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mardi 21 septembre 2010

Les ponts de Mitrovica : l'Ibar, une rivière-frontière ?


Autre question qui m'a été posée récemment concernant la ville de Mitrovica : l'existence d'autres ponts que celui appelé "LE" pont par les médias. Si l'attention médiatique s'est focalisée sur un seul pont, celui qui relie les centres-villes albanais au Sud et serbe au Nord de la rivière Ibar (voir le billet "Le centre de Mitrovica"), cela ne signifie pas qu'il n'existe pas d'autres infrastructures qui permettent de relier les deux rives. On avait tenté de montrer dans le billet "Des ponts entre les hommes" que le pont-infrastructure n'était pas suffisant à produire des échanges entre les populations habitant sur deux rives, surtout lorsqu'il existe, comme à Mitrovica (mais également à Mostar), une forte communautarisation des espaces de vie. Petite "balade" sur les ponts et les passerelles de la rivière Ibar dans la ville Mitrovica.




"Le" pont de Mitrovica : un pont-symbole,
centralité dans la ville et lieu-discours dans les violences

Principalement point d'accès entre les deux rives de l'Ibar, ce pont (nommé pont Austerlitz sur les cartes baptême terrain de la KFOR*) relie les deux centres de la ville de Mitrovica : au Nord, on retrouve le centre-ville qui structure les spatialités des Serbes de Mitrovica, où les commerces utilisent encore le dinar (la monnaie officielle de la Serbie) et où les panneaux et publicités apparaissent en alphabet cyrillique. Au Sud, on retrouve le centre-ville albanais, qui se structure notamment autour du marché à ciel ouvert. Ce pont fait l'objet de toutes les attentions médiatiques, parce qu'il est devenu le géosymbole de la division de la ville en deux quartiers-territoires qui se font face. C'est pourquoi, le pont Ouest prend une grande importance symbolique dans les violences intercommunautaires : traverser le pont est à la fois un signe de provocation vis-à-vis de l'autre communauté, et un symbole de volonté de se réapproprier l'ensemble de la ville (signifiant ainsi le rejet de "l'Autre" qui marque encore la société dans un Kosovo en quête d'une identité culturelle et politique). Voir le billet "Le pont de Mitrovica : violences et médiatisations au Kosovo". Dans son recensement des violences intercommunautaires entre juin 1999 et mars 2004, le géographe Yann Braem note combien ce pont fait l'objet d'une théâtralisation de la dispute territoriale au coeur de la ville de Mitrovica (voir la chronologie des violences qu'il propose dans son article "Mitrovica/Mitrovicë : Géopolitique urbaine et présence militaire", Balkanologie, n°1, vol. VIII, juin 2004, pp. 73-104). Si ce pont est désormais ouvert à la circulation (circulation piétonne libre, et automobile autorisée après un contrôle d'identité par un check-point sur la rive sud, aux mains des autorités locales), force est de constater que les échanges ne sont pas du tout ceux que devraient inciter un pont avec une telle situation centrale dans la ville.

* Voir, à ce propos, le mémoire de maîtrise sur la géographie militaire à Mitrovica (en ligne), notamment les passages sur la cartographie militaire.



Les ponts de l'Est : des ponts-infrastructures

A l'Est de ce pont-symbole, existe deux autres ponts : en se baladant vers l'Est, on tombe d'abord sur un autre pont pour automobiles et piétons (le pont "Cambronne" sur les cartes militaires, ici à droite), et à l'extrême-Est, on tombe sur un pont ferroviaire (ici, à gauche). Ces deux ponts ont la même fonction dans la ville : ce sont des infrastructures auxquelles aucune symbolique n'a été attribuée. Les déplacements sur le pont Cambronne sont libres, les piétons et les automobiles peuvent actuellement le traverser sans aucun contrôle, et le pont n'a jamais fait l'objet d'un dispositif sécuritaire aussi important que le pont ouest (même dans les périodes d'immédiat après-guerre marquées par une très forte tension, la sécurisation de ce pont restait moins importante). Pourtant, ce pont-infrastructure ne permet pas aux échanges de se densifier, bien qu'il permette à chacun de contourner le pont central (point de tension dans la ville de Mitrovica).


