Avant de reprendre la série de billets "Afghanistan, du lieu symbolique à la symbolique des lieux" (voir le billet introductif et en fin de billet les liens vers les autres billets, ainsi que dans cette série le "détour" par le billet "Penser la base militaire : approches géographiques"), pour souligner l'intérêt de penser la symbolique des lieux et dans le cadre des nombreux hommages rendus cette année à Pierre Bourdieu pour le 10ème anniversaire de sa mort, voici l'introduction d'un article de ce dernier intitulé "Effets de lieu" qui appelle à penser l'espace social.
Cette citation choisie rappelle l'importance de l'approche spatiale comme le note le géographe Vincent Veschambre (citant un autre extrait de ce même chapitre) : "dans sa prise de conscience tardive de l’importance de la dimension spatiale, Pierre Bourdieu avait insisté sur l’intérêt de décrypter ce marquage symbolique, en l’inscrivant dans des rapports de pouvoir: “l’espace est un des lieux où le pouvoir s’affirme et s’exerce, et sans doute sous la forme la plus subtile, celle de la violence symbolique, comme violence inaperçue” (Bourdieu, 1993)".
Plus que jamais, cette citation choisie rappelle l'utilité sociale de la géographie, question qui ne cesse d'interroger la discipline, depuis l'ouvrage d'Yves Lacoste La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre en 1976 (davantage connu pour la "formule" qui en a été retenue, que pour son contenu, alors qu'il s'agit d'un plaidoyer pour une géographie active et "activée"), les actes du colloque Géographie, états des lieux tenu en 1998 (publiés dans la revue Cahiers de géographie du Québec, vol. 32, n°87, n°1988/3, pp. 218-382) jusqu'à la récente journée d'étude A quoi sert la géographie ? (dont les actes sont parus dans la revue Tracés, HS n°10, 2010, pp. 121-251 : voir également la vidéo de l'intervention conclusive de Michel Lussault). La question est bien évidemment très large, mais elle reste au coeur des préoccupations de ce blog, qui espère donner quelques pistes de réflexion pour une géographie au service de la compréhension des conflictualités et une géographie active dans la pacification des territoires.
Effets de lieu
"Parler aujourd'hui de "banlieues à problèmes" ou de "ghetto", c'est évoquer, presque automatiquement, non des "réalités", d'ailleurs très largement inconnues de ceux qui en parlent le plus volontiers, mais des fantasmes, nourris d'expériences émotionnelles suscitées par des mots ou des images plus ou moins incontrôlés, comme ceux que véhiculent la presse à sensation et la propagande ou la rumeur politiques. Mais, pour rompre avec les idées reçues, et le discours ordinaire, il ne suffit pas, comme on veut parfois le croire, d'"aller voir" ce qu'il en est. En effet, l'illusion empiriste ne s'impose sans doute jamais autant que dans les cas où, comme celui-là, l'affrontement direct avec la réalité ne va pas sans quelques difficultés, sinon quelques risques, donc quelques mérites. Et pourtant tout porte à penser que l'essentiel de ce qui se vit et se voit sur le terrain, c'est-à-dire les évidences les plus frappantes et les expériences les plus dramatiques, trouve son principe tout à fait ailleurs. Rien ne le montre mieux que les ghettos américains, ces lieux à l'abandon, qui se définissent, fondamentalement, par une absence - essentiellement celle de l'Etat, et de tout ce qui s'ensuit, la police, l'école, les institutions de santé, les associations, etc.
Il faut donc, plus que jamais, pratiquer la pensée para-doxale qui, dressée à la fois contre le bon sens et les bons sentiments, s'expose à apparaître aux bien-pensants des deux bords soit comme un parti pris, inspiré par le désir d' "épater le bourgeois", soit comme une forme d'indifférence insupportable à l'égard de la misère des plus démunis. On ne peut rompre avec les fausses évidences, et avec les erreurs inscrites dans la pensée substantialiste des lieux, qu'à condition de procéder à une analyse rigoureuse des rapports entre les structures de l'espace social et les structures de l'espace physique."
Source : Pierre Bourdieu, 1993, "Effets de lieu", dans Pierre Bourdieu (dir.), 1993, La misère du monde, Le Seuil, collection Points/Essais, Paris, pp. 249-250.
