanisme de paix (« murs de sécurité » : séparer n’est pas un but, mais un moyen déployé pour garantir la sécurité des populations, comme dans le cas bien connu des peacelines à Belfast) et urbanisme de guerre (les murs sont construits pour marquer physiquement les limites du quartier-territoire, c’est-à-dire le quartier communautaire approprié et défendu par une milice, dans lequel « l’Autre » n’est pas le bienvenu). La question de l’enfermement se pose dans toutes les villes en guerre, qui tendent à une fragmentation : la ville n’est plus un espace de vie collectif, mais se divise en de multiples micro-quartiers dans lesquels se réorganise une société dictée par l’homogénéisation communautaire recherchée par les milices. La question de l’enfermement se pose donc à différentes échelles à l’intérieur même de « la ville sous le feu » : celle des quartiers et celle de la maison. Dans le quartier (entendu non au sens d’une délimitation administration et juridique dans le découpage de la ville, mais bien de l’espace de vie, ou plutôt des espaces de vie qui se construisent en rejet de « l’Autre »), l’enfermement pose la question du statut de l’habitant : appartient-il à la communauté majoritaire dans le quartier (et dans ce cas, le quartier constitue un territoire-refuge) ou à une minorité (dans ce cas, le quartier constitue un territoire du danger) ? La peur conditionne l’enfermement, ainsi que les pratiques spatiales et les déplacements intraurbains : dans le quartier-territoire (pour reprendre l’expression très juste de la géographe Elisabeth DORIER-APPRILL), la population majoritaire peut se déplacer, du moins se trouve sous la protection de la milice. Le quartier constitue l’espace clos, et le seuil du quartier est une limite à ne pas franchir sous peine de pénétrer dans le quartier de « l’Autre », c’est-à-dire dans un territoire du danger. A l’opposé, la population minoritaire y vit sous la menace des représailles de la milice, ce qui explique des déplacements de populations, malgré la menace des tirs. Par exemple, dans la ville de Mitrovica, déjà fortement divisée avant la guerre du Kosovo entre mars et juin 1999 entre un Nord majoritairement serbe au Nord de la rivière Ibar et un Sud très majoritairement albanais, les « poches de minorités » (serbes au Sud de l’Ibar et albanaises au Nord) se sont vidées en très grande partie de leurs populations, chacun préférant traverser la rivière pour s’installer dans le quartier où sa communauté était protégée. La guerre a donc fortement renforcé les logiques d’entre-soi communautaire et d’enfermement dans le quartier-territoire, jusqu’à créer deux villes qui s’opposent en tous points l’une à l’autre (voir Bénédicte TRATNJEK, 2006, « Le nettoyage ethnique à Mitrovica : interprétation géographique d’un double mouvement forcé », Le Bulletin de l’Association de Géographes Français, décembre 2006, volume 83, n°2006-4, pp. 433-447).




Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2004, Les opérations militaires en milieu urbain : le cas de Mitrovica, mémoire de maîtrise, Université Paris-Sorbonne, p. 70.


L’enfermement à l’échelle du quartier se vit alors comme une stratégie de survie. Mais l’on peut également analyser la question de l’enfermement comme condition urbaine dans la « ville sous le feu » à l’échelle de la maison. Lieu-refuge par excellence, la maison constitue l’essentiel de l’espace de vie lors de la guerre dans une ville. Les solidarités familiales sont d’autant plus renforcées. Sortir de la maison constitue un acte de mise en danger, même au sein du quartier-territoire. C’est là une des principales conséquences des tirs, des feux dans la ville : le rétrécissement à outrance des espaces pratiqués. Pourtant, franchir le seuil de la maison est un mal nécessaire : pour se ravitailler en vivres en premier lieu. De plus, les actions des belligérants atteignent souvent cet espace-refuge : d’une part par les tirs d’obus, de rafales… qui menacent cet espace de sécurité ; d’autre part, par les exactions commises par les milices qui pénètrent dans cet espace-refuge pour menacer les habitants (soit pour s’assurer de leur allégeance à la milice, soit pour menacer des minorités et leur signaler que leur présence n’est pas acceptée). Vivre dans « la ville sous le feu » relève donc une perpétuelle mise en danger. D’où la prégnance de la peur qui affecte les liens sociaux. Et le plus souvent la radicalisation des populations, même les plus modérées, et le rejet de « l’Autre ». C’est ainsi que le paysage socioculturel des villes de Sarajevo (de la ville multiculturelle à la ville « bosniaquisée ») et de Mitrovica (avec un renforcement des logiques d’enfermement communautaire), comme de tant d’autres (on peut citer la disparition des espaces de rencontre dans la ville de Beyrouth, la Ligne verte dans la ville de Nicosie, les peacelines qui délimitent les quartiers-territoires à Belfast, la construction de murs de séparation dans la ville de Bagdad…) se trouve marqué par l’enfermement et la peur, et ce bien au-delà des limites temporelles de la guerre à proprement parlé.


Conférence "L'importance stratégique du Sahel"


Le Centre d'Etudes et de Recherche de l'Ecole Militaire (CEREM) organise une conférence sur L'importance stratégique du Sahel, qui sera l'occasion de présenter les conclusions de travaux antérieurs menés dans le cadre du CEREM. La conférence aura lieu le 6 mai 2009 de 18h à 20h à l'Ecole militaire, dans l'amphithéâtre Lacoste (21 place Joffre, Paris 7ème), en présence de l’amiral Jean DUFOURCQ (directeur de recherche au CEREM), de monsieur Mehdi TAJE, (chercheur associé au CEREM) et de monsieur le Colonel Lamine DIABIRA (directeur du Centre d'Etudes Stratégiques - Mali).


"La ville sous le feu" : le thème du mois de l'AGS


Le thème du mois de l'Alliance géostratégique, blog réunissant les contributeurs de divers blogs consacrés aux questions de défense et de relations internationales, était consacré à "la ville sous le feu". L'occasion de voir des billets sur différentes lectures de "la ville sous le feu" et d'élargir les points de vue !

mercredi 29 avril 2009

Zones grises : les zones tribales au Pakistan


Le 29 avril 2009, l'armée pakistanaise a pris le contrôle de la principale ville de la vallée de Buner, à l'Est des régions tribales du Pakistan tenues par les Talibans (Voir "Pakistan : l'armée affirme avoir repris le chef-lieu de Buner aux talibans", AFP, 30 avril 2009). Cette opération militaire a permis de prendre le contrôle de la ville de Daggar, mais le reste de la vallée de Buner reste sous le contrôle des Talibans (Voir "L'armée pakistanaise contrôle la principale ville de Buner", L'Express, 29 avril 2009). Dans la semaine du 20 avril 2009, les Talibans avaient conquis la ville de Daggar, prenant le contrôle de toute la vallée de Buner, située dans la Province du Nord-Ouest, s'approchant ainsi de la capitale du Pakistan, Islamabad (voir "Pakistan : L'inexorable progression des talibans vers la capitale", LCI, 24 avril 2009).



Les zones tribales : une "zone grise"
On entend par "zones grises" (ou Terrae incognitae) "des zones - et des populations - exclues du réseau mondial de l'autorité politique, de l'économie d'échange, de l'information et qui se structurent selon leurs propres lois, atteignant un haut degré d'autonomie et d'opacité" (Pascal Boniface, "Les Terrae incognitae ou zones grises", dans Pascal Boniface (dir.), Atlas des relations internationales, Hatier, Paris, 2003, pp. 60-61). Les zones grises sont donc des zones de non-droit, ou plus précisément, d'un autre droit, dans lequel la souveraineté de l'Etat est totalement remise en cause au point de devenir inexistante, et qui sont aux mains d'acteurs syntagmatiques (c'est-à-dire ceux qui ont un programme) qui ne répondent qu'à leurs propres lois. On retrouve des zones grises à la fois dans les zones de guérillas (comme, par exemple, au Sri Lanka : voir l'article de Delon Madavan, "Sri Lanka : de la lutte contre le terrorisme à la catastrophe humanitaire", EchoGéo, Rubrique Sur le vif 2009, 2009), mais également à l'intérieur des villes, dans des quartiers échappant au contrôle des autorités locales (comme, par exemple, à Karachi : voir le blog Anthropologie du présent et les articles de Laurent Gayer, "Karachi : violences et globalisation dans une ville-monde", Raisons politiques, n°15, n°2004-3, 2004, pp. 37-51 ; et de Michel Boivin, "Karachi et ses territoires en conflit : pour une relecture de la question communautaire", Hérodote, n°101, n°2001-2, 2001, pp. 180-200).