Le pont Est de Mitrovica




Les ponts-passerelles : mobilités et contournements

La passerelle la plus connue (passerelle piétonne dite "Tancarville" sur les cartes de la KFOR) est une infrastructure construite par les militaires français (voir des photographies de la construction de la passerelle sur le site Novo Selo) afin de permettre aux Albanais vivant dans les Trois Tours de rejoindre, à pied, le Sud de la ville, principalement pour aller travailler et commercer. Les Trois Tours sont trois immeubles identiques qui formaient avant le déclenchement de la guerre un des rares lieux réellement multiculturel de Mitrovica, et même du Kosovo : à l'intérieur des tours, Serbes, Albanais, et petites minorités se côtoyaient. Mais avec la guerre, ces trois bâtiments se sont fortement homogénéisés, les Albanais et les petites minorités se regroupant dans deux tours, tandis que les Serbes s'installaient dans la dernière tour ou s'éloignaient de ce micro-quartier (voir le schéma illustrant les processus d'homogénéisation extrême des espaces de vie pendant la guerre du Kosovo). Les Trois Tours se trouvent à proximité du pont ouest (voir le schéma du centre de Mitrovica), pourtant il est dangereux pour les Albanais des Trois Tours de se rendre sur la rive sud par ce pont, puisqu'ils doivent transiter par les zones d'habitation serbe, et surtout passer à proximité des" Gardiens du pont", "des Serbes radicaux, recrutés comme supplétifs de la Kfor en 2000, mais qui se sont investis ensuite d'une compétence occulte de contrôle du Nord de la ville, en commençant par l'accès au pont [...], l'un des avatars des "structures parallèles" qui administrent le Nord et dont la communauté internationale voudrait bien se débarasser, sans encore oser en prendre les moyens" (lire Jacques Aben, "Une géographie politique de Mitrovitsa", Défense nationale, n°2/2003, février 2003, pp. 99-109). Depuis sa contruction, la structure de la passerelle a été renforcée, marquant la nécessité de sa nécessité de maintenir ce lieu d'échange pour décloisonner les Albanais des Trois Tours, ce qui témoigne de l'échec de la reconstruction du pont ouest, non en tant qu'infrastructure, mais en tant que géosymbole de la réconciliation. Aujourd'hui, la passerelle est devenue un point de passage privilégié pour les Roms de Mitrovica, entre leurs deux espaces de vie : "Ostérode" (ancienne base de l'Armée yougoslave, qui a été reprise par la KFOR au moment du déploiement de la force internationale, et sert, depuis le début du processus de désengagement des troupes à l'intérieur de la ville de Mitrovica, de camp de déplacés aux Roms) et Roma Mahala (le quartier rom, en partie reconstruit par la communauté internationale depuis 2008).


Plus à l'Ouest encore, on trouve un pont-passerelle qui permet de traverser la rivière Ibar. Les voitures ne peuvent circuler que dans un sens et ne peuvent pas se croiser sur ce pont-passerelle qui relie l'extrême-Ouest de la rive Sud (où l'on trouve notamment le grand stade de Mitrovica, toujours à l'abandon bien que des projets de réhabilitation aient été envisagés) et Suvi Do, une zone périurbaine située à l'extrême Ouest de la rive Nord de l'Ibar, traditionnellement peuplée d'Albanais. Bien que ce pont-passerelle ait une capacité très limitée (les voitures ne peuvent passer que dans un sens, à un rythme très ralenti, et même les piétons peuvent les gêner), il suffit largement aux besoins : on ne trouve pas de "bouchons" à cet endroit, le gué étant surtout utilisé par les Albanais de Suvi Do (peu nombreux) pour rejoindre le Sud de la ville .


Au final, le gigantisme du pont ouest, au centre de la ville de Mitrovica, ne permet pas d'imposer aux habitants cette infrastructure : les détours et les contournements (à l'Est comme à l'Ouest) restent des pratiques spatiales bien ancrées (même dans le cas où de telles trajectoires imposent aux habitants de parcourir une plus grande distance), et "LE" pont reste au coeur des attentions.



Les billets à lire sur la question des ponts à Mitrovica :

Les autres ponts dans les villes en guerre :


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