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lundi 1 juillet 2013

Le projet "Skopje 2014" (2) : géographie d'un conflit d'aménagement : approche par les espaces de la mobilisation et de la contestation

C'est dans la perspective présentée dans le billet introductif, où l'on appréhende la (re)construction comme destruction, que l'on se propose d'observer ici le projet "Skopje 2014" en Macédoine. La réécriture de l'histoire par l'espace participe ici d'un mémoricide, dans la mesure où il s'agit d'utiliser l'espace pour inscrire une mémoire (voir les billets sur les lieux de mémoire), et par voie de conséquence d'effacer d'autres aspects de la mémoire.

Afin d'appréhender ce conflit et ses différentes dimensions, on propose cette série de billets, autour de deux axes :
1/ Skopje 2014 : géographie d'un conflit d'aménagement
2/ La (re)construction comme violence symbolique ?

Voici un premier billet sur le premier axe : "Skopje 2014 : géographie d'un conflit d'aménagement", qui propose d'interroger les espaces de la mobilisation/contestation dans le cadre de ce projet d'aménagement conflictuel à plusieurs échelles.  Ce billet discutera d'une part quelques cadrages théoriques sur l'approche géographique des conflits (loin d'être exhaustifs !) qui permettront d'autre part de confronter les espaces de la mobilisation et les espaces de la contestation, afin de comprendre les différentes échelles de la diffusion spatiale de ce conflit d'aménagement.
Pour discuter de la géographie de conflit d'aménagement, plusieurs approches peuvent être envisagées. En reprenant la définition proposée par la géographe Anne Cadoret, on définit le conflit comme "un processus où s'opposent de façon manifeste deux ou plusieurs acteurs, mettant en cause des ressources (naturelles, environnementales, culturelles...) et où l'espace est support, objet ou impacté. L'analyse des situations de conflits renvoie à l'étude de l'émergence des antagonismes (historique, élément déclencheur), aux formes d'expression des oppositions (menaces, voies de faits, recours aux tribunaux, verbalisation, médiatisation, etc.) et aux modes de régulation (négociation, concertation, arbitrages, etc.) dans le temps et dans l'espace. Le conflit est donc un processus composé de plusieurs phases sans qu'il s'agisse pour autant d'un processus linéaire" ("La conflictualité des territoires", Anne Cadoret). L'approche géographique des conflits est à la fois une méthode (notamment par la multiscalarité), mais aussi un puissant décrypteur de ce qui fait conflit, dans la mesure où "l'espace n'est pas neutre" (Henri Lefebvre, 1991, "Réflexions sur la politique de l'espace", Société française, n°39, p. 58 ; voir également Henri Lefebvre, 1974, La production de l'espace ; et Henri Lefebvre, 1972, Espace et politique, second tome de Droit à la ville). Ainsi, pour Roger Brunet et Olivier Dollfus, "l'espace est produit par une multiplicité d'acteurs dont les intérêts sont plus ou moins convergents ou contradictoires : sa production est source d'incessants conflits" (Roger Brunet et Olivier Dollfus, 1990, Géographie Universelle, tome "Mondes nouveaux", Belin/Reclus, Paris/Montpellier, p. 46). Dans cette perspective, il est nécessaire d'appréhender les projets d'aménagement et de protection de l'espace comme l'objet de représentations spatiales et d'appropriations territoriales contradictoires, mais aussi comme le support de discours et d'idéologies spatiaux qui mobilisent, par la symbolique des lieux, l'espace comme un "média" pour ancrer le pouvoir par sa dimension spatiale.

Conflits, territoires et réseaux d'acteurs
"CV", Anne Cadoret.