Les "zones tribales" du Pakistan entrent parfaitement dans cette définition de "zones grises". Situées au Nord-Est du Pakistan, à la frontière avec l'Afghanistan, elles échappent totalement au contrôle du gouvernement pakistanais. Fait particulier : c'est le gouvernement pakistanais qui a lui-même "abandonné" le contrôle de ce territoire. "Les zones tribales du Pakistan ("Federally Administered Tribal Areas"), situées dans le nord-est du pays, sont administrées dans le cadre du "Frontier Crimes Regulation", inchangé depuis 1901. Le gouvernement pakistanais, suivant l’ancien exemple britannique a choisi, par pragmatisme, d’abandonner toute autorité, en faveur de l’ancienne loi pachtoune, le Pachtunwali pratiqué par différents tribus de cette puissante ethnie. Ce régime juridique de type féodal prive les habitants de ces zones des protections liées aux droits de l’Homme, y compris les institutions fondamentales de la démocratie (séparation des pouvoirs, recours devant les tribunaux). En outre la législation prévoit la responsabilité collective, ce qui signifie que le village entier d’un fugitif, ou sa famille entière peuvent être arrêtés tant qu’il ne s’est pas rendu, ou tant qu’il n’a pas été puni par sa propre tribu. Les étrangers et les journalistes n’ont officiellement pas le droit d’entrer dans les zones tribales, en particulier dans les secteurs où se déroulent des opérations militaires, ce qui restreint sérieusement la diffusion d’informations sur cette région" ("Les zones tribales", RFI, 17 avril 2006).

Les zones tribales sont aux mains des Talibans (ou "étudiants en religion"), et posent donc la question de la porosité de la frontière : alors qu'elles sont incontestablement ouvertes vers l'Afghanistan, les zones tribales sont relativement fermées vers le Pakistan, dont elles dépendent officiellement, mais dont l'autorité étatique n'est absolument pas reconnue. Mais les dernières progressions des Talibans vers la Province du Nord-Ouest, se rapprochant de la capitale, montrent combien les zones tribales offrent aux Talibans une profondeur stratégique non seulement vers l'Afghanistan, mais également vers le Pakistan.

L'important pour le Pakistan était d'empêcher cette progression et d'empêcher les Talibans d'étendre durablement leur zone de contrôle dans laquelle ils imposent leur propre droit. Le fait de reprendre la ville de Daggar n'a pas encore permis de reprendre le contrôle de tout le district. Mais cela démontre néanmoins l'importance stratégique et psychologique de la prise des villes dans les guerres actuelles, en tant que verrou. Les combats entre les Talibans et l'armée pakistanaise ont entraîné le déplacement d'au moins 30.000 civils (voir "L'offensive militaire contre les Taliban fait des milliers de déplacés", France 24, 28 avril 2009).


Guerres d'aujourd'hui


DANIEL Sara (dir.), 2008, Guerres d’aujourd’hui (Pourquoi ces conflits ? Peut-on les résoudre ?), Editions Delavilla, Paris, 462 p.

Cet ouvrage collectif dirigé par Sara Daniel (grand reporter au service étranger du Nouvel Observateur) propose de dresser un tableau de neuf guerres symboliques des tensions et des menaces qui pèsent sur le monde actuel. Ainsi, à travers des chapitres consacrés à l’Afghanistan, la Colombie, le Darfour, la Géorgie, l’Irak, l’Iran, Israël/Palestine, le Liban et le Tibet, les auteurs – universitaires ou hommes politiques – dressent un panorama de la situation de ces « zones grises » en 2008. L’originalité de l’ouvrage vient de sa prise de position quant à la résolution de ces conflits, totalement assumée : il ne s’agit pas seulement de faire un inventaire des conflits, mais aussi de se positionner quant aux solutions à y apporter. Comme l’annonce le sous-titre de l’ouvrage Pourquoi ces conflits ? Peut-on les résoudre ?, chaque chapitre est divisé en deux axes : analyse du conflit (présentation « classique » des facteurs de tensions, des acteurs du conflit et des conséquences à l’échelle locale comme à l’échelle régionale et internationale) et solutions proposées (et c’est là que l’ouvrage se distingue des nombreux « bilans » annuels qui posent les évolutions de la situation de chaque pays sous tension depuis l’année précédente). Bien évidemment, ces solutions sont contestables. Mais, au-delà de l’innovation qu’elles apportent à ce type d’ « ouvrages-bilans », elles poussent chaque lecteur à la réflexion, et proposent un lien plus étroit entre penseurs et décideurs.

Lire la suite sur le site du C2SD ->

mardi 28 avril 2009

Sarajevo aujourd'hui


Aurélie CARBILLET, Sarajevo aujourd’hui. Voyage documenté en Bosnie-Herzégovine, Editions du Cygne, Paris, 2008, 180 p.


Un compte-rendu de voyage, argumenté, pour découvrir la ville de Sarajevo aujourd'hui, le désir de vivre et de se réconcilier, entre devoir de mémoire et oubli.

Les ouvrages présentant Sarajevo abordent le plus souvent la ville pendant la guerre, le quotidien de ses habitants dans ce contexte extrême, les enjeux politiques et identitaires qui ont déclenché et aggravé le conflit, les impacts de la peur sur la reconfiguration du paysage socioculturel d’une ville multiculturelle devenue au terme de plus de trois ans de siège une ville homogénéisée, « bosniaquisée ». Aurélie Carbillet offre, dans cet ouvrage, une démarche différente, celle d’une jeune femme de 23 ans qui se rappelle des images choquantes des médias couvrant les guerres de décomposition de la Yougoslavie. Images qu’elle a découvertes étant enfant, entre refus de l’atrocité et incompréhension. D’où une démarche atypique pour présenter Sarajevo en partant du vécu d’aujourd’hui (plus de 13 ans après la fin du conflit) et en insistant sur les perspectives d’avenir. Parce qu’au-delà du vide médiatique qui entoure la ville de Sarajevo depuis de nombreuses années (le « sensationnel » étant parti pour d’autres « ailleurs »), les habitants de la ville de Sarajevo ont continué à vivre, entre devoir de mémoire et déni face à l’insupportable. Entre permanences et mutations, la ville de l’après-guerre s’est façonnée, s’est reconstruite avec des stigmates persistants et des pas vers la réconciliation, ou plutôt vers une nouvelle forme de conciliation. Parce que les lendemains de guerre sont un enjeu souvent oublié, Aurélie Carbillet livre dans cet ouvrage un regard optimiste (mais réaliste) sur cette vile, montrant comment après la survie, la vie se reconstruit.


dimanche 26 avril 2009

Gestion des risques et des crises


La blogosphère accueille depuis un mois un nouveau blog consacré à la "Gestion des risques et des crises". Particulièrement centré sur la thématique des risques en France, le blog aborde néanmoins de nombreux autres pays (séisme en Italie, gestion de Katrina, grippe porcine au Mexique...), et analyse à la fois les choix des décideurs politiques en termes de gestion des risques et des catastrophes, le vécu des populations, les "leçons" à tirer des différentes expériences... A titre d'exemples, les billets "Préparation de la population face aux crises" et "Gérer les crises terroristes majeures" montrent l'intérêt de ce nouveau blog, abordant la thématique du risque dans ses rapports avec la politique, les systèmes politiques et les politiciens. La question du risque étant intimememnt liée à la question de l'acceptabilité de ce même risque.

samedi 25 avril 2009

La guerre, la ville et la géographie


Entretien réalisé par Cyril Froidure pour
le Mensuel n°102 du Café pédagogique (avril 2009).


