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dimanche 1 mai 2016

Dessine-moi la géographie ! (Quelques pistes sur l'enseignement et l'épistémologie de la géographie)

© Cécile Cornet-Forestier, L1 Histoire,
TD initiation à la géographie, L1 semestre 1,
Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.
Il n’est pas rare que la géographie soit encore perçue comme un catalogue de connaissances qui énumère les lieux, les pays, les capitales, les fleuves et rivières, les montagnes. Et ce, y compris pour des étudiants qui se destinent à enseigner l’histoire-géographie [1] ou les lettres-histoire-géographie [2]. La géographie a longtemps porté cette image qui l’enferme aujourd’hui encore dans une image négative. Face à des étudiants en première année de licence 1 en histoire, faire accepter un cours de géographie obligatoire dans leur cursus revient souvent à faire face à des réticences assez profondes, qui reflètent une image enfermante d’une géographie qui, pourtant, « n’est plus ce que vous croyez »[3]. En tout début d’année, lors de 5 séances de 2 heures chacune de travaux dirigés (TD) – dont une qui consiste en une évaluation ! –, le défi est tout d’abord de faire comprendre ce qu’est la géographie, avant d’entamer des exercices plus « traditionnels ». « La géographie : pourquoi ? »[4]. Tout comme François Arnal face à ses élèves d’hypokhâgne à qui il propose de dessiner une île, « c’est l’occasion de déconstruire les représentations spatiales et l’image classique de la géographie afin d’ouvrir plus largement le champ des outils possibles et les concepts de la géographie »[5]. Et peut-être de susciter un intérêt plus vif pour la géographie et ses manières de décrypter le Monde tel qu’il s’offre quotidiennement aux citoyens.




  • Le contexte de l'exercice
    • À la recherche de l'« intention cartographique »
    • À la recherche de la géographie... dans la bande dessinée
  • Pourquoi la géographie ?
  • Représenter la géographie

© Laura Peticca, L1 Histoire, TD initiation à la géographie, L1 semestre 1, Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.

© Mélanie Verhague, L1 Histoire, TD initiation à la géographie, L1 semestre 1, Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.


© Laura Fernandes Pereira, L1 Histoire, TD initiation à la géographie, L1 semestre 1, Université Savoie Mont-Blanc 2014-2015.



jeudi 10 mars 2016

La ville et la guerre dans la bande dessinée

Ce texte est un extrait du compte-rendu du Café géographique de Paris du 28 janvier 2014, sur le sujet  « Représenter l’espace urbain dans la bande dessinée  » (avec Aymeric Landot) suite à la journée d’études du Laboratoire junior Sciences Dessinées du 18 septembre 2013 : Ville et bande dessinée, avec Benoît Peeters comme invité du grand entretien. L’intégralité du compte-rendu a été publiée sur le site des Cafés géographiques que nous remercions de cette invitation. Ce texte a été préalablement publié sur le carnet de recherche du Laboratoire junior Sciences dessinées (ENS de Lyon).
Voir également le billet « La ville dans le manga, entre urbaphilie et urbaphobie ».  Voir tous les billets de la série “Café géo Ville et BD”.