Les mots et les images produisent du sens dans l'imaginaire spatial des acteurs, un sens parfois "déconnecté" des réalités, parfois "universel" comme si les lieux avaient la même valeur et la même symbolique partout dans le monde, seulement du fait de leur fonction. La série de billets "Afghanistan, du lieu symbolique à la symbolique des lieux" se penche sur un contexte local, voire micro-local pour mettre en exergue ces "effets de lieu" décrits par Pierre Bourdieu. On postule donc pour une plus vaste compréhension du "génie des lieux" (qui avait donné lieu en 2010 à l'exposition Lieux de génies, génie des lieux à Moscou) que Jean-Robert Pitte défend comme le moyen de ré-échanter le Monde. Parce que détourner ce "génie des lieux" pour ancrer la guerre et la peur dans les territoires du quotidien est une menace au processus de pacification. Les "effets de lieu" et la "dimension spatiale de la violence symbolique" qu'explicite le géographe Vincent Veschambre sont des clefs de compréhension de la réconciliation et de la pacification.
Quelques lectures pour aller plus loin sur les "effets de lieu" :
- Catherine Sélimanovski, 2009, "Effets de lieu et processus de disqualification sociale. Le cas de Strasbourg et du Bas-Rhin", Espace Populations Sociétés, n°2009/1, pp. 119-133.
- Fabrice Ripoll et Sylvie Tissot, 2010, "La dimension spatiale des ressources sociales", Regards Sociologiques, n°40, pp. 5-7.
Ce texte fait aussi le point sur la pratique de "terrain" : Pierre Bourdieu rappelle ainsi qu' "il ne suffit pas, comme on veut parfois le croire d'"aller voir" ce qu'il en est". Il poursuit : "tout porte à penser que l'essentiel de ce qui se vit et se voit sur le terrain, c'est-à-dire les évidences les plus frappantes et les expériences les plus dramatiques, trouve son principe tout à fait ailleurs" (p. 249). Les "effets de lieu" se posent aussi à celui qui observe la situation, parfois lui échappent tant la dimension spatiale est oubliée dans les analyses et les (re)présentations notamment médiatiques. La recherche du "sensationnel" ne doit pas faire oublier que le travail d'observation ne peut se faire en quelques heures/jours.
L'observateur (chercheur, journaliste, acteur...) sur le terrain est lui aussi "formaté" par ses propres filtres de représentation (voir le schéma "Le système de filtres" du géographe Jean-Pierre Paulet dans le billet "Villes en guerre et fragmentations" du 12 octobre 2008), et ne saisit, au moins dans un premier temps, les effets de lieu que par ses propres grilles d'analyse et ses propres imaginaires spatiaux. La pratique de terrain demande la prise de conscience que l'observateur est d'abord un corps sur ce terrain (voir à ce propos des extraits choisis de l'ouvrage de Pierre Bourdieu : Science de la science et réflexivité, 2001, cités dans le billet "Je sais que je suis pris et compris dans le monde que je prends pour objet" sur le blog Espaces réflexifs).
Quelques lectures pour aller plus loin sur la question de la pratique de terrain :
La bibliographie concernant le terrain est particulièrement dense : on a choisi ici de mettre en valeur (de manière non exclusive) les travaux qui interrogent le terrain comme pratique des géographes ainsi que la pratique de terrain dans des milieux « difficiles », mais chacun de ses articles/ouvrages renvoie à une bibliographie dense et plus complète.
La bibliographie concernant le terrain est particulièrement dense : on a choisi ici de mettre en valeur (de manière non exclusive) les travaux qui interrogent le terrain comme pratique des géographes ainsi que la pratique de terrain dans des milieux « difficiles », mais chacun de ses articles/ouvrages renvoie à une bibliographie dense et plus complète.
- Bernard Elissade, "Terrain", Hypergéo, 24 mai 2004.
- Emmanuel Boiteau et Yann Calbérac, 2005, "Le géographe face à son objet. Distanciation et méthode à travers l'exemple d'un terrain urbain frontalier", Geographica Timisiensis, vol. 14, pp. 55-73.
- "Enquêter dans un milieu « difficile »", Revue française de science politique, vol. 57, n°2007/1.