"
Bénédicte Tratnjek qui alimente de billets courts mais denses son blog « Géographie de la ville en guerre », pendant du site du même nom. Doctorante en géographie, sollicitée pour de nombreuses interventions, Bénédicte Tratnjek a pris sur son temps précieux pour répondre longuement à nos questions.

N’hésitez pas, si vous vous intéressés aux thèmes de la guerre, de la paix, de la reconstruction ou simplement si vous êtes curieux, rendez-vous aux adresses suivantes :


Le site
http://geographie-ville-en-guerre.fr.gd/

Le blog : Parmi les derniers billets mis en ligne, les affrontements de Strasbourg lors du sommet de l’OTAN, Kigali : une urbanisation entre modernisation et réconciliation.
http://geographie-ville-en-guerre.blogspot.com/

Les publications de Bénédicte Tratnjek
http://geographie-ville-en-guerre.fr.gd/Formation,-travaux-et-publications.htm#Publications


Peut-être pourriez-vous nous décrire votre parcours ?
Je suis doctorante en géographie. La "vocation" de géographe s'est imposée après avoir passé deux ans en classes préparatoires au sein des lycées militaires d'Aix-en-Provence et de Saint-Cyr-l'école, où mes deux professeurs, Mme Courtet et M. Fresnault, qui m'ont tous les deux, de manière très différente, permis de découvrir l'intérêt de la géographie pour découvrir les enjeux du monde contemporain, pour aborder les multiples facettes de cette discipline. Intéressée par les questions militaires, et tout particulièrement par le processus de construction de la paix, j'ai réalisé deux mémoires de maîtrise et de DEA sur la question des opérations militaires dans les villes. Cela m'a amenée dans les Balkans, tout particulièrement dans les villes de Mitrovica (Kosovo) et de Sarajevo (Bosnie-Herzégovine). Un constat s'est imposé : au-delà de l'action militaire et de ses contraintes en termes matériels, le poids des représentations jouaient un rôle indéniable : les militaires "calquaient" leurs missions sur les perceptions qu'ils avaient de la ville et des différentes communautés qui la composent, mais en même temps les différents acteurs locaux (population, acteurs politiques, groupes armés, réseaux criminels...) avaient également des représentations qui dépendaient de leur vécu, de leurs intentionnalités, de leurs perceptions vis-à-vis d'une amitié ou d'une hostilité (réelle ou perçue) que leur portaient les militaires de la communauté internationale... D'où la volonté de faire une thèse sur la ville et la guerre, sur les recompositions sociospatiales en cours dans la guerre, dans l'immédiat après-guerre et dans l'après-guerre, sur les territoires de la différenciation, sur l'impact des lignes de front dans le temps dépassant la guerre. L'approche comparatiste a été volontaire, pour tenter de "dénouer" ce qui relève des spécificités locales de chaque ville (et ce à l'intérieur d'un même pays) et de chaque guerre, et ce qui relève d'invariants dans "l'efficacité géographique de la guerre", pour reprendre les termes de la géographe Elisabeth Dorier-Apprill.


Pourquoi vous lancer dans l’univers du blog ?
L'idée du blog est venue dans un second temps. Le premier "projet" était la conception d'un site regroupant des sources diverses. La volonté de créer ce site est venu d'une imbrication de facteurs : le constat de l'étudiante que je suis qui peine parfois à disposer d'anciens numéros de revues de géographie ou de sciences humaines, qui réalisait combien cette difficulté était accrue dans les villes de province qui ne possèdent pas la diversité des sources des bibliothèques parisiennes, et du fait la volonté de rendre accessible mon travail, et de ne pas "l'enfermer" dans les bibliothèques. Autre constat : le cas d'une de mes amies, jeune professeur d'histoire-géographie dans le secondaire, qui passait des heures en bibliothèque le week-end pour trouver des cartes, des textes, des photographies afin de faire des power-point pour illustrer ses cours, ou tout simplement approfondir des points du programme qu'elle ne maîtrisait pas encore, en étant à sa première année d'enseignement. Et nos nombreuses conversations sur le peu de temps dont elle disposait - comme tout professeur - pour "fouiller" Internet, dans lequel il n'est pas toujours aisé de trouver des documents qui ont précisé leur source (notamment pour les cartes et les photographies). Le dernier constat a été déclencheur de la volonté de diffuser des travaux universitaires sur Internet : un TD de géographie politique que j'animais avec des étudiants de Licence 3. J'avais choisi de leur présenter le cas du Kosovo, on était là quelques jours après l'auto-proclamation de l'indépendance sous l'impulsion de la majorité albanaise (le 17 février 2008). Le TD se terminait à 20h00, et des étudiants sont restés jusqu'à 21h30 discuter au pas de la porte de l'UFR du cas du Kosovo. Et leur première remarque a été de me signaler leur plus grand étonnement : le Kosovo ayant quasi totalement disparu de l'actualité médiatique, ils pensaient que la situation était totalement stabilisé, et que ce territoire n'était plus en rien un foyer de tensions. Mon étonnement a été aussi grand que le leur ! Me rendant depuis 2004 au Kosovo, et travaillant sur cette question depuis la maîtrise, je n'avais pas réalisé à quel point le vide médiatique vis-à-vis de ce territoire (pourtant sur le continent européen ! et de ce fait, au coeur des enjeux de la construction européenne) rendait illisible la situation dans les Balkans en général, entre idées parfois préconçues ou absence totale de connaissances. D'où la volonté de rendre lisible, modestement, la question du Kosovo en particulier, la question des villes en guerre et des villes de l'après-guerre en général, en espérant offrir quelques éléments d'analyse, et permettre aux gens se posant des questions sur ce sujet de trouver des liens vers d'autres travaux, des recommandations de lecture, des cartes explicatives...

Au final, le site est assez lourd à gérer au vu du peu de connaissances en programmation que je possède. Et puis, au fur et à mesure des recherches sur Internet que fait tout étudiant, je suis "tombée" sur des blogs des plus passionnants, par exemple le blog "Planète Vivante" (sur les thématiques du développement durable, de la protection ou "Strange Map" (sur les cartes et le discours qui se cache derrière le choix des figurés, des thèmes abordés, des "oublis" volontaires de l'auteur...). Egalement, le blog d'un professeur d'histoire-géographie au Lycée André Malraux de Remiremont (88), M. Augris, qui met quasiment chaque jour en ligne des compléments à ses cours à disposition de ses élèves. Ces initiatives très diverses provenant d'enseignants-chercheurs, d'étudiants et de professeurs du secondaire m'ont donc convaincu de poursuivre "l'aventure" dans ce blog. Cela a rendu surtout mon travail de diffusion plus facile, mais également plus accessible, moins "conventionnel" que la parution de pages avec des articles provenant d'ouvrages ou de revues scientifiques, de répondre à des questions qui intéressaient des gens m'écrivant, et au final, d'avoir la démarche d'ouverture vers tous les passionnés de géographie (et tout particulièrement les professeurs du secondaire, gardant toujours à l'esprit les conversations avec mes amis de promotion) que je recherchais.