La ville et la guerre dans la bande dessinée
Qu’il s’agisse des comics ou des mangas, de nombreuses bandes dessinées explorent la ville comme un territoire de violences, mais aussi comme l’espace où émergent des héros urbains. Les superhéros des comics, ou Ryo Saeba qui, dans Angel Heart (la suite alternative de City Hunter) déclare : « On n’est pas dans la jungle ici ! La ville a sa propre façon de combaaaattre ! » (Tsukasa Hōjō, Angel Heart, tome 2 saison 1, Générations Comics, p. 214). Bénédicte Tratnjek propose donc de poursuivre sur des représentations plus ancrées sur les espaces du « réel » autour de la figure de la ville en guerre. C’est à la fois en tant que lectrice de bandes dessinées et par ses recherches en doctorat qu’elle a abordé la BD par l’approche spatiale : cette réflexion sur la représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée provient donc d’un questionnement méthodologique sur le poids de ses propres imaginaires dans la manière dont elle pense son objet d’études, la ville en guerre.
La ville et le combat « urbain » dans City Hunter / Angel Heart Source : Tsukasa Hōjō, Angel Heart, tome 2, saison 1, p. 114.
La ville et le combat « urbain » dans City Hunter / Angel Heart
Source : Tsukasa Hōjō, Angel Heart, tome 2, saison 1, p. 114.
Nombreuses sont les bandes dessinées qui prennent la ville en guerre ou la ville de l’immédiat après-guerre comme espace-cadre de la fiction ou de la non-fiction. Certains hauts-lieux médiatiques de la guerre, de la destruction et de la reconstruction sont très présents dans la BD. C’est le cas du pont de Mostar, que l’on retrouve autant dans les carnets de voyage dessiné de Jacques Ferrandez, Le tramway de Sarajevo (Casterman, 2005) ou dans la BD autobiographique du croate Frano Petruša, Meilleurs vœux de Mostar (Casterman, 2012). Comme le rappelait Fabien Nury lors d’une table-ronde aux Rendez-vous de l’histoire de Blois de 2013, intitulée « Pourquoi la BD est-elle « partie en guerre » ? », « à moins d’être fou-furieux, aucun d’entre nous [les auteurs de bande dessinée], la guerre, n’a envie de la vivre. Ou de la voir. Je parle de la vraie. C’est l’horreur, et on détourne le regard. Qui d’entre nous a envie d’aller se promener en Syrie ? Pour autant, la guerre nous passionne et nous fascine tellement qu’elle est un genre littéraire, cinématographique et de BD à part entière, à œuvres qui se comptent par milliers ». Qu’il s’agisse de la Première Guerre mondiale [1] – depuis l’incontournable travail de Jacques Tardi (avec C’était la guerre des tranchées, 1914-1918Le Der des DersPutain de guerre !Adieu Brindavoine, etc.), jusqu’à des bandes dessinées plus récentes : Notre mère la Guerre (Maël et Kris), les deux premiers tomes de Mattéo (Jean-Pierre Gibrat), L’Ambulance 13 (Patrick Cothias, Patrice Ordas et Alain Mounier), Cicatrices de guerre(s) (collectif), Vies tranchées. Les soldats fous de la Grande Guerre (collectif), Svoboda ! (Jean-Denis Pendanx et Kris), Le Décalogue(Frank Giroud)… – ou de guerres très récentes – depuis la guerre de Bosnie-Herzégovine aux guerres d’Afghanistan (dont le célèbre kaboul Disco où Nicolas Wild nous raconte les territoires du quotidien dans un Kaboul très éloigné des espaces du sensationnel médiatique) et d’Irak –, les espaces de guerre sont particulièrement présents dans la bande dessinée. Dans la représentation des espaces de la guerre, les dimensions spatiale et paysagère sont particulièrement importantes, tant pour la lecture que pour créer une « ambiance ». Ainsi, la Grande Guerre dans Corto Maltese (Hugo Pratt) est proposée avec une forte distanciation, Corto s’aventurant par-delà les espaces de combat et vivant l’espace par la liberté. C’est davantage une approche romantique de la guerre, et surtout une approche romantique des espaces de la liberté qui nous sont ici donnés à voir. Beaucoup de bandes dessinées récentes ont approché la guerre, avec (ou peut-être malgré) l’héritage de Jacques Tardi, c’est-à-dire par une très forte représentation de l’espace de la bataille, et des « paysages du sang » qu’elle produit. « Dans leur(s) représentation(s) de la Grande Guerre en bandes dessinées, les dessinateurs utilisent des éléments signifiants permettant aux lecteurs d’authentifier le contexte historique dans lequel se déroule les aventures qui lui sont proposées » [2]. A propos de Notre mère la Guerre, Kris précise ainsi avoir été particulièrement marqué par les traces de la Grande Guerre dans les paysages de Verdun [3]. La dimension paysagère est particulièrement présente dans la BD pour représenter ce que fait la guerre, ce qu’elle fait faire aux hommes, ce que sont les cicatrices qui s’ancrent par-delà le temps des combats.
Tout comme les paysages de la Première Guerre mondiale, les paysages yougoslaves et post-yougoslaves sont particulièrement représentés dans la bande dessinée. Dans ces cas précis, la ville est beaucoup plus présente. D’une part, parce qu’elle a été l’espace-cible de nombreux combats ; d’autre part, parce qu’elle a été, en tant que ville en guerre, fortement médiatisée. Les toponymes de Sarajevo et Mostar (Bosnie-Herzégovine), Vukovar et Dubrovnik (Croatie) ou encore Priština et Mitrovica (Kosovo) sont désormais associés, dans l’imaginaire spatial collectif, à une géographie de la violence. La richesse du corpus multiplie les approches, les types de bandes dessinées, mais surtout le différents rapports à l’espace de la ville en guerre : depuis des auteurs ex-yougoslaves comme Frano Petruša (Guerre et matchMeilleurs vœux de Mostar), Tomaž Lavrič (Fables de Bosnie), Tito (Le Choix d’Ivana) ou encore Gani Jakupi (La dernière image. Une traversée de l’après-guerre), jusqu’aux BD de reportage (dont les célèbres BD du journaliste étatsunien Joe Sacco avec The Fixer, une