- Magali Boumaza et Aurélie Campana : "Enquêter dans un milieu « difficile ». Introduction"
- Vincent Romani : "Enquêter dans les territoires palestiniens. Comprendre un quotidien au-delà de la violence immédiate"
- Patrick Bruneteaux : "Les politiques de l'urgence à l'épreuve d'une ethnobiographie d'un SDF"
- Daniel Bizeul : "Que faire des expériences d'enquête ? Apports et fragilités de l'observation directe"
- "Approches des terrains de recherche", Cahiers ADES, n°1, mai 2007, Actes du colloque de Doc'Géo du 28 mars 2006.
- Guy Di Méo : "Avant-propos"
- Cédric Baylocq Sassoubre : "L'amitié comme condition de production des données ethnographique. L'exemple d'une recherche sur les jeunes musulmans de France"
- Yann Calbérac : "Le terrain des géographes, entre tradition disciplinaire et légitimation du chercheur"
- Patrick Parra : "Une approche géographique du terrain juridique : la géographie juridique ou géographie du Droit"
- Eloïse Durand : "Le terrain et l'objet : un parallèle anthropologique"
- Emilie Lavie : "« Géographie » et « terrain », des définitions universellement acceptées par les géographes ?"
- Marie Pendanx : "Une approche du terrain : « l'ici » entre pratiques et représentations"
- Nicolas Boivin et Mélina Germes : "« Femme(s) et homme(s) de terrain » selon la presse : un mythe légitimant ?"
- Nadine Pierrevelcin : "La nécessaire remise en cause des catégories d'analyse lors d'une enquête de terrain dans un contexte national différent"
- Fabrice Blain : "Contextes et production de données"
- Nicolas Boivin, Emilie Lavie et Marie Pendanx : "Conclusion"
- Site du colloque : A travers l'espace de la méthode : les dimensions du terrain en géographie, Arras, 18-20 juin 2008. Certaines communications sont en ligne sur le site des archives ouvertes du CNRS (Hal-SHS) :
- Jeanne Vivet et Karine Ginisty : "Les biais, terrains de savoirs ? Expériences africaines"
- Antoine Fleury : "Croiser les terrains en géographie"
- Anaïs Chapel Guérin, Janique Valy et Soazig Pian : "Le terrain : de l'objet scientifique à l'objet polémique"
- Hervé Régnauld et Olivier Planchon : "Le terrain de la géographie physique littorale : une spatialisation politique, une modélisation numérique et une structuration en discours"
- Sylvain Guyot : "Une méthodologie de terrain 'avec de vrais bricolages et plein de petits arrangements'..."
- David Goeury : "Ces terrains lointains. De la naissance des hétérotopies en géographie"
- Julien Brachet : "Géographie du mouvement, géographie en mouvement. La mobilité comme dimension du terrain dans l'étude des migrations"
- Federica Burini : "La cartographie participative et la pratique du terrain dans la coopération environnementale : la restitution des savoirs traditionnels des villages de l'Afrique subsaharienne"
- Marianne Blidon : "Géographie de la sexualité ou sexualité du géographe ? Remarques sur le sexe de l'enquêteur"
- Florence Boyer : "Du voyage comme terrain et du voyage sur le terrain. Une itinérance entre expérience et récit"
- Olivier Labussière et Julien Aldhuy : "Le terrain ? C'est ce qui résiste"
- Danièle Laplace-Treyture : "Du terrain dans le texte ? Modalités d'existence et enjeux de l'expérience de terrain dans l'écriture régionale"
- Frédéric Dejean : "Où est Dieu dans le terrain ?"
- Hugh Clout : "Vers une adoption de la France ?"
- Benjamin Laplante : "Les terrains du géographes peuvent-ils être incomparables ?"
- Mélina Germes : "En quête d'un « terrain corporel », jeux de regards dans et sur la rue"
- Caroline Mounet : "Le chercheur face à l'imprévisible. Construction et analyse d'un corpus pour l'étude des controverses et conflits autour de la gestion du loup et du sanglier dans les Alpes françaises"
- Helen Maulion : "Narrer l'expérience intime du terrain"
- Chloé Buire : "Les arts-de-faire du terrain"
- Eric Langlois : "SIG et terrain : antinomie ou complémentarité dans le développement d'une Recherche-Action en géomatique ?"
- Solène Gaudin et Jonathan Mesureau : "Le terrain (de thèse), un construit... institutionnel ?"