Quelles sont les grandes problématiques de la géographie des villes en guerre?
La principale question serait peut-être de se demander comment la guerre modèle les territoires dans la ville, comment elle recompose le fonctionnement structurel de la ville ainsi que les espaces de vie des habitants. Les destructions matérielles sont des traces visibles, fortement médiatisées, qui viennent immédiatement à l’esprit. Les paysages de décombres sont particulièrement saisissants par leur ampleur. Les villes attaquées lors de la Seconde Guerre mondiale marquent un tournant stratégique, mais aussi symbolique et psychologique. La seconde moitié du XXe siècle confirme cette imagerie collective : la guerre est désormais associée à la ville et à ses décombres. Le vocabulaire employé marque également ce tournant dans les représentations de la guerre : on ne parle plus aujourd´hui de "champs de batailles" (si ce n´est dans les études historiques), mais de "théâtres d´opérations". Terme plus technique qui symbolise à la fois les changements technologiques et idéologiques de l´utilisation de la force armée, le théâtre d´opérations se révèle également plus flou quant à sa localisation géographique, englobant ainsi les actions militaires dans les villes, qui se font de plus en plus nombreuses. Les médias ont également un rôle indéniable dans la perception de la ville en guerre : les images télévisées et les photographies sont généralement focalisées sur les destructions "sensationnelles" des immeubles des centres-villes. Ainsi, le cas de la guerre dans la bande de Gaza a été particulièrement révélateur : les photographies et les images télévisées mettaient tout particulièrement en avant les combats et/ou les destructions à Gaza-ville. Les textes qui les accompagnent renforcent fortement cette imagerie. La focalisation sur un phénomène et sur des lieux "formatent" la conception du monde urbain : les centres de la ville sont mis en avant pour leur aspect "sensationnel", ce qui implique des modifications des représentations des menaces de la ville à la fois pour les habitants de la ville (à l´intérieur même de la ville) et pour l´opinion publique internationale (à l´extérieur de la ville). Mais doit-on limiter le regard géographique aux impacts visibles ?

La question des destructions dans la ville en guerre peut également se penser au prisme du monde "invisible". La recomposition socioculturelle de la ville est un impact indirect de la guerre, mais lourd de sens et de défis : équilibres démographiques, organisation structurelle et fonctionnelle de la ville, territoires de la souveraineté nationale et de sa remise en cause, modifications des pratiques spatiales, enclavement subi/enclavement choisi, relations intercommunautaires, identité urbaine en recomposition, territoires de la violence, territoires de la délinquance... sont autant de modifications territoriales, qu´il s´agit d´interroger non seulement dans le temps de la guerre, mais également au regard de la durabilité de ces phénomènes par-delà la guerre. La violence des combats n´affecte pas seulement le bâti, elle transforme également l´organisation sociale, culturelle, politique, économique, fonctionnelle de la ville. Alors que les villes d´avant-guerre répondent à des modèles de structuration et de fonctionnalité différenciés, la guerre amène des processus communs de dérégulation et de recompositions urbaines. La territorialisation de la ville par la violence entraîne une analyse multiscalaire, dans laquelle il est important non seulement de penser la ville comme un ensemble cohérent mis à mal, mais également de mettre en exergue la recomposition de modes de vies à l´intérieur des quartiers (entendus non au sens d'un découpage juridique, mais au sens des espaces de vie). La violence extrême de la guerre pousse-t-elle à la fragmentation de la ville en multiples micro-territoires qui se recomposent en tant qu´unités indépendantes les unes des autres ? Assiste-t-on à la destruction d´une identité urbaine commune et du "vivre en ville" au profit de la construction de multiples urbanités différenciées ? Le rôle des acteurs urbains est, lui aussi, profondément modifié avec d´une part l´émergence d´acteurs informels qui contrôlent des territoires urbains et luttent pour maintenir leur assise territoriale, et d´autre part des acteurs légaux et "légitimes" dont les stratégies territoriales relèvent d´une perte de souveraineté par les autorités officielles et d´un règne de la "débrouille" pour les populations. Des fragmentations urbaines se mettent alors en place, et réorganisent la ville selon des logiques de distanciation, une géographie de la peur et des stratégies de protection.

On ne peut limiter l´analyse de l´efficacité géographique de la guerre à la seule question des destructions matérielles, et l´étude des défis de l´immédiat après-guerre à la seule problématique de la reconstruction du bâti. Le temps de la guerre marque des reconfigurations par l´émergence de nouveaux acteurs, de nouvelles territorialités, de nouvelles pratiques spatiales, revendications territoriales. La première démarche consiste en l´analyse des formes de cette efficacité géographique de la guerre sur la ville (visibles / invisibles, temporaires / durables, structurelles / conjoncturelles...).

L'analyse de la ville en guerre fait donc appel à de très nombreux domaines de la géographie humaine. L'approche par la géographie politique/géopolitique, bien entendu, permet d'analyser le rôle des acteurs syntagmatiques (c'est-à-dire ceux qui ont un programme) très diversifiés tant dans les moyens utilisés que dans leurs intentionnalités : les acteurs en guerre (les groupes armés qui s'affrontent), les acteurs de la paix (telle la présence d'une force militaire d'interposition et de rétablissement de la paix), les acteurs déstabilisateurs (tels que les réseaux criminels qui oeuvrent à maintenir le chaos dans la ville, afin d'asseoir leurs trafics et leur contrôle territorial). La population est également un acteur fondamental, en fonction de ces soutiens à tel ou tel belligérant, mais également en fonction des représentations de la menace, qui provoquent, par exemple, des déplacements dans la ville (entre-soi communautaire, pour se fixer sous la protection d'une milice). En cela, la question de la ville en guerre interroge également la géographie culturelle et la géographie des représentations : comment les peurs dans la ville en guerre, mais aussi dans la ville de l'immédiat après-guerre modèlent-elles les espaces de vie, les pratiques spatiales et les déplacements de population ? Le poids des peurs dépasse d'ailleurs largement le cas des villes en guerre, pour s'intégrer dans les recompositions en cours des territorialités de toutes les grandes villes du monde (avec, par exemple, l'émergence de quartiers résidentiels privés, qui constituent des enclaves, avec privatisation de l'espace public, dont les promoteurs immobiliers vantent les mérites en termes de tranquillité et de sécurité). La géographie sociale est aussi un angle d'approche fondamental, comme le montre l'exemple de la ville de Beyrouth : si les médias ont souvent abordé la question de la Ligne verte (séparant les quartiers majoritairement chrétiens à l'Est et musulmans à l'Ouest de l'agglomération) comme permanence d'une fragmentation issue de la guerre, de la peur et du rejet de "l'Autre", la question de l'accentuation de plus en plus accrue de la ligne de fractures entre un Nord aisé et un Sud qui se paupérise de plus en plus est moins souvent abordée. Pourtant, cette ségrégation constitue un enjeu particulièrement prégnant dans la réconciliation de la ville à long terme, notamment autour de la question de la reconstruction qui a laissé apparaître une géographie de l'inégalité, le Nord (centre-ville) ayant bénéficié d'un programme privé de reconstruction (Solidere), tandis que les stigmates de la guerre dans la banlieue sud sont toujours visibles, et accentuent la radicalisation des populations pauvres qui y vivent (le Hezbollah joue d'ailleurs de cet argument pour affirmer son emprise territoriale dans le Sud de l'agglomération). La question de l'aménagement de la ville de l'après-guerre ne peut se faire qu'au prisme de ces "cicatrices" qui s'ancrent dans les territoires du quotidien. Bien évidemment, la géographie urbaine est une approche fondamentale, et je soulignerais là l'ouvrage Vies Citadines (sous la direction d'Elisabeth Dorier-Apprill et de Philippe Gervais-Lambony, Belin, Paris, 2007) qui questionne les pratiques spatiales et les espaces de vie, par-delà les spécificités locales, pour montrer ce que veut dire le "vivre en ville".