histoire de SarajevoGoražde, la guerre en Bosnie orientale 1993-1995Noël avec Karadžić et Šoba – les deux ont été réunis dans l’album Derniers jours de guerre. Bosnie 1995-1996) ou aux récits fictionnels d’auteurs « extérieurs » (Sarajevo-Tango de Hermann, Brouillard au pont de Bihacde Gabriel Germain et Jean-Hugues Opppel, Clichés de Bosnie d’Aurélien Ducoudray et François Ravard, etc.), les espaces yougoslaves (Goražde, la guerre en Bosnie orientale 1993-1995Meilleurs vœux de MostarOuya Pavlé. Les années yougo…) et les territoires post-yougoslaves (Clichés de BosnieLa dernière image. Une traversée de l’après-guerreLe Choix d’Ivana, etc.) sont particulièrement présents dans la bande dessinée [4], y compris dans le manga, avec par exemple Fleur de pierre (Hisashi Sakaguchi) qui prend scène dans les territoires pré-titistes pendant la Seconde Guerre mondiale. Beaucoup de ces bandes dessinées ont trouvé un écho dans l’enseignement de l’histoire [5], mais peu encore dans celui de la géographie. Pourtant, elles dessinent une géographie des conflits qui donnent à voir les paysages de guerre et ceux de la reconstruction, les mobilités et pratiques spatiales d’habitants « ordinaires » confrontés à l’« extraordinaire », le vivre-la-guerre par les espaces domestiques et la rue… Autant de thématiques qui intéressent directement les géographes, et qui dans la bande dessinée prennent la forme d’une géographie subjective et d’une géographie de l’émotion.
Contrairement aux récits fictionnels des comics où les menaces urbaines apparaissent être les méfaits de personnages qui sont les produits de la ville et s’opposent à la ville par ses marges (ces personnages sont des marges sociales qui agissent, voire pour certains vivent, dans des marges spatiales), les récits dessinés autobiographiques ou les BD de reportage nous donnent à voir l’ancrage de la guerre dans les territoires du quotidien, par-delà l’action des personnages, par-delà le jeu des acteurs. On retrouve dans la bande dessinée de non-fiction sur la ville en guerre cette « efficacité géographique de la guerre sur la ville » dont parle la géographe Elisabeth Dorier-Apprill [6]. La représentation d’espaces « réalistes » passe, en tout premier lieu, par une mise en scène de hauts-lieux et d’espaces géosymboliques : ces bandes dessinées montrent des paysages urbains fortement situés dans le temps et dans l’espace. The Fixer, une histoire de Sarajevo de Joe Sacco commence, ainsi, par une première planche qui montre les joueurs d’échec de Sarajevo, tenant une partie d’échecs avec des pions géants sur une place de la partie autrichienne de la ville-centre, puis la balade dans Sarajevo du journaliste entraîne le lecteur à la rencontre de hauts-lieux qui sont autant les symboles de l’identité sarajévienne que les marqueurs spatiaux de la guerre et de la destruction : l’hôtel Holiday Inn comme haut-lieu de la présence des médias dans Sarajevo en guerre, « Momo et Uzeir », le surnom des deux très hautes tours jumelles bleues situées à côté de l’Holiday Inn Hôtel, hauts-lieux de la destruction d’un habiter fondé sur le vivre-ensemble et sur la ville comme espace de partages et de rencontres [7]. Les parcours dans la géographie des conflits de Joe Sacco, depuis les territoires post-yougoslaves (Sarajevo, Goražde…) jusqu’aux territoires palestiniens (dans Palestine : une nation occupéePalestine : dans la bande de GazaGaza 1956, en marge de l’histoire et partiellement dans Reportages), donnent à voir aux lecteurs un regard particulier sur les espaces de la guerre : celui d’un journaliste, et tout particulièrement d’un journaliste qui narre l’histoire de personnages qu’il a fréquenté dans ces espaces, et tout particulièrement dans les villes. Que ce soit Neven (dans The Fixer, une histoire de Sarajevo) ou Šoba (dans la bande dessinée éponyme), le récit dessiné nous donne à voir la ville de Sarajevo telle que se l’approprie et la vive ces personnages, récit ponctué par les impressions de Joe Sacco lui-même. Cette géographie intime et subjective met en scène la ville en guerre comme un espace de vie, ou plus précisément un espace de survie. Les personnages ne sont pas « lisses », ce ne sont pas des « héros ». La ville en guerre est alors représentée comme un dispositif spatial contradictoire, où s’entremêlent haines et solidarités, héroïsme et bassesses humaines, et où le règne de la débrouille devient le quotidien.
Les joueurs d’échecs de Sarajevo Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer, Drawn and Quarterly, Londres, planche 1.
Les joueurs d’échecs de Sarajevo
Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer,
Drawn and Quarterly, Londres, planche 1.
A la question de la représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée, s’ajoute la question de la réception par le lecteur. En fonction de son vécu et de son expérience personnels (ce que le géographe Jean-Pierre Paulet nomme les « filtres de représentations »), le lecteur de ces bandes dessinées ne prêtent pas la même attention et n’entrevoit pas la même symbolique. Par exemple, dans les deux planches qui représentent « Momo et Uzeir » dans The fixer, une histoire de Sarajevo, Joe Sacco ne nomme jamais les tours jumelles. Un lecteur ne connaissant pas intimement la ville de Sarajevo y perçoit la destruction de deux très hautes tours, la hauteur étant marquée dans la bande dessinée par une double apparition où la case fait toute la planche. Par cette utilisation de l’espace de la case et de la planche, Joe Sacco signifie au lecteur que ces lieux sont des hauts-lieux. Cet aspect est renforcé par le dessin de Joe Sacco, qui oppose fortement des visages caricaturés par leurs traits et des paysages particulièrement « réalistes » et détaillés. Mais le lecteur qui ne connaît pas Sarajevo