L'affaire des Corans brûlés en Afghanistan a fait couler beaucoup d'encre, et intervenir de nombreux spécialistes sur la question afghane, la contre-insurrection, la problématique des outils pour imposer la démocratie, etc. En complément du billet "Afghan Rage : retours sur l'émission de France 24 (Adam Baczko)" du 29 février 2012, voici l'introduction d'une série de billets présentant quelques éléments de réflexion géographique sur la question des lieux de la guerre et des géosymboles dans la conflictualité, ainsi que celle de la géographie de la démocratie.
La géographie des conflits armés ne se résume pas à la géographie des combats (qu'il ne s'agit pas de minimiser pour autant). La symbolique des lieux est une approche pour penser la conflictualité des territoires et l'ancrage spatial de la guerre par-delà le temps des combats (à ce propos, voir le texte : Elisabeth Dorier-Apprill, 2007, "Guerre et fragmentation urbaine", dans Elisabeth Dorier-Apprill et Philippe Gervais-Lambony (dir.), 2007, Vies citadines, Belin, collection Mappemonde, p. 19). Interroger les conséquences de l'affaire des Corans brûlés en Afghanistan pose la question de l'expression spatiale de la colère, des lieux de la contestation et des espaces-cibles dans l'opposition au pouvoir.
"Les ambassades : du haut-lieu du pouvoir au haut-lieu de la violence", Géographie de la ville en guerre, 15 août 2009. |
Les lieux du pouvoir, les espaces de la contestation
et la mise en scène de l'espace public
L'expression de la colère se matérialise dans divers espaces : la rue est un espace privilégié de la contestation (voir Cyril Froidure, "Exprimer sa colère", Les Cafés géographiques, Brève de comptoir, 3 août 2011). L'espace public est toujours mis en scène : "l'espace public joue un rôle déterminant dans l'efficacité symbolique d'un lieu. C'est à la fois un espace de liberté (libre circulation, possibilités de contact entre sexes, âges et classes sociales, échanges d'idées, de biens et de services, etc.) et le champ de la contrainte publique (sphère d'application des règles et normes sociales, des lois sur la moralité et le maintien de l'ordre, etc.). L'espace public est donc celui où peut être réuni le plus grand nombre de personnes partageant les mêmes codes, l'espace où un message peut toucher tout le monde et où la puissance publique a le droit d'intervenir pour privilégier son expression. Il en résulte une pratique constante de la "monumentalisation" de l'espace public dès la moindre intervention des autorités sur les formes matérielles : construction d'édifices prestigieux, installation de statues ou de fontaines, embellissement des façades et des trottoirs, établissements de arcs, etc." (Jérôme Monnet, "La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité", Cybergéo, rubrique Politique, Culture, Représentations, article 56, 7 avril 1998, paragraphe 14). Un exemple probant de ce lien étroit entre espace public, symbolique des lieux et pouvoir est celui des villes-capitales (voir les billets : "La ville-capitale, le pouvoir, la symbolique et la toponymie : sélection bibliographique/sitographique", 15 novembre 2011 ; et "Les pouvoirs dans la ville (L'espace politique n°8)", 14 décembre 2009).
L'incinération de Corans par des militaires étatsuniens interroge deux type de lieux symboliques :
- la base militaire comme matérialisation de la présence étrangère en Afghanistan,
- les espaces de la contestation.
Il ne s'agit donc pas, dans cette série de billets, d'évoquer le "pourquoi" de ces Corans brûlés, ni d'en explorer les conséquences stratégiques et politiques (voir à ce propos, les deux émissions de France 24 en fin du billet "Afghan Rage : retours sur l'émission de France 24 (Adam Baczko)" où des spécialistes de l'Afghanistan donnent leur analyse), mais de mettre en exergue la question de la géographie de la contestation telle qu'elle se dessine en Afghanistan. Si la guerre en Afghanistan est souvent pensée à l'échelle internationale (par le prisme de l'intervention armée de la coalition internationale) ou à l'échelle régionale (notamment pour les conséquences et implications de la guerre sur le Pakistan), il est nécessaire de croiser les échelles d'analyse et de s'intéresser également au local pour en comprendre tous les enjeux.
