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lundi 23 novembre 2015

Géographie des émotions : Les attentats à Paris de Charlie Hebdo au Bataclan

"RÉSISTER EN HABITANT"
(Matthieu Giroud, R.I.P.)

En lançant le séminaire Géographie des émotions à l'ENS-Ulm avec Pauline Guinard en janvier 2015, la thématique avait été rattrapée par l'actualité : les attentats contre les locaux de Charlie Hebdo, à Montrouge et du magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes, perpétrés du 7 au 9 janvier 2015 dans la région parisienne avait remis la "géographie des émotions" sur le devant de la scène avec force. L'introduction de la première séance de la première édition du séminaire n'avait donc pas pu faire l'impasse de cet événement qui illustrait, avec violence, notre intuition : la peur n'est pas la seule émotion produisant des spatialités, et les émotions sont, le plus souvent, imbriquées dans leur impact spatial.
"Ces événements ont en effet provoqué, en France et au-delà, des émotions individuelles et collectives multiples (tristesse, colère, peur, indignation, etc.) qui ont elles-mêmes suscité des manifestations spatiales diverses. Ces émotions se sont traduites aussi bien dans les espaces publics concrets (sous forme de dispositifs juridiques et sécuritaires limitant la libre circulation des personnes, de minutes de silence marquant la peine et le recueillement, de rassemblements contre la haine et la peur ou bien encore de marquages artistiques clamant la liberté d'expression), que dans les espaces publics virtuels (notamment par la diffusion massive des hashtag #CharlieHebdo et #JeSuisCharlie). Ces attentats nous ont rappelé à quel point les émotions participent de notre manière d'habiter, de nous déplacer, de pratiquer ou encore d'agir sur et dans l'espace" (Pauline Guinard et Bénédicte Tratnjek, 2015, "Appel à contributions : Géographies, géographes et émotions", Carnets de géographes, mars 2015).
Extrait du power-point de l'introduction au séminaire Géographie des émotions
ENS-Ulm, 15 janvier 2015, Pauline Guinard et Bénédicte Tratnjek

La bande dessinée mobilisée est celle de Fabrice ERRÉ, professeur d'histoire-géographie et auteur du blog-BB Une année au lycée et des bandes dessinées éponymes, dans le billet "Difficile retour à la normale", 14 janvier 2015.

Si les médias et les commentaires ont souvent utilisé le terme d' "émotions", comment aborder cette question en géographe ? Les émotions ont une dimension spatiale, qui est très souvent reléguée aux marges de leur analyse. Pourtant, ces événements étaient démonstratifs de la très forte dimension spatiale des émotions. Les émotions s'incarnent dans l'espace, par des réponses individuelles et collectives.



Parmi les manifestations spatiales d'émotions collectives :
  • les rassemblements comme partage dans un même temps et un même espace de différentes émotions, c'est-à-dire des réponses collectives spontanées utilisant l'espace public comme espace de manifestation des émotions (la peine, la colère, l'indignation),
  • les marches comme manifestations par et dans l'espace du refus de la peur, donnant lieu à "la plus grande manifestation jamais recensée en France"
  • les minutes de silence comme espaces-temps de recueillement institués par les autorités (qui ont appelé d'autres questions, comme les débordements et la gestion de cet espace-temps, notamment dans les espaces scolaires),

  • les mesures sécuritaires qui tendent à limiter les mobilités, dans un temps plus ou moins éphémère, et ce par-delà les espaces directement touchés par les attentats, questionnant la diffusion spatiale de ces mesures,
  • d'autres mesures sécuritaires avec le renforcement de Vigipirate, par l'opération Sentinelle, qui est un dispositif juridique et sécuritaire, mais aussi un dispositif spatial pour faire face à la peur, qui tend à rendre visible des espaces vulnérables (je cite souvent la réaction de certains de mes étudiants, qui, sur la ligne 2 du bus chambérien ont découvert autrement certains lieux par la présence de militaires sécurisant l'entrée, tels qu'un centre musulman à l'entrée de la grande zone commerciale qui, à la veille des attentats, était pour eux un lieu "ordinaire" et est devenu un lieu vulnérable),




  • le marquage artistique de l'espace pour ancrer ses émotions dans l'espace public concret ou dans l'espace public virtuel,
  • la mobilisation de l'espace public virtuel comme un réseau, notamment par des hashtag permettant de relier virtuellement les manifestations de soutien, de peine, de peur, de colère sur Internet (et notamment sur les réseaux sociaux).



