Pour cause de rédaction de thèse, le blog Géographie de la ville en guerre est moins alimenté (à grand regret !) ces derniers temps. L'occasion toute trouvée pour accueillir des billets venant de chercheurs, de praticiens et d'étudiants sur les questions de guerre et de ville. Pour inaugurer cette série, voici une contribution d'Adam Baczko qui pose un regard critique sur le concept de "guerre de guérilla". Qu'il soit remercié de sa participation !
Adam Baczko est étudiant à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales - Paris) et jeune chercheur de l'IRSEM (Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire). Après avoir rédigé un mémoire sur la guerre civile au Sierra Leone au Département de War Studies du King's College London, il s’intéresse plus particulièrement aux questions de stratégies irrégulières, notamment à la manière dont les guérillas et les milices résolvent les contradictions entre leurs cultures stratégiques particulières et les exigences objectives de la guerre qu’examine la théorie stratégique.
"La multiplication des articles, blogs, ouvrages et discussions traitant de la "guerre de guérilla" (ou tout autre utilisation du mot "guérilla" comme un type distinct de guerre) appelle à faire le point sur ce terme. Son utilisation de manière interchangeable avec d’autres concepts diverses montre à quel point le phénomène qu’il décrit est souvent flou pour ceux qui l’emploient. Voici une liste indicative et non exhaustive de concepts souvent utilisés comme synonyme de "guerre de guérilla" :
- Conflit de basse intensité
- Petite guerre
- Guerre non conventionnelle
- Guerre irrégulière
- Violence politique
- Guerre populaire
- Guerre civile
- Guerre interne
- Guerre de partisan
- Insurrection
- Guerre limitée
Le manque de rigueur conceptuel devient gênant quand il devient le moyen de digressions usant des différences de sens pour mettre sous une même étiquette des guerres qui ne se ressemblent pas.
Mon ex-professeur de théorie stratégique, MLR Smith, au département de War Studies au King’s College London nous enseignait, avec raison, ce que Harry Summers a dit avec sa pédagogie habituelle : "A war is a war is a war is a war" ("une guerre est une guerre est une guerre est une guerre"). Si la "guerre de guérilla" est si difficile à définir, c’est qu’elle n’existe pas conceptuellement. La plupart des éléments distinctifs de cet ensemble de guerres dites "irrégulières" ou "non conventionnelles" sont des éléments qui sont présents dans les guerres dites "régulières" et "conventionnelles". L’embuscade est une tactique fréquente dans les "guerres conventionnelles", tandis l’intensité du feu comme le nombre de victime ne sont ni plus bas, ni plus petits, ni plus limités dans ces "guerres de guérillas". De plus, nombreuses sont ces "guerres non-conventionnelles" dont la résolution finale se décide sur des champs de bataille étrangement "conventionnels". Ainsi, la guerre civile en Angola dans les années quatre-vingt se conclut lors d’une bataille de blindés à Cuito-Cuanavale comme la décolonisation indochinoise qui se termine à Dien Bien Phu dans une bataille de tranchées, précédée d’une préparation d’artillerie en bonne et due forme. La plupart des éléments de définition d’une typologie des "guerres de guérilla" cèdent devant un examen approfondi.
Reste l’argument de Stathis Kalyvas dans The logic of violence in civil war, de loin le plus solide : l’absence de front. En effet, les témoignages et les théoriciens qui décrivent cette fluidité des lignes démarcations abondent. On observe néanmoins les mêmes symptômes dans les batailles "conventionnelles". Jamais les fronts ne suivent les superbes cartes d’état-major, qui sont des synthèses de la situation, des tentatives de résumer la situation stratégique de leur armée pour prendre plus efficacement des décisions. Au milieu du bruit et de la fureur de la bataille, les individus perdent leurs repères spatiaux. A l’inverse, les locaux dans les "guerres irrégulières" savent fréquemment qui contrôle quoi, qui est avec qui. Bien qu’elle soit un critère puissant de compréhension d’un certain nombre de guerres, l’absence de front ne suffit pas à distinguer guerres "régulières" et "irrégulières".