Skopje 2014, un conflit d'aménagement : approche
par les espaces de la mobilisation et de la contestation

ÉLÉMENTS DE CADRAGE THÉORIQUE : QUELQUES APPORTS DE L'APPROCHE GÉOGRAPHIQUE POUR L'ANALYSE DES CONFLITS D'AMÉNAGEMENT


Selon le géographe Arnaud Lecourt, "le conflit d'aménagement est nécessairement lié à un processus de décision qui accompagne l'élaboration et la réalisation d'un projet. Il recouvre la réalisation d'équipements et d'infrastructures (de transports, industrielles, de production d'énergie), mais également les projets d'urbanisme, touristiques ou encore de remembrements agricoles" (Arnaud Lecourt, 2005, "Les conflits d'amanégament : analyse théorique et pratique à partir du cas breton", L'Information géographique, vol. 69, n°2/2005, pp. 195-2000). Le projet "Skopje 2014" peut être, en premier lieu, appréhendé comme un conflit d'aménagement, dans la mesure où la démesure du projet, mais surtout le manque de transparence dans son financement (dont les coûts ne cessent d'augmenter) ont provoqué des contestations. Les espaces de la mobilisation territorialisent cette contestation à deux échelles : à l'échelle de la ville de Skopje elle-même, et à l'échelle de la Macédoine.

Dans sa thèse sur Les conflits d'aménagement : analyse théorique et pratique à partir du cas breton, le géographe Arnaud Lecourt précise que pour "aller plus en avant dans l'analyse de la composante spatiale des conflits", il est nécessaire de cadrer plusieurs notions, et notamment la distinction entre "espace-support, espace de la mobilisation, espace du conflit" (Arnaud Lecourt, 2003, Les conflits d'aménagement : analyse théorique et pratique à partir du cas breton, thèse de doctorat en géographie, Université Rennes 2, p. 36). "L'espace-support correspond à l'emprise objective du projet et à celle des nuisances associées, réelles ou supposées, l'espace de mobilisation à la répartition spatiale des opposants repérables (adhérents d'une association ou signataires d'une pétition), et enfin l'espace du conflit met en scène l'ensemble des acteurs ou agents géographiques ayant une fonction dans le conflit. Ces différents types d'espaces fonctionnent en interrelation. Tout d'abord, l'espace de mobilisation ne se calque pas sur l'espace-support, il peut être moins important si la mobilisation se focalise en un point de l'espace-support, il peut être plus important si l'enjeu de la mobilisation dépasse le cadre de l'espace-support. Quant à l'espace du conflit, nous pouvons considérer qu'il a une étendue au moins égale à celle de l'espace de mobilisation et qu'il est défini par l'existence et les caractéristiques de l'espace-support. En retour, l'élargissement de l'espace du conflit influe sur l'intensité de la mobilisation. Enfin, l'intensité du conflit et de la mobilisation influence l'espace-support en annulant ou en retardant l'opération d'aménagement envisagée" (op. cit., p. 36).
Espace(s) et conflit
Arnaud Lecourt, 2003, Les conflits d'aménagement : analyse théorique et pratique à partir du cas breton, thèse de doctorat en géographie, Université Rennes 2, p. 37.


Poursuivant sa confrontation des différents espaces et de leurs interactions dans le conflit, le géographe Arnaud Lecourt précise que "les interrelations entre ces types d'espaces liés au conflit sont variables suivant l'ampleur prise par le conflit" (op. cit., p. 37). Il distingue ainsi les micro-conflits, les méso-conflits et les macro-conflits :
  • dans le cas des micro-conflits, "l'espace-support et l'espace de mobilisation se développent à un même niveau scalaire. (...) A une faible étendue de l'espace de mobilisation correspondent des revendications le plus souvent motivées par la défense d’un « intérêt local ponctuel »" (op. cit., p. 39). 
  • dans le cas des méso-conflits, "l'espace de mobilisation est plus important que précédemment. Les associations s'opposant au projet, plus nombreuses, se fédèrent dans certains cas, et ont parfois recours à des associations généralistes pour soutenir leurs actions" (op. cit., p. 39). 
  • dans le cas des macro-conflits, l'espace-support et l'espace de conflit est associé à "un espace de mobilisation de dimension régionale, voire nationale. Ce sont aussi des conflits très médiatisés, dans lesquels des association régionales et nationales sont présentes" (op. cit., p. 40) 
Arnaud Lecourt précise également qu'il existe un quatrième type de conflits dans cette typologie prenant en compte pour critère la diversité de l'ampleur prise par le conflit : le méga-conflit. "Actuellement, nous n'avons pas repéré de « méga-conflit » d'aménagement qui serait caractérise par un espace de conflit planétaire. Cependant, dans le domaine environnemental, Bruno Charlier nous propose un cas extrême de macro-conflit assimilable selon nous à un méga-conflit : le mouvement de contestation déclenché par la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique Sud. L'espace-support du conflit est limité à l'atoll de Mururoa alors que l'espace de mobilisation s'étend à l'échelle de la planète" (op. cit., p. 40).
Interrelations entre les espaces support, de conflit et de mobilisation
Arnaud Lecourt, 2003, Les conflits d'aménagement : analyse théorique et pratique à partir du cas breton, thèse de doctorat en géographie, Université Rennes 2, p. 38.