Les événements de la nuit du 13 au 14 novembre 2015, avec les attaques simultanées du Bataclan, des alentours du Stade de France, de la rue Bichat, de la rue de Charonne et de la rue de la Fontaine-au-Roi ont, eux aussi, rappelé combien les émotions s'incarnent dans l'espace :
  • les mesures sécuritaires ont rejoint les réponses spontanées, pour dessiner une nouvelle géographie sécuritaire : avec l'état d'urgence, les manifestations ont été interdites en Île-de-France, tandis que des manifestations de soutien spontanées (comme les rassemblements à Montréal et à New York) et officielles (comme les monuments à travers le monde éclairés aux couleurs du drapeau français) ont largement dépassé le cadre spatial directement touché par les attentats,
  • des cérémonies d'hommage ont investi des espaces publics divers, depuis des espaces pour tous les publics (comme les abords du Stade de France), à des espaces publics plus intimistes pour rendre hommage à des victimes dans leur espace de travail par exemple,
  • les mesures sécuritaires mettent à jour la gouvernance locale, avec des décisions variées d'une région à l'autre, depuis la fermeture de certains équipements publics et l'annulation de manifestations artistiques en Île-de-France à des réponses variées en Rhône-Alpes où annulation et maintien s'entremêlent.
  • les mesures sécuritaires ont dépassé nettement l'espace-scène des attentats, avec par exemple le couvre-feu à Sens (Yonne, Bourgogne) qui se traduit par l'interdiction d'accès à l'espace public de 22h à 6h du matin ; ou encore la levée de l'état d'alerte à Bruxelles (qui se traduit spatialement par de nombreuses interdictions mobilitaires, avec la fermeture du métro, de commerces et des écoles par exemple) dans la perspective de la protection contre un attentat similaire à ceux de Paris,
  • la très importante mobilisation des réseaux sociaux, qui ont permis la mise en réseau d'inconnus par l' "opération" "Paris portes ouvertes", mettant en lien des personnes à l'abri dans leurs appartements prêtes à accueillir des personnes dans les rues attaquées,
  • le fort sentiment d'injustice spatiale des Beyrouthins, eux aussi touchés par des attaques terroristes quelques jours, dans la non-mise en place d'un dispositif spécial (Safety check), comme en France, sur le réseau social Facebook transformant le réseau social en espace d'informations permettant aux Parisiens et aux personnes présentes à Paris dans la nuit du 13-14 novembre 2015 de rassurer leurs proches, produisant la sensation d'une géographie de la douleur à géographie variable,
  • le dépôt de fleurs et de bougies marquant l'espace public du recueillement, de la peine et de la colère,
  • le marquage de l'espace public par des affiches (un fond noir avec le visage de Marianne en larmes, un fond noir avec le logo Pray for Paris où le A de Paris est sous la forme de la tour eiffel, etc.) qui tend à marquer symboliquement l'espace public comme un espace de partages des émotions et un espace partagé pour tous,
  • a contrario, de sinistres manifestations physiques de colère contre des groupes ressentis comme "l'ennemi" dans l'espace partagé par des groupes d'individus exprimant leur peur de "l'Autre" par la violence, qui tend à faire de l'espace public un espace de moins en moins partagé, et permet, avec la géographe Aurélie Delage à propos des usages de la rue à Beyrouth, de se questionner sur l' "espace public, quel(s) public(s) ?".
Source : Le Monde, 14 novembre 2015.
Voir également la carte interactive du Monde.
Source : Le Monde, 19 novembre 2015.

Plus que jamais, il semble indispensable de prendre en compte les dimensions spatiales (que ces quelques lignes - difficiles à écrire dans ce contexte si particulier - effleurent à peine quelques jours après ce terrible événement). "Les émotions peuvent être produites collectivement, à l'instar de la peur, de la colère ou de la tristesse qui se sont exprimées lors des rassemblements qui ont fait suite aux attentats contre Charlie Hebdo. Les émotions affectent donc l'individu mais aussi son rapport aux autres et à l'espace. [...] Les émotions [...] peuvent modifier le rapport des individus et des groupes d'individus à l'espace, en tant qu'elles peuvent avoir des traductions dans leurs corps, leurs représentations et leurs discours, peuvent ouvrir des pistes d'études particulièrement fécondes dans les différents champs de la géographie française contemporaine" (Pauline Guinard et Bénédicte Tratnjek, 2015, "Appel à contributions : Géographies, géographes et émotions", Carnets de géographes, mars 2015).


À Matthieu Giroud, pour une ville du vivre-ensemble qu'il défendait tant.


Pour aller plus loin :
Si ces documents sont depuis plusieurs mois disponibles en ligne, il m'a paru important de les re-signaler ici et de sortir de la longue léthargie de ce blog (par un malheureux manque de temps) et plus encore de sortir de ma réserve habituelle qui ne m'a quasiment jamais fait écrire "je" sur ce blog.


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