Suite de la série de billets reprenant des articles, vidéos et émissions sur les 20 ans du siège de Sarajevo, avec un témoignage publié sur le site du UNHCR (haut Commissariat pour les Réfugiés - agence des Nations Unies) le 18 avril 2012. Mené par Laura Padoan à Londres, cet entretien s'appuie sur le témoignage de Lejla, une jeune femme née au coeur de Sarajevo assiégée en 1992 suite au viol de sa mère - une Bosniaque - par un (para)militaire serbe. Son témoignage revient sur la question des viols comme arme de guerre, comme "outil" du nettoyage ethnique (voir le billet "Deux événements sur le viol comme arme de guerre" du 24 février 2012, qui présente des liens vers des sites incontournables sur la question du viol de guerre comme "outil" des modifications coercitives du peuplement).
Un témoignage, une histoire personnelle qui entre dans l'Histoire. Le siège de Sarajevo, et plus généralement la guerre en Bosnie-Herzégovine, ce sont également ces vécus personnels si bien retranscrits dans l'ouvrage de Svetlana Broz (la petite-fille de Tito - de son vrai nom Josip Broz, cardiologue, volontaire pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine) : De gens de bien au temps du mal. Témoignages sur le conflit bosniaque (1992-1995) (Lavauzelle, collection Histoire et Géopolitique, 2005, 435 p. : voir un compte-rendu de lecture de Xavier Guigue pour Irenees.net), un indispensable pour comprendre les quotidiennetés, les résistances, les solidarités, les (dés)espoirs des habitants "ordinaires" dans cette guerre.
20 ans après le siège de Sarajevo
Âgée de 3 ans, Lejia arrive au Royaume-Uni. © famille Damon / UNHCR Source : UNHCR, 2012. |
LONDON, Royaume-Uni, 18 avril (HCR)
Vêtue d'un jean slim et d'une veste, Lejla a tout d'une jeune Londonienne à la mode. Mais, âgée de 19 ans, Lejla Damon n'est pas une jeune adulte comme les autres. « Je suis née le jour de Noël », dit-elle en ramenant en arrière ses cheveux bruns brillants et en me regardant avec ses yeux verts. « C'était en 1992, à l'hôpital principal de Sarajevo », ajoute-t-elle.
« Ma mère était une Musulmane de Bosnie ; elle avait été prisonnière dans un camp de concentration où elle avait été violée à plusieurs reprises par un soldat serbe. » Neuf mois plus tard, la femme a donné naissance à une petite fille. « Elle me haïssait profondément. Elle pensait que j'étais le diable? et que je grandirais comme les hommes qui l'avaient violée. Elle ne voulait me garder pour rien au monde », explique Lejla.
Ce départ désastreux dans la vie a coïncidé avec le début du siège dans la capitale de Bosnie-Herzégovine, Sarajevo, et avec l'escalade vers le conflit le plus meurtrier en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. Quatre ans plus tard, à la fin du conflit, l'Ex-Yougoslavie s'était décomposée et on dénombrait près de 200 000 morts et 2,7 millions de personnes déplacées.
Avant même les premiers coups de feu tirés en Bosnie, le journaliste de la BBC Dan Damon travaillait en Slovénie pour couvrir la guerre d'indépendance de 10 jours en juin 1991 et ses répercussions, avec sa femme photographe Sian. L'année suivante, le couple a rejoint clandestinement Sarajevo où, pendant sept jours, Dan a été le seul reporter TV occidental dans la ville.
Le couple était déterminé à rester à Sarajevo, même s'ils étaient les invités du leader politique serbe en Bosnie Radovan Karadzic et hébergés par le Général Philippe Morillon, commandant des forces militaires des Nations Unies, quand celui-ci était absent. Sous les feux croisés de tirs d'artillerie, de roquettes, d'obus de mortier et des tireurs embusqués, les 400 000 habitants de la ville ont lutté pour trouver des vivres, des médicaments et de l'eau. Des milliers de civils ont été tués ou blessés.
Dan et Sian étaient en reportage dans cet hôpital quand ils ont rencontré la mère de Lejla, qui leur a dit qu'elle ne voulait pas garder son enfant. Conscients de faire quelque chose d'illégal, ils ont pris leur décision – avec le consentement de la mère – de faire sortir le bébé hors du pays vers la sécurité. Ils l'ont appelée Lejla, du nom d'une diplomate bosniaque qui les y a aidés. « Ils ont vu que c'était une situation horrible pour un bébé et ils ne voulaient pas me laisser là », explique Lejla. « Evidemment, ce n'était pas la sortie du pays la plus légale qui soit. »
Le couple était habitué à prendre des risques, mais les démarches pour la faire sortir du pays dans un fourgon blindé, pour obtenir des documents d'identité falsifiés suivies de plusieurs années de bataille juridique pour l'adopter ont été plus difficiles que tout ce qu'ils ont vu durant leur carrière. Ils ont finalement obtenu la garde et, à l'âge de trois ans, leur fille réfugiée a pu commencer sa vie au Royaume-Uni.