--> Cette approche par les espaces de la mobilisation et de la contestation ne cherche à produire une grille de lecture enfermante, mais au contraire à proposer, pour chaque conflit, différentes échelles d'analyse, non statiques, qui permettent d'appréhender la complexité géographique des conflits d'aménagement.




LES ESPACES DE LA MOBILISATION ET DE LA CONTESTATION AUTOUR DU PROJET SKOPJE 2014 : APPROCHE MULTISCALAIRE D'UNE SYMBOLIQUE CONFLICTUELLE

A l'échelle de la ville de Skopje elle-même et à l'échelle des Balkans, ce qui fait conflit autour du projet Skopje 2014 varie. L'approche multiscalaire permet ici de ne pas centrer le conflit sur un seul facteur de conflictualité, mais d'en appréhender la complexité. La "bataille des monuments" (voir le dossier : "Macédoine : Skopje 2014, kitsch nationaliste et foire aux antiquités", Le Courrier des Balkans) qui s'est engagée à travers ce projet peut être envisagée à plusieurs échelles, comme en discute (plus brièvement pour l'échelle locale) le reportage de Sophie Guesné "Skopje 2014, un projet nationaliste qui divise" (Grand Reportage, RFI, 26 février 2013) :
  • Un conflit interétatique à l'échelle régionale avec la contestation des symboles utilisés dans le projet Skopje 2014 par la Grèce, qui réactive la dispute toponymique et la "bataille des symboles" entre Grèce et ARYM (Ancienne République Yougoslave de Macédoine),
  • Un conflit d'aménagement à l'échelle nationale où la démesure du projet pose la question de son coût économique et social pour le pays,
  • Un conflit mémoriel à l'échelle locale avec la contestation des symboles de ce qui fait l'identité macédonienne par les minorités, et notamment par les Albanais de Macédoine qui ne se reconnaissent pas dans cette symbolique et dans la ré-écriture du passé et donc de l'identité macédoniens tels qu'ils sont actuellement construits, produits par le politique (cet aspect sera traité dans le prochain billet).
Ce conflit lié à l'urbanisme ne concerne pas seulement l'échelle locale, voire micro-locale. Les espaces de la contestation et les échelles du conflit dépassent le seul conflit d'usages, pour produire, à l'échelle balkanique, un conflit politique.