Par l'approche par le local, il est possible de déterminer des grilles d'analyse qui ne reposent pas sur l'ethnicité, mais mettent en exergue "les conflits entre groupes sociaux qui nous semblent être plus déterminants à long terme" (Gilles Dorronsoro, 2000, "Le conflit entre éduqués et Ulema en Afghanistan", dans La guerre entre le local et le global : société, Etats, systèmes, Actes du colloque du CERI des 29-30 mai 2000, p. 3). Par Gilles Dorronsoro, "la guerre d'Afghanistan (guerre civile qui suit la guerre menée par les forces d'occupation soviétiques entre 1979 et 1989) peut s'interpréter comme l'opposition croissante entre deux catégories sociales porteuses de projets idéologiques contradictoires" (op. cit, p. 2) : dans cette perspective, on peut interroger l'habiter comme porteur de manière de percevoir le vivre l'espace, et de fait de projets politiques ou idéologiques qui entrent en rivalité, voire en conflit.
L'approche par le local est aussi une entrée pour comprendre les lieux d'affrontement, non seulement pour en tant qu'affrontements armés (qui dessinent la géographie des combats), mais aussi les lieux d'affrontements politiques et symboliques. Ces derniers peuvent être appréhendés par la "violence symbolique". Le géographe Vincent Veschambre, citant Pierre Bourdieu, rappelle que "dans sa prise de conscience tardive de la dimension spatiale, Pierre Bourdieu avait insisté sur l'intérêt de décrypter ce marquage symbolique, en l'inscrivant dans des rapports de pouvoir : "l'espace est un des lieux où le pouvoir s'affirme et s'exerce, et sans doute sous la forme la plus subtile, celle de la violence symbolique, comme violence inaperçue" (Vincent Veschambre, 2004, "Appropriation et marquage symbolique de l'espace : quelques éléments de réflexion", Travaux et documents de l'ESO, n°21, mars 2004, p. 77 ; citant Pierre Bourdieu, 1993, "Effet de lieu", dans Pierre Bourdieu (dir.), La Misère du monde, Le Seuil, collection Points, Paris, pp. 249-262). La question de la matérialisation de l'appropriation de l'espace et celle de la matérialisation de la contestation se croisent dans ce rapport à la dimension spatiale de la violence symbolique. La symbolique des lieux est donc au coeur des enjeux politiques, sociaux et culturels, par la marquage de l'espace, ainsi "ponctué" de symboles connus et reconnus de tous.
Les billets de la série "Afghanistan, du lieu symbolique à la symbolique des lieux" :
- Les lieux du pouvoir, les espaces de la contestation et la mise en scène de l'espace public
- Les lieux de pouvoir : destruction et appropriation
- Les lieux de la présence étrangère
- Les lieux de la contestation : émeutes et attentats
- Conclusion : L'approche spatiale de la contestation
Pour aller plus loin sur les espaces et les lieux de la guerre en Afghanistan :
- Bénédicte Tratnjek, "L'Afghanistan et nous (2001-2009)", Les Cafés géographiques, rubrique Des Expos, 1er décembre 2009.
- Sylvain Tesson, Thomas Goisque et Bertrand de Miollis, 2009, Haute tension. Des chasseurs alpins en Afghanistan, Gallimard, Paris, 144 p. (voir un compte-rendu de lecture).
- Béatrice Boyer, 2010, Villes afghanes, Défis urbains. Les enjeux d'une reconstruction post-conflit, Karthala/Groupe URD, collection Pratiques humanitaires, Paris, 408 p. (voir un compte-rendu de lecture).
- Julien Ebersold et Christophe Marchand, "Le conflit afghan : géohistoire du conflit et dynamiques actuelles", Trinôme académique de Strasbourg 2011.
- Bénédicte Tratnjek, "Géographies de l'Afghanistan", Les Cafés géographiques, rubrique Des Dossiers, 18 novembre 2011.
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