ne voit apparaître la « hauteur » de ces lieux que par cette utilisation de la case et du dessin. Le lecteur connaissant intimement Sarajevo voit, dans ces planches, apparaître les deux tours « Momo et Uzeir » et associe leur symbolique à sa lecture. Les deux tours étaient, en effet, l’un des symboles du multiculturalisme sarajévien avant la guerre. Leurs surnoms sont des prénoms des différentes nationalités qui peuplaient Sarajevo (Uzeir étant un prénom bosniaque et Momo un prénom serbe). D’une hauteur similaire, les deux tours symbolisaient ainsi le komsiluk, le « bon voisinage » qui caractérisait l’habiter sarajévien. Ne sachant quelle tour était Momo et quelle tour était Uzeir, les partisans de la destruction du vivre-ensemble ont détruit les deux tours. La représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée est également une affaire de réception.
L’arrivée de Joe Sacco au célèbre Holiday Inn Hotel à côté des tours « Momo et Uzeir », hauts-lieux des paysages de destruction et des espaces médiatiques à Sarajevo Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer, Drawn and Quarterly, Londres, planches 12-13.
L’arrivée de Joe Sacco au célèbre Holiday Inn Hotel à côté des tours « Momo et Uzeir », hauts-lieux des paysages de destruction et des espaces médiatiques à Sarajevo
Source : Joe Sacco, 2003, The Fixer, Drawn and Quarterly, Londres, planches 12-13.
Chez Joe Sacco et d’autres auteurs tels que le duo Aurélien Ducoudray/Français Ravard (Clichés de Bosnie) ou encore le journaliste espagnol originaire du Kosovo Gani Jakupi (La dernière image. Une traversée du Kosovo de l’après-guerre), la ville en guerre est représentée par le prisme d’un reportage. La représentation de la ville en guerre dans la bande dessinée témoigne alors à la fois d’un reportage et de la part d’engagement des auteurs de bande dessinée. C’est particulièrement vrai dans des bandes dessinées telles que Beyrouth juillet-août 2006 de Mazen Kerbaj qui complique les dessins que l’auteur a fait jour après jour pendant la guerre du Liban de l’été 2006 menée par Tsahal, l’armée israélienne. L’engagement est aussi très présent dans Sarajevo : Histoires transversales (Agic, Alic, Begic et Rokvic), bande dessinée qui témoigne de la représentation des espaces de la survie pendant la guerre, des espaces de la vie dans l’immédiat après-guerre (y compris dans les territoires de l’exil), mais aussi du dépassement de la guerre par la bande dessinée. Ainsi, comme le dit Will Eisner dans sa préface, les auteurs ont tous « survécu à des temps de terreur », et participant au renouveau de la BD en Bosnie-Herzégovine, ils font de la bande dessinée cet espace de création et de liberté qui permet le dépassement de la guerre. Sarajevo, dans le titre de la bande dessinée, attire peut-être le lecteur parce qu’il évoque une ville en guerre, mais les auteurs l’entraînent dans un « ailleurs » que cet attendu.
La ville en guerre peut être, notamment chez les auteurs ex-yougoslaves, davantage montrée par les espaces de l’intime. La guerre en tant que telle laisse souvent place à l’immédiat avant-guerre dessinant une géographie de la nostalgie (Meilleurs vœux de Mostar de Frano Petruša) ou à l’immédiat après-guerre confrontant les personnages aux conséquences de la guerre entre l’effacement des traces et l’ancrage des conséquences « invisibles » (Le Choix d’Ivana de Tito). Dans le premier cas, c’est la ville de l’immédiat avant-guerre qui est donnée à voir : Frano Petruša narre son adolescence dans la ville de Mostar, et ses amitiés et inimitiés qui dépassent les appartenances communautaires. Les espaces publics sont représentés comme des espaces de multiculturalisme, l’appartenance communautaire appartenant aux espaces privés [8]. La géographie subjective de Frano donne à voir au lecteur la ville telle que la vivent et se l’approprient des adolescents « ordinaires » [9]. A travers les deux regards de Frano Petruša (celui de l’adulte qui retrouve la ville de son enfance 20 ans après son départ, et celui de l’adolescent qu’il était), la ville de Mostar est représentée non par la fausse grille de lecture des « guerres de religion », mais comme un espace où l’habiter repose sur la diversité et la mixité, un habiter qui va tant heurter les nationalistes de tous bords dont les idéologies territoriales reposeront sur un habiter excluant et monoethnique. Dans Le Choix d’Ivana, le lecteur est plongé dans Sarajevo, le jour de l’arrestation de Radovan Karadžić. La bande dessinée s’ouvre avec la représentation de la rue sarajévienne en fête suite à la nouvelle de cette arrestation, opposée à l’ordinarité d’un appartement dont le repos va être durablement perturbé par le réveil des blessures de la guerre. Cette dernière revient s’inscrire dans les territoires du quotidien pour cette jeune femme confrontée aux conséquences « invisibles » de la guerre et à la géographie de la peur. Dans les paysages sarajéviens « ordinaires », loin des hauts-lieux des médias, Ivana fait face à une géographie de la mémoire douloureuse. C’est donc par toutes ses temporalités que la ville en guerre nous est donnée à voir dans les bandes dessinées : qu’il s’agisse de la ville de l’immédiat avant-guerre, de la ville pendant la guerre ou de la ville de l’immédiat après-guerre, ces géographies subjectives ne prétendent pas nous donner la « réalité », mais traduisent des manières précises de voir, de vivre et de pratiquer l’espace, en fonction des personnages, de leur rôle dans la ville, de leur âge…
Sarajevo le 21 juillet 2008 au moment de l’arrestation de Radovan Karadžić Source : Tito, 2012, Le Choix d’Ivana, planche 1, © Casterman.
Sarajevo le 21 juillet 2008 au moment de l’arrestation de Radovan Karadžić
Source : Tito, 2012, Le Choix d’Ivana, planche 1, © Casterman.