Skopje 2014, un projet nationaliste qui divise




Skopje 2014 : la bataille des symboles et la relance de la dispute toponymique entre Grèce et Macédoine
L'un des aménagements du projet Skopje 2014 a particulièrement attisé les tensions déjà vives entre les autorités de la Grèce (qui refuse de reconnaître le nom de "République de Macédoine", revendiquant ce toponyme comme élément du patrimoine hellénique) et de la Macédoine. Annoncée dès 2009, la statue d'Alexandre le Grand témoigne de la cristallisation de la dispute entre les deux pays autour des symboles identitaires et de la mobilisation de l'histoire (de par et d'autre de la frontière) pour faire mémoire. La hauteur de la statue de 22 mètres de haut (il était question de 30 mètres de haut au lancement du projet) fait débat, dans la mesure où la statue de Skopje est confrontée à celle de Thessalonique, où le lancement d'un parc d'attractions dédié à la vie et l'oeuvre d'Alexandre le Grand, "Alexanderland", qui s'étendra sur 30 hectares, a été dévoilé début 2013 (Donia Kanitsaki, "Grèce : à Thessalonique, un « Alexanderland » encore plus kitsch que Skopje 2014 !", ΑΓΓΕΛΙΟΦΟΡΟΣ, 26 février 2013, traduit par Laurelou Piguet pour Le Courrier des Balkans, 17 mars 2013). Ce parc d'attractions, construit sur le modèle de Disneyland, "est surtout une réponse directe au kistchissime projet Skopje 2014" (Donia Kanitsaki, op. cit.). La bataille pour la revendication identitaire et mémorielle se cristallise notamment autour du personnage d'Alexandre de Macédoine, revendiqué comme patrimoine culturel par les deux pays que sont la Grèce et l'Ancienne République yougoslave de Macédoine (ARYM). "Avant d'être définie comme un territoire ethnique, la Macédoine est perçue comme un territoire historique et géographique" (Bernard Lory, 2002, "Le monastère de Sveti Prohor Pčinski", Balkanologie, vol. VI, n°1-2/2002, pp. 47-54) : pour les Macédoniens, "peuple sans passé étatique", "la proclamation de l’indépendance de la République de Macédoine, le 17 septembre 1991 modifie profondément le regard porté officiellement sur la Première Session de l’ASNOM (Antifašisticko Sobranie na Narodnoto Osloboduvanje na Makedonija, Conseil antifasciste de Libération nationale de Macédoine). Son aspect communiste s’efface progressivement pour faire place à l’aspect državnotvoren (créateur de légitimité étatique). Peuple sans passé étatique, les Macédoniens, s’ils ne se raccrochent pas au royaume de Samuel (IX-Xe siècle) ou à l’éphémère république de Kruševo (1903), n’ont pas d’autre référence historique que l’ASNOM. Mais il faut à tout prix en gommer le contexte yougoslave pour ne retenir que la volonté d’affirmation nationale : le passage du peuple à la nation" (Bernard Lory, op. cit.). La question du nom recouvre également une quête identitaire lors de la proclamation de l'indépendance pour le nouvel Etat.

Du côté de la Grèce, le nom de "Macédoine" est revendiqué comme patrimoine culturel et historique appartenant totalement à l'identité grecque et ne pouvant être partagé avec un autre Etat, d'autant plus du fait des différences identitaires en Grecs et Macédoniens. Une enquête réalisée par Nikos Kalampalikis en 1997 autour du nom du nouvel Etat issu de la décomposition de la Yougoslavie montrait que la population grecque était "majoritairement contre l'utilisation du nom "Macédoine dans l'appelation du pays voisin" (Nikos Kalampalikis, 2000, "Retour sur l'affaire macédonienne : une approche psycho-sociale", Balkanologie, vol. IV, n°1/2000). Dans ce contexte, l'histoire, l'identité, la politique et la géographie étaient mobilisées pour justifier ce point de vue : "pour utiliser leurs mots, l'histoire est « notre origine », à savoir « l'antiquité », c'est-à-dire « Alexandre le Grand ». La preuve ce sont les découvertes archéologiques, les sources historiques et notamment les « fouilles de Vergina, le tombeau de Philippe », mais aussi, les « manuscrits » et les « auteurs anciens »" (Nikos Kalampalikis, op. cit.). La référence à l'Antiquité et au personnage d'Alexandre le Grand est donc constitutive, dans ces représentations, de l'identité grecque. Sa réutilisation dans le projet Skopje 2014 est, ainsi, perçu comme un "vol territorial".



La Macédoine et la "bataille des cartes"
Source : blog du collège Jean Mermoz, Bois-Colombes.

Source : Wikipédia.

La Macédoine au-delà des frontières politiques
Source : Philippe Rekacewicz, Le Monde diplomatique, mai 1994.