- Denis Wolff : "Albert Demangeon : un géographe moderne face au terrain"
- Marion Tillous : "Retour sur le « tournant pragmatique » de la notion de « terrain »"
- Eric Verdeil : "Les terrains de l'atlas"
- "Le « terrain » pour les géographes, hier et aujourd'hui", Bulletin de l'Association de Géographes français, n°2007/4 (résumés).
- Yann Calbérac : "Terrain d'affrontement : la relecture d'une controverse scientifique (1902-1922)
- Roland Pourtier : "Le « terrain » pour les tropicalistes"
- Hervé Vieillard-Baron : "Entre proximité et distance : le terrain pour le géographe urbain"
- Christian Giusti : "Le « terrain » pour les géomorphologues français aujourd'hui"
- Cynthia Ghorra-Gobin et Vincent Moriniaux : "Le « terrain » en géographie culturelle ou l'impératif d'un effort de théorisation"
- Henri Rougier : "Le « terrain » en géographie régionale, un témoignage"
- Jean-Pierre Chevalier : "Le terrain, les programmes scolaires et les figures du géographe"
- Gérard Hugonie : "Le « terrain » pour les didacticiens de la géographie"
- "Le terrain", L'Information géographique, vol. 74, n°2010/1, 2010.
- Denis Rétaillé : "Editorial"
- Béatrice Collignon et Denis Rétaillé : "Introduction"
- Emmanuelle Petit : "Du fil de l'eau en fils à retordre. Comment bricoler des techniques de terrain protéiformes en une méthodologie qualitative cohérente en géographie ?"
- Madeleine Griselin : "La présence sur le terrain est-elle toujours nécessaire en géoscience ? Exemple des programmes d'hydro-glaciologie au Spitsberg (79°N)"
- Georgette Zrinscak : "Enseigner le terrain en géographie"
- Cristina D'Alessandro-Scapari : "Terrains africains, de la dénonciation au militantisme"
- Béatrice Collignon : "L'éthique et le terrain"
- Denis Rétaillé : "Au terrain, un apprentissage"
- Marie Morelle et Fabrice Rippoll, 2009, "Les chercheur-es face aux injustices : l'enquête de terrain comme épreuve éthique", Annales de géographie, n°665-666, n°2009/1-2, pp. 157-168.
- Mélodie Faury, "La situation d'entretien et le rapport au terrain", L'infusoir, 16 juin 2010.
- Yann Calbérac, 2010, Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté et imaginaire disciplinaires au miroir des pratiques de terrain des géographes français du XXe siècle, thèse de doctorat en géographie, Université Lyon II, 392 p.
- Yann Calbérac, 2011, "Le terrain des géographes est-il un terrain géographique ? Le terrain d'un épistémologue", Carnets de géographes, rubrique Carnets de terrain, n°2, mars 2011.
- Yann Calbérac, 2011, "Quel sujet pour la géographie ? Faire tenir ensemble le texte et le terrain", communication au colloque Spatialités et modernités : lieux, milieux et territoires, Pau, 13-14 octobre 2011.
- Pierre Gentelle, 2011, "Le terrain, « une manière de vivre et de regarder le monde et les gens »", L'Information géographique, vol. 75, n°2011/3, entretien réalisé par Yann Calbérac, pp. 102-119.
- Jean-Baptiste Frétigny, 2011, "Habiter la mobilité : le train comme terrain de réflexion", L'Information géographique, vol. 75, n°2011/4, pp. 110-124.
- Mickaël Quintard, 2011, "Face au terrain : sensibilités plurielles et adaptations singulières", e-migrinter, n°7, 2011, pp. 28-35.
- Stéphanie Messal, 2012, "{Lecture} Retour réflexif sur la situation d'enquête", Espaces réflexifs, 9 janvier 2012. Billet à propos de l'ouvrage Terrains ethnographiques et hiérarchies sociales. Retour réflexif sur la situation d'enquête (Olivier Leservoisier, Karthala, 2005).
- Mélodie Faury et al., 2012, "Ecriture, terrain, science, parcours et réflexivité - Quelques éléments bibliographiques", Espaces réflexifs, 25 janvier 2012.
A surveiller :
- La rubrique "Carnets de terrain" dans la revue en ligne Carnets de géographes (ainsi que les archives de cette rubrique dans les précédents numéros).
- La parution prochaine d'un numéro des Annales de géographie consacré au terrain.
- Les billets de ce blog sur le terrain.
- Les billets à venir sur le blog Dans le miroir d'Alice de Yann Calbérac.
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