[1] Voir notamment :
  • Vincent Marie (dir.), 2009, La Grande guerre dans la bande dessinée : de 1914 à aujourd’hui, Historial de la Grande Guerre, Péronne.
  • Bruno Denéchère et Luc Révillon, , 14-18 dans la bande dessinée. Images de la Grande Guerre, de Forton à Tardi, Cheminements, collection La bulle au carré, 167 p.
  • Vincent Marie, 2013, « La Grande Guerre au miroir de la bande dessinée », site Mission Centenaire 14-18, 10 juillet 2013.
  • Marine Branland, 2010, « La guerre lancinante dans l’œuvre de Jacques Tardi », Sociétés & Représentations, n°29, n°1/2010, pp. 65-78.
  • Dossier pédagogique : « La bande dessinée et la Grande Guerre », Les Cahiers de l’Historial, n°1, 2010.
[2] Vincent Marie, 2013, « La Grande Guerre au miroir de la bande dessinée », site Mission Centenaire 14-18, 10 juillet 2013.
[3] Table-ronde « Pourquoi la BD est-elle « partie en guerre » ? », Rendez-vous de l’histoire, Blois, 2013.
[4] A ce propos, voir : Etienne Augris, 2013, « L’espace yougoslave en BD », blog Samarra, 5 janvier 2013.
[5] A titre d’exemple, Joël Mak (dit Mack) propose une séquence pédagogique autour des BD Šoba (Joe Sacco), Fables de Bosnie (Tomaž Lavrič – TBC) et Fax de Sarajevo (Joe Kubert) pour le lycée professionnel dans : Joël Mak dit Mack, 2006, Histoire et bande dessinée, CRDP de l’académie de Grenoble, Grenoble, 197 p.
[6] Elisabeth Dorier-Apprill, 2007, « Guerre et fragmentation urbaine », dans Elisabeth Dorier-Apprill et Philippe Gervais-Lambony (dir.), 2007, Vies citadines, Belin, collection Mappemonde, p. 19.
[7] A ce propos, voir notamment :
Voir également :
  • Xavier Bougarel, 1996, Bosnie. Anatomie d’un conflit, La Découverte, Paris, 175 p.
  • Aurélie Carbillet, 2008, Sarajevo aujourd’hui. Voyage documenté en Bosnie-Herzégovine, Editions du Cygne, Paris, 180 p.
  • Michel Sivignon, 2009, Les Balkans. Une géopolitique de la violence, Belin, collection Mappemonde, Paris, 208 p.
[8] A ce propos, voir : Bénédicte Tratnjek, 2014, « Série Meilleurs vœux de Mostar (3) : Les espaces publics à Mostar : le multiculturalisme, entre tolérance et rejet », carnet de recherche Sciences Dessinées, 2 avril 2014.
[9] A ce propos, voir : Bénédicte Tratnjek, 2014, « Série Meilleurs vœux de Mostar (4) : La ville des adolescents : loin de la guerre, Mostar au prisme d’une géographie des âges », carnet de recherche Sciences Dessinées, 4 avril 2014.