En fait, la prégnance actuelle de la distinction régulier/irrégulier s’appuie principalement sur une opposition des images idéal-typiques de la Seconde Guerre mondiale et de certaines guerres de décolonisations qui marquèrent les esprits occidentaux, en particulier l’Algérie et la Malaisie. Elle permet de différencier les guerres que nous comprenons de celles que nous ne comprenons pas. D’une part est l’évidence pour nous du caractère industriel de la guerre moderne, de l’importance de la mobilisation des ressources, de la technique et des compétences ; de l’autre se dévoile notre oubli des passions, de la ténacité et de la ruse. Ces guerres nous désorientent car le vainqueur a été le plus tenace indépendamment de sa force. Ce que révèle ce flou conceptuel dans l'usage du terme de "guérilla", c’est qu’à l’articulation des logiques de raisons et de passions qui gouvernent la guerre se trouve la volonté.
Or, si un paradigme permet d’appréhender le rôle de la volonté et de l’articuler avec celui de la force, c’est bien celui de Clausewitz. En effet il se construit sur une double définition de la guerre comme duel (où la volonté est première) et comme phénomène de nature politique articulée autour d’une "sainte trinité", raison, probabilité/chance et passion. Cette dualité de la nature de la guerre et ces trois moteurs de l’escalade et de la désescalade de la violence sont tous particulièrement observables dans ces guerres dites irrégulières ; ces guerres mêmes que Keegan et Van Creveld, tant cités, désignaient comme non-clausewitziennes. La diversité des guerres n’infirme pas le cadre conceptuel que créa Clausewitz. Au contraire, il confirme que la guerre est un caméléon ; la forme change, la bête reste la même.
Par contre, la guérilla en tant que concept prend tout son sens dès lors qu’elle est comprise comme une stratégie (ou un mouvement qui fait usage d’une telle stratégie). La guérilla est une des manière de penser l’affrontement armé, autrement dit la bataille, le moyen de la stratégie, en se basant sur l’évitement par la dispersion et la dissimulation. Comme moyen du politique, la guérilla est un des modèles d’allocations des ressources disponibles. Elle est une des réponses possibles à la question du comment faire pour vaincre à terme en partant de ma situation stratégique actuelle. C'est-à-dire que, comme toute stratégie, la guérilla est un rapport au temps et à l’espace. Elle se base sur une utilisation de la géographie pour repousser l’affrontement décisif présent en situation d’infériorité pour créer les conditions d’une supériorité dans le futur. Mao parlait de troquer l’espace pour gagner du temps, du temps pour mobiliser des ressources, des ressources pour construire une capacité militaire, une capacité militaire pour vaincre décisivement à terme. Ce sont bien des batailles qui closent la guerre civile chinoise, la guerre de décolonisation indochinoise où la guerre de procuration entre le Nord Vietnam et le Sud-Vietnam.
La logique de la guérilla, on le voit, s’inscrit dans les logiques étiquetées comme conventionnelles. Elle n’est pas une fin en soit. Bien sûr, parfois nul besoin de vaincre l’ennemi ; il s’effondre de lui-même tel le gouvernement cubain face à Castro ; ou il choisit la retraite stratégique à la manière du gouvernement français qui rappelle le contingent d’Algérie. A l’inverse, certaines guérillas se révèlent incapables de construire une force de combat capable de vaincre, tels ces moudjahidin afghans qui ont la prétention d’affirmer qu’ils ont vaincu l’URSS alors qu’il leur fallut pas moins de trois ans pour abattre le faible régime de Najibullah. Un mélange des deux aboutit à ces situations troubles, prolongés, que nous comprenons si peu ; ainsi au Sierra Leone où dix ans de guerres furent la conséquence de l’incompétence stratégique de tous les acteurs engagés. Mais une guérilla compétente qui fait face à un adversaire tenace devra en finir sur le champ de bataille. C’est ce que Mao avait parfaitement compris : la guérilla n'est pas un type de guerre particulier ; c'est une des stratégies à mettre en œuvre dans la guerre.
La guérilla n’est donc pas un type de guerre, c’est une stratégie. Confondre la nature de la guerre et la stratégie d’un acteur c’est s’enlever les moyens de décrire ce qui se passe. Et analyser sans pouvoir décrire, c’est prendre le risque de jargonner sans expliquer. Je terminerai en citant la phrase de mon professeur de théorie stratégique qui finissait son article "Guerilla in the Mist" dont ce billet s’inspire en disant : "In this respect, they [such labels] may not tell you much about strategy, but they do tell you a great deal about strategists" ("D’ailleurs, ils [de telles étiquettes] ne vous disent peut-être pas beaucoup sur la stratégie, mais ils en disent long sur les stratégistes")."
1 commentaire:
Très bon recadrage, qui coule presque de soi mais qui se devait sûrement d'être écrit !
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