A Skopje, la statue géante d'Alexandre doit ainsi être protégée par des gardes du corps : elle symbolise à la fois la dispute toponymique (autour de la (non-)reconnaissance du nom "Macédoine" par la Grèce) et l'importance de la production de la mémoire dans les territoires du quotidien comme (ré)écriture de l'histoire. De part et d'autre de la frontière gréco-macédonienne, la figure d'Alexandre le Grand est revendiquée comme héritage culturel au point de s'inscrire dans le paysage, par l'érection de statues du côté macédonien et le projet d'un parc d'attractions du côté grec. De part et d'autre de la frontière, l'utilisation de cette figure par l'autre pays est perçue comme un "vol territorial" et un "vol identitaire".
Carte topographique de Skopje (1996)
Source : Perry-C
astañeda Library Map Collection.




"Skopje 2014, catastrophe urbanistique annoncée" : la contestation à l'échelle locale et nationale
Dès 2010, le projet Skopje 2014 va susciter de nombreuses contestations qui, le projet avançant, vont progressivement s'accélérer. Les espaces de la mobilisation sont, dans un premier temps, centrés sur la ville de Skopje, où la contestation contre le projet prend une place particulière du fait de la très forte symbolique des lieux. En effet, le rôle de la ville-capitale ne peut être oublié à la fois dans la démarche des promoteurs du projet Skopje 2014 et dans le ressenti de la population face au gigantisme de ce projet. Si l'on a vu, sur ce blog, le rôle des changements de place et de toponymes dans les villes-capitales (voir notamment les billets : "La ville-capitale, le pouvoir, la symbolique et la toponymie : sélection bibliographique/sitographique" du 15 novembre 2011 et "La ville-capitale, le pouvoir, la symbolique et la toponymie (2) : sélection bibliographique/sitographique" du 5 novembre 2012), les aménagements urbains portent, eux aussi, une forte charge symbolique : les transformations urbanistiques, tout particulièrement quand elles se font par la démesure, imposent une "nouvelle" symbolique à la ville-capitale tout comme à l'Etat dont elle accueille les fonctions de gouvernance. Ainsi, à Skopje, la mobilisation, à l'initiative de l'Association des architectes de Macédoine, de juin 2013 contre la rénovation du centre commercial du centre de Skopje, le Gradski trgovski centar (GTC), témoigne à la fois du changement d'échelles de la mobilisation, mais aussi de la "place émotionnelle très importante dans la vie des habitants de Skopje" pour ce centre commercial qui "fait partie intégrante de leur quotidien" (Katarina Bogoeva, "Macédoine : mobilisation générale pour sauver « l’âme » de Skopje", Utrinski Vesnik, 13 juin 2013, traduit par Jaklina Naumovski pour Le Courrier des Balkans, 24 juin 2013). Le projet pour ce centre commercial : lui apporter une touche "baroque".
Le cas du centre commercial du centre de Skopje est intéressant pour interroger la géographie des conflits d'aménagement :

  • tout d'abord, il pose la question des espaces de la mobilisation, et notamment du rôle de l'espace public dans la contestation.
  • de plus, il questionne la concertation (ou plus exactement, dans ce cas, le manque de concertation) dans la pratique des aménagements urbains, et ses interactions avec les espaces de la mobilisation.
  • enfin, il permet d'interroger les différents acteurs de la contestation et leurs stratégies spatiales.
La question du rôle de l'espace public dans les espaces de la contestation est manifeste lorsque l'on regarde les manifestations organisées pour protester contre un aménagement. "A l'appel de l'Association des architectes de Macédoine (AAM), les habitants de Skopje ont formé le 14 juin dernier (2013) une grande chaine humaine autour du Gradski trgovski centar (GTC), le centre commercial construit en 1971 sur les plans de l’architecte Živko Popovski" (Katarina Bogoeva, op. cit.). La matérialisation de la contestation sous forme de manifestations dans l'espace public est l'un des ressorts bien connus de la mobilisation contre un aménagement urbain : qu'il s'agisse de protester contre l'aménagement d'un nouvel aéroport pour Nantes à Notre-Dame-des-Landes (voir Jean renard et Cécile Rialland-Juin, 2013, "Le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes : les rebonds d'un aménagement conflictuel", Géoconfluences, dossier "La France : des territoires en mutation", 4 février 2013) ou, récemment, contre le projet d'un déplacement du stade de football lyonnais (voir Stéphane Merle et Sylviane Tabarly, 2011, "OL Land à Lyon, un stade ex nihilo sur fonds privés", Géoconfluences, dossier "La France : des territoires en mutation", 28 novembre 2011), ou encore, dans un contexte plus violent, les contestations contre le projet de réaménagement/réduction du parc Gezi à Istanbul (voir Jean-François Pérouse, 2013, "Le parc Gezi : dessous d'une transformation très politique", Métropolitiques, 24 juin 2013 ; Yoann Morvan, 2011, "Kanal İstanbul, un « projet fou » au service d’ambitions politiques", Métropolitiques, 27 juin 2011), l'espace public est mobilisé pour protester contre des aménagements de l'espace public/semi-privé.