Vous avez choisi une approche comparatiste de ce phénomène, distingue-t-on des invariants dans la façon de mener la guerre en ville, de reconstuire la paix et la ville après les combats?
Certaines villes en guerre et villes dans l'après-guerre ont été étudiées avec précision par les géographes, qui ont démontré l'impact de la guerre comme agent de reconfigurations territoriales : bien évidemment, la ville de Beyrouth, qui a fait l'objet de nombreux travaux (ceux du géographe Eric Verdeil, notamment dans sa thèse Une ville et ses urbanistes : Beyrouth en reconstruction qui analyse la reconstruction suite aux multiples guerres de 1975 à 1990 ; les travaux de sociologie de Nabil Beyhum et sa thèse Espaces éclatés, espaces dominés : étude de la recomposition des espaces publics centraux de Beyrouth de 1975 à 1990 ; et les travaux du géographe Michael F. Davie, notamment son article " Les marqueurs de territoires idéologiques à Beyrouth 1975-1990"). D'autres villes en guerre ont également été analysées, avec une diversité d'auteurs et d'angles d'approche moins grande : notamment Kampala (Bertrand Calas), Brazzaville (Elisabeth Dorier-Apprill) ou plus récemment Belfast (Florine Balliff). La découverte de ses travaux a été fondamentale, mais l'approche comparatiste me paraissait nécessaire pour tenter de déterminer s'il existait, dans toutes ses villes, des "invariants", par-delà les spécificités locales. Au terme de ses années de recherches empiriques et conceptuelles, l'hypothèse de départ sur l'existence de reconfigurations communes dans le paysage socioculturel des villes affectées par les guerres, m'a permis de déterminer des "modèles" (avec toutes les limites que les modèles peuvent poser).

Tout d'abord, il existe deux types de villes affectées par les guerres : les villes-cibles (dans lesquelles se déroulent les guerres à proprement dites, qui sont l'objet de combats urbains et de revendications territoriales fortes) et les villes-refuges (éloignées des combats, elles accueillent un flux massif de déplacés/réfugiés, qui menace les équilibres - souvent précaires - du fonctionnement de la ville : paupérisation de certains quartiers, arrivée de populations avec des modes de vie différents, problème d'un marché du travail qui ne peut accueillir un tel afflux de populations...). Force est de constater que la frontière entre ces deux "types" de villes est très mince, à la fois dans le temps (la ville de Kaboul, par exemple, était une ville-refuge pendant la guerre d'occupation menée par l'armée soviétique entre 1979 et 1989, elle a vu sa population multipliée par plus de deux ; mais au lendemain de cette guerre, elle est devenue le principal foyer d'affrontement des vainqueurs de la veille qui s'affrontaient pour en prendre le contrôle et ainsi prendre le pouvoir sur l'ensemble de l'Afghanistan, dans les années 1990 ; elle a d'ailleurs gardé ce statut de ville-cible dans la guerre dite "contre le terrorisme" menée par une coalition sous l'égide de l'OTAN depuis 2003) et dans l'espace (certains quartiers d'une ville peuvent servir de refuge à une population, alors que d'autres sont en proie à de violents combats urbains, comme l'a montré l'exemple de Beyrouth, qui était à la fois ville-cible - dans la guerre civile comme dans les guerres dites "étrangères" - et ville-refuge pour des déplacés du Sud-Liban). Dans tous les cas, les villes sont toujours des symboles très forts, et les enjeux de la pacification (qui prend en compte la question de la reconstruction du bâtiment, mais également la restauration d'autorités légitimes, d'une économie saine, et de l'entente entre les populations) doivent être entendus au prisme de ces symboles. Le cas du pont de Mitrovica (Kosovo), reconstruit pour être remplacé par un pont grandiose, illuminé de lumières bleues à toutes heures, est un exemple de cette non-compréhension des symboles dans l'immédiat après-guerre : le pont voulu comme un symbole de la réconciliation des populations serbe et albanaise (les négociations diplomatiques oublient souvent le cas des petites minorités) n'a pas été approprié comme tel par les habitants de Mitrovica, et est devenu un haut-lieu de la division, sur lequel on s'affronte les jours de violences intercommunautaires, et qui est ignoré des pratiques spatiales quotidiennes. L'un des points principaux relève de cette apparition ou de l'accentuation de lignes de fracture qui séparent les communautés : la destruction des murs et des barricades qui séparaient les territoires des milices dans la guerre ne suffit pas à faire disparaître l'enfermement (de même que le mur ne suffit pas à lui seul à créer l'enfermement). L'émergence de lignes de front séparant les territoires défendus par au moins deux belligérants dans la guerre marque de profondes césures, qui deviennent de véritables frontières vécues. L'entre-soi communautaire (que la communauté se définisse selon des critères identitaires tels que la langue, l'ethnie ou la religion, mais aussi idéologiques, politiques, et sociaux) s'inscrit durablement dans la ville, provoquant ainsi de fortes ségrégations, voire des fragmentations, qui remettent en cause l'unicité et l'identité de la ville comme espace de rencontre et d'échanges. La ville de l'après-guerre est marquée par cette "géographie de la distanciation" (entendue au sens d'une mise à distance volontaire).

Les discontinuités s´appuient sur des filtres de représentations qui transforment l´espace réel en espace perçu. L´efficacité géographique des actions des belligérants repose, en grande partie, sur leurs impacts sur les perceptions des habitants. Si l´on admet que l´on aboutit à une ville fragmentée en divers quartiers-territoires dans lesquels s´organisent des micro-sociétés ségréguées, ce schéma d´organisation spatiale s´ancre dans l´urbanité. En cela, l´appréhension des représentations des habitants sur leur ville permet de mettre en exergue le passage des menaces perçues à la territorialisation de ces peurs. Il existe ainsi des "degrés" dans l´établissement des logiques sociospatiales d´enfermement, qui s'affirment de plus en plus à mesure que la guerre se prolonge : les logiques de mise à distance se transforment en réelles peurs, voire en haine contre "l'Autre". La territorialisation par la violence dans la ville se traduit ainsi par l'émergence de "quartiers-territoires", c'est-à-dire d'espaces vécus appropriés par une communauté, et le plus souvent défendu par une milice. Ces logiques se poursuivent dans l'après-guerre, et c'est là un des principaux enjeux de la pacification. A noter également que les peurs sur la ville dépassent la ville en guerre elle-même. La (sur)médiatisation des villes pendant les guerres a de forts impacts sur les représentations de la ville pour les citoyens du monde entier (tout du moins ceux qui ont accès à l'information médiatique). En effet, les images de la ville en guerre mettent en scène non seulement l'événement, mais également le "chaos urbain" tant redouté. Il n'y a qu'à voir le succès des jeux vidéos de guerre urbaine, des films de science fiction de type "réaliste" sur un futur où la ville détruirait l'humanité, ou dans les bandes dessinées... Les travaux du géographe Michel Lussault sur la "ville vulnérable" mettent en exergue ce lien entre la guerre urbaine loin de nous et nos propres représentations. Il est évident que l'homme a toujours connu une certaine peur de la ville, lieu de concentration de la population, où l'on pouvait croiser des classes dites "dangereuses". Néanmoins, l'homme "bon" connaissait les territoires dans la ville, et tâchait de ne pas entrer dans les territoires de la débauche, qui étaient parfaitement identifiés dans la ville. Aujourd'hui, des belligérants s'en prennent à la ville dans sa totalité, non seulement pour un avantage militaire et stratégique, mais également (voire surtout) pour l'identité de la ville comme espace de rencontre et d'échange : c'est ce qu'on nomme "urbicide", cette haine de tout ce qui fait de la ville un haut-lieu multiculturel qui "pousse" à sa destruction.


Tbilissi, Gaza, ces deux villes furent le théâtre d'affrontements dans les six derniers mois. Que sait-on de la situation de ces villes à ce jour ?
Je ne suis pas spécialiste de ces deux villes. Il faut noter que les deux villes ont connu des processus de guerre dans lesquels on retrouve des points communs, notamment celui de se dérouler dans les villes principales de régions dites "contestataires", c'est-à-dire dans des territoires qui contestent la légitimité de la souveraineté d'un Etat (russe pour Tbilissi et israélien pour Gaza-ville). Néanmoins, l'une des différences fondamentales vient de la situation politique des ces deux territoires : Gaza-ville appartient totalement au territoire israélien (l'autorité palestinienne n'est pas un acteur reconnu et la volonté de séparatisme des Territoires palestiniens n'a pas, pour l'instant en tout cas, donner lieu à une légitimation de la part de la communauté internationale : selon le droit international, les Territoires palestiniens font partie intégrante de l'Etat israélien), Tsahal est donc intervenue dans son propre territoire. Par contre, l'intervention russe en Géorgie pose la question d'une guerre inter-étatique, puisqu'il s'agit là d'une intervention militaire dans un autre Etat souverain.