En grandissant au Royaume-Uni, Lejla est restée consciente de ses origines et elle s'est rendue deux fois dans son pays de naissance. L'année dernière, elle est allée à Sarajevo avec ses parents et elle a notamment rencontré le Président Bakir Izetbegovi?. Bien qu'elle ne parle pas la langue, elle a ressenti un lien fort avec ce pays : « Je me suis sentie à l'aise à Sarajevo, mais c'est étrange car j'ai vu l'hôpital où je suis née et aussi tant de cimetières. Vous pouvez voir le renouveau dans cette ville, mais on est également découragé par tout ce qu'il reste à faire. »
Elle ne s'attarde pas sur ce qui aurait pu lui arriver si Dan et Sian ne l'avaient pas trouvée à Sarajevo. « J'ai eu une vie très agréable. J'ai reçu une excellente éducation, je me suis bien amusée et j'ai fait tout ce que les enfants font à leur jeune âge. J'en suis très reconnaissante à mes parents », confie-t-elle.
Toutefois Lejla a maintes fois pensé à tenter de retrouver sa mère biologique. « Je ne sais pas si c'est bien, tout spécialement pour quelqu'un dans sa situation. Je ne veux pas lui rappeler des situations affreuses pour elles. J'ai été conçue lors d'une scène des plus abjectes, constituant une violation et un affront à l'humanité même », indique Lejla. « Si ma mère disait 'non, je ne veux pas la voir' je pense que je serais choquée. Et je n'y suis pas vraiment prête. »
Vivre avec ce lourd passé l'a parfois démarquée de ses camarades. « C'est vraiment étrange car les gens de mon âge n'ont pas idée de ce qu'est la Bosnie. Ils ne savent rien de la guerre car ils venaient de naître quand elle a eu lieu? Je vois les mêmes attitudes envers les réfugiés et les demandeurs d'asile. Je pense parfois que les gens sont bornés », explique-t-elle.
« Vous n'entendez jamais les réfugiés raconter leur point de vue et parfois je ressens qu'ils sont ostracisés et critiqués, ce qui n'est pas juste. Même les gens de mon âge sont très dédaigneux envers les réfugiés. Je leur dis 'alors, vous me méprisez aussi ?' et ils disent 'non, toi, c'est différent'. Je trouve inquiétant que les gens soient aussi ignorants. »
Lejla explique être encouragée par le travail du HCR. « J'ai toujours entendu parler du HCR –notamment par les photos de mes parents en Bosnie. Le logo du HCR était en arrière-plan. » Entre 1992 et 1996, le HCR a coordonné le pont aérien le plus long jamais organisé. Quelque 160 000 tonnes de vivres, de médicaments et d'autres biens de secours ont été acheminés vers Sarajevo à bord de plus de 12 000 rotations d'avions cargos. Le pont aérien a également permis d'évacuer plus de 1100 civils qui avaient besoin de soins médicaux d'urgence.
Le HCR aide encore des dizaines de milliers de victimes du conflit. Parallèlement, une conférence internationale organisée à Sarajevo la semaine prochaine a pour objectif de collecter plus de 500 millions d'euros pour financer des programmes de logement pour un grand nombre de personnes qui sont toujours réfugiées ou déplacées internes ainsi que pour des rapatriés.
Lejla est désormais étudiante en publicité. Elle s'exprime avec éloquence et passion sur la politique et le monde des affaires. Elle espère un jour devenir photographe de guerre comme sa mère. Malgré quelques années de rébellion adolescente, Lejla voue un grand amour à Dan et Sian.
Le couple a adopté deux autres enfants et Dan effectue encore régulièrement des reportages dans des zones de guerre. Récemment, il a couvert les attaques de l'Armée de résistance du Seigneur (LRA) en République démocratique du Congo. « Je veux voir le monde, et pas seulement les endroits sympas, et je veux aider. C'est vraiment l'influence de mes parents. » Elle prépare déjà sa prochaine visite en Bosnie, il est difficile d'imaginer un meilleur avenir pour ce bébé né pendant la guerre un jour de Noël.
Par Laura Padoan à Londres, Royaume-Uni.
Références de l'article : Laura Padoan, "Née pendant la guerre, elle raconte son histoire 20 ans après le siège de Sarajevo", UNHCR, 18 avril 2012.
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