samedi 5 avril 2014

Journée d’études : “Quand les cases se mettent au vert. Nature et bande dessinée” (17 avril 2014, Lyon)

Le jeudi 17 avril 2014, le laboratoire junior Sciences dessinées vous propose sa quatrième journée d’études : après la science (avec Marion Montaigne), la ville (avec Benoît Peeters) et la violence (avec Kris), nous vous invitons à partager avec nos intervenants et l”auteur Etienne Davodeau une réflexion sur “Quand les cases se mettent au vert. Nature et bande dessinée“, à l’ENS de Lyon (salle F08, entrée libre, 9h30-17h30, site René Descartes, 15 parvis René Descartes, métro Debourg,Lyon, voir le plan d’accès).



PROGRAMME DÉTAILLÉ

Matinée : IMAGINER ET
REPRÉSENTER LA NATURE EN BD
  • 9h35-10h15 : Julie Le Gall (maître de conférences en géographie, ENS de Lyon) : Le monde rural en BD : une approche militante
  • 10h15-10h55 : Paul Arnoud (professeur des Universités en géographie, ENS de Lyon) : Le vivant mis en case. Arbres et forêts dans quelques bandes dessinées
  • Pause
  • 11h10-11h50 : Véronique Servat (professeur en histoire-géographie, collège Paul Eluard de Montreuil) : Regards croisés sur la nature en bande dessinée, entre risques et ruralité
  • 11h50-12h30 : Frédéric Ducarme (doctorant au Musée national d’histoire naturelle) : La nature dans Dragon Ball

Après-midi : BANDE DESSINÉE, NATURE ET ENGAGEMENT
14h00-17h30 : Grand entretien avec ÉTIENNE DAVODEAU


lundi 27 janvier 2014

Café géo : "Représenter l'espace urbain dans la bande dessinée"

Suite à la journée d’études “Ville et bandes dessinées” du 18 septembre 2013, deux membres du Laboratoire junior Sciences dessinées, Aymeric Landot et Bénédicte Tratnjek, seront les invités du prochain Café géographique de Paris, le mardi 28 janvier 2014, de 19h30 à 21h30 au Café de Flore (voir le plan).


