Les médias (sur)exposent l’opinion publique aux images de destructions des villes lors des guerres : de Kaboul à Mogadiscio, de Mitrovica à Abidjan, l’opinion publique pense aux photographies de bâtiments ravagés par les stigmates des obus, aux reportages télévisés montrant des scènes de pillages, aux articles de presse insistant sur la terminologie accompagnant ces scènes : guerre urbaine, guérilla urbaine, catastrophe humanitaire… Ces représentations du paysage urbain perçu comme hostile "formatent" les référentiels de l’opinion publique internationale d’une part, mais ont également des conséquences à l’échelle de la ville. Ainsi, lorsque les médias exposent des paysages de guerre, ils font une double sélection : d'une part par le choix des quartiers montrés (le plus souvent, il s'agit de destructions immédiatement visibles et "choquantes") et par les mots qui les entourent. Le règne de l'audimat les amène à montrer les lieux du sensationnel au sein de la guerre. On "efface" ainsi les élans de solidarités qui existent entre des habitants pour mettre en exergue les lignes de front où s'affrontent leurs voisins. Bien évidemment, il ne s'agit pas de nier la réalité et la violence de la guerre ! Mais les médias concentrent leur attention sur les lieux du sensationnel, sans montrer les autres espaces de la ville en guerre. Les discours et les images médiatiques, géo-centrés sur les hauts-lieux de la violence et de l'affrontement, accentuent alors le sentiment d'une ville vulnérable.
Mais qu’en est-il réellement du "vivre la ville" dans des paysages de décombres ? Les paysages urbains évoluent pendant la guerre, bien évidemment en fonction des mouvements des lignes de fronts entre les belligérants, mais également en fonction des différents cheminements des habitants : entre déplacements et stratégies de survie différenciés, les habitants et la guerre transforment profondément les paysages urbains. L’efficacité géographique de la guerre dans la ville se voit de manière clairement identifiable au travers des stigmates laissés dans le paysage, mais elle peut se lire également à travers les parcours des différents quartiers. Dès lors, le paysage urbain peut être analysé comme le reflet de modes d’habiter la ville en guerre qui se différencient. La destruction des liens intra-urbains se lit dans les différentes trajectoires des quartiers des villes en guerre et dans l’immédiat après-guerre. De Beyrouth (avec la question des espaces urbains interdits, véritables sanctuaires dont les miliciens du Hezbollah ont désapproprié la population ; ainsi que la question des lignes de fracture identitaires anciennement conflictuelles et des lignes de fracture sociales émergentes) à Kaboul (où la question de l’asphyxie de la ville avec l’émergence de quartiers-territoires qui peinent à survivre les uns sans les autres), de Mitrovica (où la rivière Ibar marque le paysage comme une ligne de démarcation dont personne n’approche) à Abidjan (où deux quartiers populaires tels que Treichville centre et Yopougon, autrefois organisés selon le même modèle paysager de la cour commune, s’identifient fortement aujourd’hui, avec une tentative de modernisation de Yopougon qui a fragilisé le quartier pendant les crises, et un repli sur soi et sur son identité à Treichville centre), les modes d’habiter se reflètent dans les paysages urbains, d’autant plus que l’urbicide pendant la guerre, et même la reconstruction pendant l’après-guerre, sont des armes psychologiques. Loin des images médiatiques qui s’arrêtent sur les décombres pour en conclure à la catastrophe, les paysages urbains sont également le reflet des stigmates indirects de la guerre sur la ville et sur les modes d’habiter. La territorialisation par la violence ne peut donc s’effacer seulement par la reconstruction du bâti : la question des lieux de mémoire devient, entre autres, un défi pour l’identité future de la ville. Les risques autour de cette question sont de deux ordres : effacer totalement la guerre et ses traces, sans accepter le besoin de mémoire, et ainsi risquer que les tensions continuent de s’ériger entre des communautés, tout particulièrement auprès des enfants. L’identité urbaine à reconstruire est au cœur des préoccupations des villes de l’immédiat après-guerre, qui doivent souvent faire face à des frontières visibles (murs, barricades, checks-points…) et des frontières perçues ("mon" territoire contre le territoire de "l’Autre"). La question des paysages urbains permet d’appréhender les espaces perçus et les espaces pratiqués des différentes communautés, et de comprendre les enjeux d’une réelle réconciliation dans la ville.
Les paysages urbains reflètent les affrontements et sont alors l'expression de la guerre dans la ville. Ce sont bien des paysages DE guerre. Mais ces paysages sont également EN guerre, par le biais de leur inégale médiatisation, des messages politiques, des représentations qu'en a l'opinion publique qu'elle soit locale ou internationale... Or, l'image médiatique a un fort impact sur l'imaginaire collectif, et indirectement sur les discours et l'action politiques. Comme l'a montré Olivier Mongin : "Tant dans la réalité que dans la fiction, l'urbain est aujourd'hui brutalisé, "mis à mal", violenté du dehors (l'urbicide) ou du dedans (l'explosion, la bombe). L'urbain fait mal" (Olivier MONGIN, 2005, La condition urbaine. La ville à l'heure de la mondialisation, Seuil, collection Points Essais, Paris, pp. 174-175).
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