Pour Gaza-ville, il faut d'abord préciser la situation d'avant-guerre : la bande de Gaza est le territoire le plus pauvre de tous les Territoires palestiniens (on estime à plus de 50 % le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté dans la bande de Gaza, contre moins de 20 % en Cisjordanie). Si les médias ont axé sur la question du coût de la reconstruction de la guerre menée par Tsahal (l'armée israélienne) en décembre 2008 et janvier 2009, la question était fortement préoccupante, et ce avant cette guerre ! Gaza-ville est peuplée d'environ 515.000 habitants (soit 36 % de la population de la bande de Gaza, dont elle est la principale agglomération). Tout le territoire vit un enfermement total : séparé des autres Territoires palestiniens (le géographe Jacques Levy, dans son article "Topologie furtive", a d'ailleurs bien montré combien il s'agissait là d'une stratégie visant à empêcher la constitution d'un Etat palestinien, en empêchant la continuité territoriale), la bande de Gaza survit grâce aux fameux tunnels d'approvisionnement, dont la destruction était un objectif affiché pendant l'opération "Plomb durci" cet hiver (décembre 2008-janvier 2009) et même bien après le cessez-le-feu (bombardements aériens en février 2009). Les tunnels étaient ainsi visés par Tsahal comme des moyens d'approvisionnement en armes. Mais les tunnels permettaient également l'approvisionnement de la populations en nourriture, en médicaments... La population de la minuscule bande de Gaza, du fait de son enclavement le plus total et de sa marginalisation sociale, culturelle et économique dans la société israélienne, n'a que peu de moyens de survivre. La guerre n'a pas provoqué cet état de fait, elle en a accentué les conséquences. Si l'on a beaucoup parlé du coût de la REconstruction dans les médias occidentaux après la fin de cette guerre, c'était en grande partie oublier la situation de l'avant-guerre : certes, l'opération "Plomb durci" a détruit des infrastructures dans la ville de Gaza (l'objectif de Tsahal était de cibler les infrastructures et l'appareil militaire du Hamas, le groupe armé palestinien qui s'est imposé dans la bande de Gaza comme le leader pour ce territoire, face à son opposant le Fatah : en fonction des acteurs, la ville de Gaza - comme toute ville en guerre - était un espace vécu et perçu différencié : une ville-cible dans laquelle détruire un ennemi pour Israël, une ville à défendre de menaces extérieures (Tsahal) et intérieures (le Fatah) pour le Hamas, et une ville dans laquelle il fallait -et il faut encore aujourd'hui - survivre pour la population). Pour comprendre les enjeux de l'après-guerre et les défis pour parvenir à une pacification durable dans la ville, il est nécessaire de comprendre les objectifs, les discours et les manières de vivre des différents acteurs.

Pour Tbilissi, il est nécessaire de rappeler le contexte dans lequel nous disposons d'informations : pendant la guerre de l'été 2008 (voir, à ce propos, l'article du géographe Julien Thorez : "Géorgie-Ossétie-Russie. Une guerre à toutes les échelles", Echogéo, Rubrique Sur le Vif 2009, 13 février 2009) a été l'objet d'une guerre d'informations très efficace, menée par la Russie. Ainsi, les images et les informations qui nous parvenaient pendant les premiers jours de cette guerre via les médias occidentaux, n'étaient en réalité le fait que d'une seule et même source : les médias russes. En effet, en plus d'avoir empêché l'arrivée de journalistes en Géorgie pendant les premiers temps (et peu de journalistes "extérieurs" étaient alors présents en Géorgie, les médias ne disposant plus maintenant de correspondants dans toutes les zones du monde), la Russie a bloqué l'ensemble d'Internet en Géorgie : pas d'information qui entrait en Géorgie, pas d'information (témoignages, prises de paroles des politiques...) qui en sortait non plus. Cela interroge d'ailleurs ce qui a été judicieusement présenté au dernier FIG (Festival International de Géographie 2009) lors d'une table ronde intitulée "Les nouveaux territoires de la guerre" : la guerre en ville ne se déroule pas seulement dans la ville, mais également autour de cette construction discursive via les médias. Les destructions sont un avantage/désavantage militaire pour tel ou tel belligérant, mais également un moyen psychologique pour oeuvrer au moral des populations civiles comme soutien de tel ou tel belligérant, ainsi qu'un discours psychologique qui "sort" de la ville, en direction d'éventuels alliés militaires, soutiens politiques, aides humanitaires... Ces jours-ci ont été marqués par un renouveau de l'actualité dans la ville de Tbilissi (dont on faisait peu de cas depuis cet été dans l'actualité médiatique) avec des manifestations depuis le 9 avril 2009. Les manifestants bloquent la principale artère de la ville et réclament la démission du Président actuel Mikheïl Saakachvili. Pour l'opposition, la guerre du mois d'août 2008 avec la Russie, la défaite militaire et ses conséquences sont un des critères de mécontentement (notamment parce que le gouvernement russe a reconnu l'indépendance de deux régions séparatistes géorgiennes, l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie, qui trouvent ainsi un appui diplomatique, militaire et économique dans leurs revendications, ce qui remet d'autant plus en cause l'intégrité du gouvernement géorgien sur l'ensemble de son territoire, avec des véhimences de plus en plus marquées dans les régions séparatistes), ainsi que la pauvreté (tout particulièrement dans les villes) et l'absence de médias neutres ou libres. Ainsi, si la ville de Tbilissi n'a pas été directement affectée par cette guerre, mais elle a été le lieu des enjeux de pouvoir, et elle a conservé ce rôle : lieu du pouvoir du Président géorgien Saakachvili pour qui reprendre le contrôle des régions séparatistes était une priorité, lieu de pouvoir contesté par des acteurs intérieurs (les régions séparatistes, mais aussi l'opposition au gouvernement) et extérieurs (en tout premier lieu la Russie). Les manifestations de ces derniers jours entrent parfaitement dans le contexte de l'affaiblissement du pouvoir du Président Saakachvili, et montrent combien la ville, en tant que géosymbole du pouvoir, est un lieu de toutes les manifestations, de toutes les revendications, de toutes les contestations. Dans les deux cas, la dégradation de la situation sociale et économique de populations déjà pauvres est un facteur de déstabilisation durable. Les guerres - dans le sens juridique, selon la définition du droit international des conflits armés - sont officiellement terminées. Mais les villes en subissent de profonds stigmates, comme le montrent les rares reportages montrant la situation de pauvreté à Gaza-ville, ou la récente montée de manifestations à Tbilissi. Pour détourner quelque peu la célèbre phrase du stratège Clausewitz, on pourrait dire que la politique dans l'après-guerre est le prolongement de la guerre par d'autres moyens. Les enjeux de la (re)construction (qui s'apparente parfois plus à une construction, et met toujours en place une géographie de l'inégalité entre quartiers qui bénéficient de cet effort, et quartiers qui n'en bénéficient pas ; voire entre villes, souvent en lien avec la présence des médias qui attirent le regard et le focalisent sur certaines régions/villes/quartiers délaissant de nombreux territoires) sont avant tout politiques : bien que la survie des populations dans l'immédiat après-guerre soit une priorité humaine, les différents acteurs politiques (officiels ou officieux) utilisent avant tout l'effort de reconstruction comme un message politique à la fois vis-à-vis de la population locale (pour obtenir un soutien) et de l'opinion publique internationale (via les médias, pour obtenir le soutien de la communauté internationale). Dans l'après-guerre, le travail des ONG et de la communauté internationale pour aider à la survie des populations est compliqué par de multiples facteurs : insécurité grandissante pour ces acteurs de l'humanitaire (d'autant plus dans des villes où l'après-guerre s'enlise), manque de moyens financiers (d'autant plus marqué à mesure que les médias se désintéressent de situations qui ne sont plus "sensationnelles" : les ONG fonctionnent avec des donations, et dans ce cas l'absence de couverture médiatique sur la situation de l'immédiat après-guerre les privent d'une visibilité et d'une sensibilisation pour leurs actions)... Les défis de l'après-guerre entre les belligérants de la veille sont ancrés dans les dynamiques urbaines dans le long terme, notamment dans leur lutte pour obtenir le soutien de la population.