Dans le cas du GTC de Skopje, construit dans les années 1970 et déjà rénové en 2008, la question concerne à la fois :
  • le surcoût final du projet 2014 par l'ajout de nouveaux projets d'aménagement/rénovation (Le Courrier des Balkans, dans son dossier "Macédoine : Skopje 2014, kitsch nationaliste et foire aux antiquités" précise la grande différence entre les chiffres officiels - 80 millions d'euros pour l'ensemble du projet -, et les estimations de l'opposition - 200 millions : voir notamment "Macédoine : l'heure des comptes va sonner pour Skopje 2014", Le Courrier des Balkans, entretien avec Andrej Žernovski, propos receuillis par Jacqueline Bisson, 21 mai 2013),
  • et les ambiguïtés de la relation identité/territoire pour les habitants de Skopje : la protection de l'identité territoriale est ainsi au coeur des deux discours pro- et anti-projet Skopje 2014.
Le GTC est situé dans l'arrondissement Centre dans lequel "reposait toute l'idéologie mise en place par le gouvernement du VMRO-DPMNE autour du projet Skopje 2014" pour l'opposition (Andrej Žernovski, op. cit.). Symbole (l'arrondissement Centre est à la fois le pôle des pratiques spatiales des habitants de Skopje et un haut-lieu touristique) dans le symbole (Skopje comme ville-capitale, géosymbole de l'Etat), ce quartier est au coeur du conflit de représentations entre les tenants des deux discours (pro- et anti-Skopje 2014) : pour les opposants au projet, Skopje 2014 fait de l'espace public l'espace-scène d'une "dénaturation" de l'identité territoriale en matérialisant des "un passé antique imaginaire" (Andrej Žernovskiop. cit.). Pour les tenants du projet, Skopje 2014 est, au contraire, l'expression spatiale d'un aménagement qui affirme l'identité macédonienne dans le paysage. Les deux discours ont donc le même objectif : la défense de ce qui fait l'identité de Skopje, et plus généralement de la Macédoine. Mais les représentations autour de ce qui fait identité entrent en contradiction entre les deux discours. La relation entre identité et territoire est donc ambiguë : "plusieurs groupes, chacun possédant sa propre identité, peuvent habiter le même territoire, sans avoir pour autant les mêmes rapports à ce territoire en termes d’appartenance, d’appropriation ou de revendications" (France Guérin-Pace et Yves Guermond, 2006, "Identité et rapport au territoire", L'Espace géographique, vol. 35, n°4/2006, p. 289). Cette situation n'est pas "intrinsèquement" conflictuelle : c'est bien l'utilisation politique de ce rapport identité/territoire qui produit des conflits, notamment quand l'aménagement devient un outil du politique pour inscrire, sans concertation ou sans tenir compte de la concertation, une identité dans le paysage, qui peut alors être vécue comme une violence par une partie de la population.

Les projets d'aménagement/réaménagement pour Skopje 2014 en 2010
La rénovation du Gradski trgovski centar (GTC) n'était alors pas prévue dans le projet.
Source : Page "Urban Projet 'Skopje 2014'", Forum SkyscraperCity.Com, 2010.
(attention, ce document n'est pas une source "officielle")
Le Gradski trgovski centar (GTC) à Skopje
Source : Vue Google Earth.
Localisation du Gradski trgovski centar (GTC) à SkopjeSource : Vue Google Earth.

