Le magazine Diplomatie publie dans son n°42 (janvier/février 2010) une carte du taux d’alphabétisation dans le monde, rappelant combien l’accès à l’éducation reste profondément inégalitaire, que ce soit à l’échelle mondiale ou à l’échelle locale. Ce type de cartes est bien connu : on le retrouve d’ailleurs dans les manuels du secondaire, dans de nombreuses cartothèques sur Internet (telles que celle de La documentation française, de l’atelier cartographique de Sciences Po ou du site Population Data…) ou dans les sites des grandes organisations internationales (telles que l’UNICEF). Des cartes qui sont souvent mises en avant pour leurs vertus pédagogiques et démonstratives. L’originalité ne vient pas, dans cette brève proposée par le magazine Diplomatie, de la carte, mais bien du titre et du texte qui l’accompagnent. Si la carte de l’(an)alphabétisation est "habituellement" associée à l’idée d’inégal développement, ici la carte est utilisée pour un autre type de discours (voir le billet sur la carte-discours) : "la paix par l’éducation".
Le choix de cartographier le contraste entre alphabétisme et analphabétisme dans cette carte (marqué par l’utilisation d’un dégradé de couleurs allant du vert au rouge, ancrant ainsi l’effet contraste dans le sentiment qu’évoque cette carte au lecteur de l’article qui l’accompagne) prône déjà pour une mise en exergue des bienfaits de l’éducation (qu’il ne s’agit bien évidemment pas ici de remettre en cause !). Quelques mots accompagnent le texte et sont mis en valeur par le jeu de mise en forme de la page : "
Faire de l’éducation une force qui réunit les peuples, les nations et les cultures pour construire un monde en paix et un avenir durable". C'est le message envoyé par l'
United World Colleges (UWC) par le biais de cette carte et du commentaire qui lui est associé, présentant l'action de ce mouvement associatif qui se donne pour objectif de mener chaque année 1.500 jeunes de provenance diverse au baccalauréat international.
Le "challenge" tel qu'il est appelé par l'UWC permet avant tout de mettre en exergue la superposition possible entre les cartes de l'analphabétisme et celles des conflits dans le monde, en permettant au lecteur de l'article d'immédiatement faire coïncider mentalement les zones de fort analphabétisation et les zones de forte violence. Une carte est donc un discours non seulement pour les messages qu'elle véhicule elle-même, mais également parce qu'elle fait appel à tout un imaginaire spatial auquel les lecteurs vont être confrontés au regard de cette carte.
Bien évidemment, savoi lire, écrire, compter et avoir accéder à une éducation permettant la formulation et la structuration de ses idées est nécessaire pour contrôler non seulement son quotidien (dans l'accès au marché du travail, dans les contacts avec les commerces ou les diverses institutions, dans l'accès aux ressources juridiques...), mais aussi de mieux comprendre les enjeux électoraux au-delà des arguments démagogiques de certains candidats politiques.
Pourtant, la carte et le discours qui l'accompagne gênent : seules les vertus de l'éducation sont mises ici en valeur. Cependant, la carte occulte certaines zones de conflits (latents ou ouverts, médiatisés ou oubliés) : la région du Caucase, les Balkans et l'Asie centrale sont, par exemple, figurées dans les zones alphabétisées de 95 à 100 %. Est-ce réellement le cas pour la Tchétchénie, le Kosovo ou l'Afghanistan ? Bien évidemment, une carte de la répartition de l'alphabétisation par pays ne laisse pas la place aux disparités internes. Mais, le cas de l'Afghanistan questionne (que ce soit à l'échelle locale ou à l'échelle nationale), après quelques vingt ans de conflits quasiment incessants...
De plus, d'autres points doivent être soulevés, comme le montre le cas de l'Asie centrale. Un Etat comme
le Turkménistan n'est certes pas en guerre : pourtant, si le lien entre éducation et paix semble être établi par cette carte-discours, il est nécessaire d'interroger les formes d'éducation et de paix. Parce que l'éducation dirigée et contrôlée sert aussi à la dictature (le cas de la ré-écriture de l'histoire personnelle du Turkmenbashi, ancien dirigeant à vie du Turkménistan, devenu Père de la Nation, héros, mythe incontournable, fondateur et élément indétrônable de l'Etat, est éloquent !).
L'éducation, par exemple par le biais des mythifications et des falsifications de l'histoire ou des utilisations détournées des concepts géographiques, mais aussi au prisme de l'enseignement de la langue ou par les manques volontaires créés dans le système éducatif, peut également être une incitation à la haine : on ne compte plus les manuels d'histoire prônant pour la légitimité d'un peuple sur un territoire approprié et identitaire, couplés de manuels de géographie aux cartes tronquées et détournées (pour l'exemple, le chapitre n°8 de l'ouvrage de Michel Sivignon,
Les Balkans. Une géopolitique de la violence, confronte 2 cartes de la Bosnie-Herzégovine extraites l'une d'un manuel scolaire distribué en Fédération Bosno-Croate, et l'autre d'un manuel scolaire de la Republika Srpska : la vision ainsi enseignée aux jeunes enfants de leur territoire montre bien à quel point l'éducation peut aussi être un outil de rejet de "l'Autre". Voir également le dossier du
Courrier des Balkans sur l' "
Education : des manuels scolaires qui sèment la haine ?").
La paix par l'éducation, certes ! Mais cette approche ne doit pas faire l'économie d'une réfléxion sur les méfaits d'une éducation contrôlée et falsifiée, source de nombreux points de tension : parce que l'éducation peut elle aussi permettre de contrôler les masses et de les "formater" pour qu'elles acceptent un discours haineux. Au coeur des préoccupations de la violence éducative (dont la reconnaissance par les organisations internationales est très récente et reste pour l'heure très discrète : voir, par exemple, le Café géo sur "
Géographie de la violence éducative, un tour du monde des châtiments corporels infligés aux enfants" avec Olivier Maurel, ainsi que le rapport proposé par l'Observatoire de la Violence Education Ordinaire OVEO sur la "
Géographie de la violence éducative ordinaire par continents et par pays") non seulement au prisme de violences physiques qui pourraient être reçues, mais également par le biais d'une violence faite à l'esprit critique des enfants, ce sujet aux enjeux spatiaux et temporels mérite l'attention, ne serait-ce que pour sensibiliser les enfants qui ont accès aux vertus de l'éducation sur l'intérêt qu'ils peuvent en tirer, au-delà d'une bonne note !
=> L’idée n’était pas ici de mettre en cause l’action ou l'idéal de l’association UWC ou la mise en avant du nécessaire besoin d'éducation pour contrer la violence et la guerre (ni même l'article qui se propose seulement de présenter, par le biais d'une illustration sous forme de carte, l'action d'UWC), mais avant tout de montrer que si l’on dénonce souvent l’utilisation propagandiste de la carte (dans le cas des guerres ou plus encore dans celui des dictatures), la carte-discours est toujours une réalité en soi, dans la mesure où elle ne peut être comprise dans sa totalité sans connaître les intentionnalités de son auteur et/ou commanditaire (même dans les cas où ce message a des vertus pédagogiques, ces intentions doivent être prises en compte).
Ces quelques commentaires sur la carte-discours et la place de l'éducation dans la gestion des conflits sont issus de la lecture de l'article : "La paix par l'éducation", Diplomatie magazine, n°42, janvier/février 2010, p. 13.