La géographie scolaire n'aborde pas spécifiquement la géographie des villes en guerre mais utilise parfois des exemples (ex-yougoslavie) pour des études de cas. Selon vous, quelle ville (et avec quels documents) se prêterait le mieux à un travail au collège et au lycée pour comprendre les caractéristiques particulières de la guerre en ville ?
La question des documents (et tout particulièrement de leur accessibilité) me paraît très importante. Toutes les villes affectées de manière directe (Kaboul, Bagdad, Mogadiscio...) ou indirecte (des villes-refuges comme Abéché, Khartoum, Kaboul dans les années 1980...) par la guerre peut permettre des études de cas sur différents aspects du programme, mais les documents ne sont pas toujours accessibles ou même disponibles ! La ville de Sarajevo me semble se prêter assez bien aux différents programmes (que ce soit en 4ème ou en 1ère dans le cadre d'une étude sur l'Europe, avec la question de l'intégration future des pays balkaniques dans l'Union européenne, ou en 3ème avec les questions sur la géopolitique du monde, mais aussi en 2nde avec la question des frontières juridiques/vécues/contestées...). Deux avantages : d'une part, le recul vis-à-vis de la situation ; d'autre part, la disponibilité et la quantité des documents utilisables. A titre d'exemples :

  • témoignages : le recueil de témoignages écrit par la petite fille de Tito est particulièrement remarquable (Sveltana BROZ, Des gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992-1995), Editions Lavauzelle, 2005), ou le témoignage du Général Divjak, "héros" de Sarajevo (militaire serbe en poste à Sarajevo depuis des années, qui a choisi de rester défendre cette ville, qu'il considérait comme sa ville, et son vivre ensemble qu'il affectionnait tant : Jovan DIVJAK, Sarajevo, mon amour, Editions Buchet Chastel, 2004), mais on peut également trouver d'autres formes de témoignage (par exemple, les très nombreuses bandes dessinées sur la guerre de Bosnie-Herzégovine, comme celles de Joe Sacco).
  • un ouvrage pour enfant/adolescent : Pascal REGINE, Sarajevo. 125 questions sur une ville assiégée (Editions L'Harmattan, collection Jeunesse, 1995).
  • et pour le professeur, un ouvrage qui me paraît particulièrement éclairant d'une situation parfois complexe : Xavier BOUGAREL, Bosnie. Anatomie d'un conflit (Editions La Découverte, 1996).

Il semble aussi important de rappeler que la guerre n'est pas forcément "loin" de chez nous, qu'elle n'est pas forcément le fait du seul continent africain, et les cas de villes européennes telles que Sarajevo, Mitrovica, Nicosie ou Belfast permettent cette approche de la paix non comme un acquis dans nos sociétés, mais comme une construction qu'il faut toujours défendre. La ville de Sarajevo permet aussi de faire le lien avec les questions d'éducation civique, notamment celles autour de la défense (du rôle des militaires français dans les opérations extérieures, du déroulement concret d'une opération militaire...) ou du rôle des organisations internationales dans la construction de la paix dans le monde (rôle de l'ONU et de l'OTAN, mais aussi aujourd'hui de l'Union européenne qui a remplacé ces organisations et mène une opération de maintien de la paix en son nom).

L'étude de la ville en guerre peut permettre également d'aborder des autres processus tels que la question des enfants-soldats dans la guerre (et de leur sort après la guerre), la question de la reconstruction (risques sanitaires, question d'approvisionnement en eau dans une ville où les infrastructures sont détruites, problème du manque de nourriture, de médicaments, de médecins, de l'éducation...). La question des enfants dans la guerre (les enfants-soldats, mais pas seulement : les orphelins - et là le témoignage de Jovan Divjak est particulièrement éloquent, puisqu'il a monté dans la ville de Sarajevo une association pour accueillir et offrir une éducation correcte aux jeunes orphelins de la ville - et aussi les enfants qui ont toujours leurs parents, mais plus leurs maisons, ou des maladies, ou plus accès à l'école...) peut permettre de faire comprendre aux élèves combien les enjeux de l'après-guerre ne se limitent pas seulement à la question de la reconstruction du bâti, mais bien avant tout aux questions de reconstruction économique et de reconstruction des liens sociaux. Les transformations du paysage socioculturel dans la ville de Sarajevo (avant/pendant/après la guerre) offre, à ce titre, un exemple accessible dès le collège, mais qui peut permettre de mettre en place des grilles de lecture pour la compréhension du monde (et de déconstruire certaines idées reçues telles que "la guerre, c'est seulement en Afrique", "la guerre, c'est loin de chez nous", "l'ex-Yougoslavie c'est une guerre de religions"... pour ne citer que celles que j'ai entendues !).

Un grand merci à Bénédicte Tratnjek pour sa gentillesse, sa disponibilité et tous éclaircissements et développements sur la thématique des villes en guerre."


mardi 21 avril 2009

Photographies : Sarajevo hier et aujourd'hui


La photographe Eloïse Bollack a été nominée au Festival d'Arles 2009 pour son reportage photgraphique intitulé "Souviens-toi Sarajevo". Ancienne étudiante en géographie, elle a réalisé deux mémoires de maîtrise et de DEA sur la question des enfants à Sarajevo. Ces travaux lui ont permis de réaliser de nombreux reportages photographiques, notamment "Portraits de Sarajevo" (reportage finaliste du concours François Chalais du jeune reporter et du Grand Prix du photoreportage Paris Match / SFR). Ce nouveau photoreportage met en scène des témoignages d'habitants de Sarajevo, entre photographies et paroles. On y découvre le célèbre Jovan Divjak, commandant serbe en poste à Sarajevo au moment du déclenchement de la guerre, qui a choisi de rester dans sa ville "de coeur" et de résister contre le siège (auteur de Sarajevo, mon amour, où il témoigne de son expérience de la Yougoslavie, de la guerre, et des lendemains de la guerre, notamment autour de la création de l'association "L'éducation construit la BIH" (la Bosnie-Herzégovine) où il accueille les orphelins de la guerre). Mais également des habitants "ordinaires", tels une professeur d'urbanisme, le guide du Musée du tunnel (le tunnel a été construit pendant la guerre par les habitants de Sarajevo pour "contourner" le siège et permettre à la ville un approvisionnement depuis l'extérieur), une jeune étudiante, un chauffeur de taxi retraité, un invalide... Un reportage photographique particulièrement pédagogique, entre devoir de mémoire et déni. A découvrir (cliquez sur "Arles 2009") et à soutenir. Vous pouvez retrouver les autres photographies d'Eloïse Bollack sur Sarajevo sur son ancien site (notamment l'exposition "Portraits de Sarajevo") et sur son nouveau site.

















































vendredi 17 avril 2009

Guerre et guérilla urbaines en Tchétchénie


La Russie a annoncé ce jeudi 16 avril 2009 sa décision de cesser les opérations dites "anti-terroristes" en Tchétchénie, qui ont marqué les interventions de l'armée russe sur ce territoire séparatiste depuis presque 10 ans (fin de la 2ème guerre de Tchétchénie début 2000). "De tous les problèmes graves ayant affecté le territoire de la Fédération de Russie depuis son accession à la souveraineté, seule la revendication de l'indépendance tchétchène a provoqué un conflit armé. Ce conflit perdure et s'envenime, malgré toutes les protestations officielles et l'apparente "régularisation" en cours" (Denis Eckert, 2004, Le monde russe, Hachette supérieur, collection Carré géographie, Paris, pp. 56-57).