Le conflit d'aménagement, pour certaines réalisations du projet Skopje 2014, a pu prendre la forme d'une dispute territoriale autour de l'emplacement du futur aménagement, comme dans le cas de la construction de l'église St Constantin et Elena : "initialement prévue sur la place de Macédoine, la construction de l'église fut déplacée après des querelles entre partis politiques albanais et macédoniens" (Jacqueline Bisson, "Macédoine : s’opposer au VMRO-DPMNE ? Une « hérésie » !", Le Courrier des Balkans, 12 juin 2013). L'identité est, là encore, au coeur de ce conflit d'implantation : à cette échelle, ce n'est plus la rivalité toponymique entre la Macédoine et la Grèce qui s'exprime, mais la question de la répartition des populations à l'échelle de la Macédoine comme à l'échelle de la ville de Skopje elle-même. En effet, le peuplement de la ville-capitale reflète grossièrement la composition de la population à l'échelle de la Macédoine : selon le recensement de 2002, Skopje est ainsi peuplée de 66,7 % de Macédoniens (pour 64,1 % à l'échelle de la Macédoine), 20,4 % d'Albanais (25,1 % en Macédoine) et 12,9 % de "petites minorités" - Roms, Serbes, Turcs, Bosniaques, Valaques... (pour 10,8 % pour la Macédoine). Les tensions entre les deux principaux peuples (Macédoniens et Albanais de Macédoine) s'expriment notamment autour des lieux à forte charge symbolique (comme dans le cas du musée ecclésiastique de Skopje), ou des manifestations identitaires qui tendent à dessiner des territoires géonationalistes, appropriés par l'une ou l'autre des communautés (comme dans le cas de la célébration du centenaire de l'Etat d'Albanie). L'appartenance ethnique et l'appartenance religieuse étant intimement liées, les espaces de la religion sont des lieux-cibles de ces rivalités identitaires et politiques. S'il ne faut pas surévaluer l'importance de la dimension religieuse dans ces rivalités (le religieux est souvent mobilisé comme critère de différenciation ethnique et donc de rivalités politiques), les espaces de la religion, parce qu'ils matérialisent dans l'espace les différences identitaires, deviennent des espaces de conflits politiques. L'espace public, par ses aménagements, est également un espace-scène de la théâtralisation de l'appropriation et de l'appartenance identitaires.

Dans le cas du projet Skopje 2014, cette dispute territoriale s'exprime notamment dans la "bataille du bilinguisme". Ainsi, l'absence de la langue albanais sur les panneaux de signalisation à l'entrée de Kale, "uniquement rédigés en macédonien et en anglais" a suscité la réaction des militants du mouvement "Réveille-toi" : ces derniers ont apposés des autocollants remplaçant les panneaux de signalisation en langue macédonienne/anglaise pour faire apparaître, au lieu de la langue anglaise, la langue albanaise, deuxième langue pratiquée par la population dans la ville de Skopje (voir "Macédoine : nouvelle bataille du bilinguisme pour la forteresse de Skopje", Dnevnik, traduit par Jaklina Naumowski pour Le Courrier des Balkans, 12 septembre 2012). L'espace est ici support de l'action : le paysage urbain est mobilisé pour matérialiser la contestation.

La Macédoine en danger d'éclatement
Source : Cécile Marin et Philippe Rekacewicz, le Monde diplomatique, 1er janvier 1999.