Présentation du Café géo :
Comment se donne à voir la ville dans la bande dessinée ? Ville spectaculaire, ville comprise dans sa globalité ou au contraire fragmentée en multiples cases… L’espace urbain, loin d’être neutre, est mis en scène dans la planche. Chaque page rejoue le spectacle d’une ville particulière et d’une représentation de l’espace urbain singulier : la ville dessinée se décline selon le gradient de l’urbaphobie/urbaphilie, faisant varier les thèmes de la Babylone moderne et dégénérée à la promesse d’un progrès futur. Rien n’est anodin : la planche même dessine, par ses cases, une architecture particulière, où se ressent l’étroitesse d’une ville prison ou le vertige des gratte-ciel. L’espace urbain qu’évoque la BD est spécifique : des paysages archétypaux se font jour, des préférences spatiales apparaissent selon les genres et les trames narratives, des mythologies urbaines sont retranscrites par l’intrication du texte et du dessin, faisant émerger un nouvel espace, celui de la ville dessinée. De l’incontournable Little Nemo in Slumberland au Chicago de Tintin en Amérique, des Cités obscures à Aya de Yopougon en passant par Le sommeil du monstre, City Hunter ou Batman, ce café géo propose de réfléchir ensemble à la manière dont la bande dessinée représente l’espace urbain.


–> Voir également l’ensemble de nos billets “Villes et Bandes dessinées” sur le carnet du Laboratoire junior Sciences Dessinées.


dimanche 24 novembre 2013

Syrie, cartographie d'une guerre : représenter l'espace des conflits

Réaliser des cartes d'une guerre actuelle, au cours de laquelle les "lignes de front" entre les adversaires sont particulièrement mouvantes, pose tout d'abord la question de l'accessibilité et de la fiabilité des données. Mais aussi (et surtout) celle des choix cartographiques. Une carte thématique n'est pas neutre (à ce propos, voir le billet "La carte-discours. Quelques éléments de réflexion"), elle est une représentation de l'espace (et non une présentation). Les choix du cartographe et/ou de son commanditaire construisent une représentation de l'espace, mais n'en rendent qu'une partie, celle qui correspond à leur démonstration. De plus, le lecteur de la carte possède ses propres filtres de représentation : il perçoit et interprète la carte. Si la cartographie thématique francophone a été très marquée par la sémiologie graphique proposée par Jacques Bertin, la profusion de cartes sur Internet, dont on ne connaît pas toujours la source (date et auteur notamment), et encore moins les intentionnalités (quelle objectivité ?), tend à permettre une surenchère de la part d'interprétation de l'auteur et/ou commanditaire de la carte, tout en se parant des atours de l'objectivité cartographique (tout du moins d'une perception, erronée, de la carte qui dirait le "vrai", telle une présentation des réalités spatiales, alors qu'elle est et reste une représentation des réalités spatiales).

Lors de la réalisation de cartes sur l'état actuel des différents adversaires dans la guerre en Syrie pour le site Noria, ces questions d'accessibilité des données (quelle objectivité et quelle méthodologie pour les sources qui servent de référents aux cartes que l'on veut produire) et de choix cartographiques se sont révélées cruciales. Au moment de la conception et de la réalisation de ces cartes "Mapping competing strategies in Syrian conflict", le géographe Fabrice Balanche publiait son article "L'insurrection syrienne et la guerre des cartes" (Orient XXI, 24 octobre 2013), interrogeant et confrontant différentes représentations cartographiques de la guerre en Syrie. On se propose, dans ce billet, de confronter les réalisations cartographiques existantes et les difficultés de conception/réalisation qui existent dans la production cartographique sur la guerre en Syrie. Dans le cas des conflits armés, ces représentations peuvent être particulièrement empreintes de subjectivité et d'idéologies spatiales, et se révèlent non pas toujours des outils d'information et d'explication de la guerre en tant que tels, mais avant tout un matériau pour la compréhension des conflits de représentation qui se surajoutent au conflit armé.