Le 2 novembre 1991, la Tchétchénie auto-proclame son indépendance, qui n'est pas reconnue par le gouvernement russe. Très rapidement, l'Ingouchie se sépare de la Tchétchénie (4 juin 1992), territoire jugé rebelle par les autorités russes. Vont suivre 2 guerres : la 1ère guerre débute en 1994 et se termine par l'accord de paix de Khassaviourt en août 1996. La 2ème guerre de Tchétchénie débute le 7 août 1999 avec l'arrivée des troupes russes pour repousser un groupe d’extrémistes islamistes venus de Tchétchénie, se réclamant du wahhabisme, conduits par les chefs de guerre Bassaïev et Khatab, qui se sont emparés de quatre villages au sud du Daghestan. La guerre durera jusqu'en 2000, avec le retrait général des rebelles tchétchènes hors de Grozny le 1er février. Dès lors, le conflit s'enlise dans une guérilla urbaine (Voir une chronologie très détaillée jusqu'en 2007 sur le site de La Documentation française).



L'autoproclamation de l'indépendance par les Tchétchènes n'ayant été reconnue ni par les autorités russes, ni par les acteurs de la scène internationale, la Tchétchénie est officiellement l'un des 89 sujets de la Fédération de Russie. Elle se situe dans la partie orientale du Nord-Caucase, à la frontière avec la Géorgie et à proximité des autres Etats nouvellement indépendants du Sud-Caucase. Territoire de 15.600 km², sa "population était estimée en 1995 à 904.000 habitants, dont 337.000 urbains, et en 1998 à 796.000, dont 267.400 urbains. Un recensement effectué par les organisations internationales en pleine guerre (été 2000) donne 734.000 personnes, y compris celles qui sont réfugiées en Ingouchie" (Roger BRUNET, 2001, La Russie, dictionnaire géographique, CNRS-Libergéo - La Documentation française, Paris, p. 374). Ces chiffres sont très parlants et montrent bien l'impact de ces guerres sur la société tchétchène. Il est difficile d'estimer le nombre de morts (les estimations sont très partiales), le nombre de blessés, le nombre d'orphelins, le nombre de déplacés/réfugiés... Malgré l'absente de chiffres, les transformations de la société tchétchène sont évidentes : "en 1991, la population de Tchétchénie était, tout d'abord, pluriethnique. Dans la plaine, la moitié des habitants de la capitale, ainsi que d'autres villes (Goudermès, Argoun, Novogrozny...), étaient russes, cosaques, ukrainiens, juifs, ingouches, par opposition aux piémonts ou aux montagnes, peuplés presque exclusivement de Tchétchènes. La société tchétchène était fortement soviétisée et modernisée, comme l'attestent la sécularisation, l'alphabétisation massive, l'industrialisation, l'urbanisation, la place importante des femmes dans la vie publique" (Comité Tchétchénie, 2003, La Tchétchénie, dix clés pour comprendre, La Découverte, Paris, pp. 85-86). Les guerres de Tchétchénie et la poursuite du conflit sous la forme d'une guérilla urbaine sur la société tchétchène ont totalement transformé le paysage socioculturel de ce territoire : un dépeuplement , mais également une "tchétchénisation" de la population (c'est-à-dire une homogénéisation communautaire du fait du départ massif des populations autres que tchétchènes) et une transformation du mode de vie (avec un départ massif des populations urbaines tchétchènes vers les piémonts et les montagnes, une économie dévastée et une importante paupérisation de la population).

"Les images de Grozny parlent d'elles-mêmes : des quartiers rasés par les bombes ; des maisons éventrées où quelques appartements non calcinés demeurent occupés ; une vie chaotique pour les habitants soumis aux pressions des autorités tchétchènes et de l'armée russe omniprésente. Et, tout aussi injustifiables, d'autres images se superposent : celles de multiples attentats, à Moscou ou ailleurs ; celles, surtout, d'une école prise en otage le jour de la rentrée, à Beslan, en Ossétie du Nord, le 1er septembre 2004" (Jean RADVJANI et Gérard WILD, 2005, La Russie entre deux mondes, La Documentation photographique, n°8045, La Documentation française, Paris, p. 30).

La société russe toute entière est affectée par l'enlisement du conflit tchétchène. Les différents attentats et prises d'otage ont eu pour principal impact la montée de la xénophobie, déjà prégnante, mais fortement renforcée par la prise d'otages par un commando tchétchène dans un théâtre russe le 23 octobre 2002. Cet événement a profondément modifié la perception de la guerre de Tchétchénie dans la société russe : "avant la tragédie de Nord-Ost [du nom de la comédie musicale qui se jouait ce jour-là], l'opinion, lassée par la poursuite de la guerre, se déclarait à 60 % en faveur de négociations, tandis que 30 % y restaient opposés. Mais les partisans des négociations sont surtout préoccupés par les lourdes pertes dans les rangs russes, et n'adhèrent pas nécessairement au projet indépendantiste tchétchène. La prise d'otages à Moscou, qui s'est produite au moment où les négociations apparaissent envisageables, a retourné l'opinion : après son dénouement, seules 16 % des personnes interrogées sont restées en faveur de négociations, 30 % pour des négociations accompagnées d'actions militaires, et 25 % pour un règlement par la force" (Comité Tchétchénie, 2003, La Tchétchénie, dix clés pour comprendre, La Découverte, Paris, p. 80). Bien évidemment, la Tchétchénie est également un défi multiscalaire pour le pouvoir russe : remise en cause de la souveraineté russe et de la légitimité du gouvernement en Tchétchénie, mais également risque de diffusion des velléités séparatistes s'opposant au pouvoir russe dans d'autres régions du Nord-Caucase, problème de sécurisation des frontières entre la Tchétchénie et le Sud-Caucase où les républiques nouvellement indépendantes s'opposent régulièrement au pouvoir russe... "Les problèmes du Caucase-Nord intéressent la Fédération de Russie à trois titres au moins : l'avenir du fédéralisme russe, la question de la montée du danger islamiste, les enjeux du développement" (Michel NAZET, 2007, La Russie et ses marges : nouvel empire ?, Ellipses, collection CQFD, Paris, p. 156).














A lire en ligne :


Quelques éléments bibliographiques :

  • Isabelle FACON, 2007, "Un nouvel aplomb sur la scène internationale ? Une nouvelle doctrinemilitaire pour une nouvelle Russie", revue internationale et stratégique, n°68, n°2007/4, pp. 143-151.

  • Isabelle FACON, 2000, "L'armée russe et la seconde guerre de Tchétchénie", Le Courrier des pays de l'Est, n°124, avril 2000, pp. 27-48.

  • Denis ECKERT, 2004, "La Tchétchénie", Le monde russe, Hachette supérieur, collection Carré géographie, Paris, pp. 56-63.

  • Comité Tchétchénie, 2003, La Tchétchénie, dix clés pour comprendre, La Découverte, Paris, 128 pages.

  • Romain YAKEMTCHOUK, 2006, Le conflit de Tchétchénie, L'Harmattan, Paris, 152 pages.

  • Michel NAZET, 2007, "La Russie et "l'étranger de l'intérieur" ou le domino tchétchène", La Russie et ses marges : nouvel empire ?, Ellipses, collection CQFD, Paris, pp. 145-161.

  • Jean RADVJANI et Gérard WILD, 2005, "La Tchétchénie, mauvaise conscience de la Russie", La Russie entre deux mondes, La Documentation photographique, n°8045, La Documentation française, Paris, pp. 30-31.

  • Olga VENDINA, Vitali BELOZEROV et Andrew GUSTAFSON, 2007, "The wars in Chechnya and Their Effects on Neighboring Regions", Eurasian Geography and Economics, vol. 48, n°2, pp. 178-201 (traduit et publié sous le titre "Les guerres de Tchétchénie et leur impact régional" dans Denis ECKERT, 2007, La Russie, Hachette supérieur, collection Recueils pour les concours, Paris, pp. 41-65)


A voir en ligne :