Enfin, la question des acteurs et des échelles de gouvernance est au coeur de ce conflit d'aménagement : regarder ce conflit par le prisme de l'approche spatiale permet ainsi de révéler le poids de l'imbrication des échelles dans les rivalités politiques, tout comme dans les conflictualités autour de l'usage et de l'aménagement de l'espace. Le parti politique au pouvoir en Macédoine (le VRMO-DPMNE) a perdu les dernières élections dans cet arrondissement, dont le maire est aujourd'hui Andrej Žernovski (qui appartient au Parti libéral, soit à l'opposition). Pour ce dernier, "aujourd'hui que le VMRO-DPMNE a perdu les élections, l'idéologie antiquisante du centre de Skopje n'a plus de raison d'être(Andrej Žernovskiop. cit.). Pourtant, le pouvoir à l'échelle de la Macédoine poursuit le projet Skopje 2014, auquel il ajoute de nouvelles rénovations, comme le montre le cas du GTC. Les acteurs de la gouvernance urbaine sont multiples : dans le cas du projet Skopje 2014, le budget est celui de l'Etat macédonien. De fait, le moratoire sur la poursuite du projet Skopje 2014 lancé par le nouveau maire du Centre de Skopje pour bloquer les travaux, Andrej Žernovski, a, lui aussi, provoqué des contestations, de la part des partisans du projet Skopje 2014. Parallèlement aux manifestations organisées par les opposants au projet, l'espace public a été également mobilisé par le parti au pouvoir, le VMRO-DPMNE, contre le nouveau maire de l'arrondissement Centre (voir Jacqueline Bisson, op. cit.). Dans les deux "camps", l'espace public est mobilisé comme une ressource pour exprimer le conflit, par la matérialisation dans l'espace de la contestation (qu'elle soit temporaire sous forme de manifestation, ou plus durable par des affiches, des graffitis, des tags...).

Ce n'est donc pas seulement un projet qui concerne l'aménagement de la ville de Skopje : par la très forte symbolique du lieu (la ville-capitale), ce projet s'inscrit plus généralement, pour les tenants du projet comme pour ses opposants, dans un projet qui concerne l'ensemble du territoire macédonien, et qui questionne aujourd'hui la quête identitaire de la Macédoine. Qu'il s'agisse de défendre ou de s'opposer au projet, la mobilisation ne se restreint donc pas à la seule échelle de la ville de Skopje. La présence dans les deux "camps" d'associations nationales témoigne d'une diffusion spatiale de la mobilisation pro- ou anti-Skopje 2014. Les réseaux sociaux, eux aussi, participent de la diffusion de cette mobilisation. De nombreuses pages facebook ont ainsi émergé autour du projet Skopje 2014, telles que les pages "Koj e za izgledot na Skopje vo 2014 godina" (14.356 "j'aime" au 1er juillet 2013), "Скопје 2014" (3.252 "j'aime"), "ЗА СИТЕ ОНИЕ КОИ ЈА ПОДРЖУВААТ ИЗГРАДБАТА НА НОВОТО СКОПЈЕ ВО 2014" (538 "j'aime")... Qu'il s'agisse de promouvoir ou de dénoncer le projet Skopje 2014, les espaces virtuels (forums, presse en ligne, réseaux sociaux...) jouent un rôle dans la diffusion spatiale du conflit d'aménagement : "le rôle des réseaux sociaux est majeur dans l'évolution d'un conflit. La modification de la structure du réseau se répercute sur la dynamique des processus conflictuels. Les dynamiques induites par les acteurs et leurs relations au sein des réseaux sociaux ont des répercussions sur l'issue des situations antagonistes et à terme sur l'organisation de l'espace" (Anne Cadoret, 2006, "De la légitimité d'une géographie des réseaux sociaux : la géographie des réseaux sociaux au service d'une géographie des conflits", Netcom, vol. 20, n°3-4/2006, p. 154). Les espaces virtuels sont donc l'un des modes de diffusion de la mobilisation autour de ce conflit d'aménagement. Néanmoins, la capacité réelle à étendre le conflit par ce mode ne dépend pas seulement des potentialités des espaces virtuels, mais aussi (et surtout) de la part émotionnelle produite autour des aménagements. On ne peut donc résumer la diffusion spatiale d'un conflit aux modes d'action employés par les opposants/soutiens : un conflit d'intérêt entre deux voisins pourrait être mis en avant sur un réseau social (par exemple par la création d'une page facebook ouverte à tous), son étendue ne se trouverait pas transformée pour autant. Ainsi, le projet Skopje 2014 suscite de fortes réactions parce qu'il concerne l'espace de vie (dans le cas du centre commercial du centre) et l'espace vécu (relation identité/territoire pour les habitants). 



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