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vendredi 23 mars 2012

Des noms et des lieux : petit tour géopolitique de la toponymie

Kosovo ? Non ! Kosovo * ! Comme le titre Le Courrier des Balkans, c'est "l'astérisque de la discorde" : "le Kosovo* doit être nommé avec un astérisque renvoyant à une note de bas de page" qui ne cesse de rappeler, autour d'une dispute toponymique, que si les observateurs s'accordent pour des avancées dans le processus de dialogue entre les gouvernements de Belgrade et de Pristina, il ne faut pas pour autant en oublier que derrière la signature d'accords entre gouvernements, les enjeux identitaires ne peuvent être compris sans oublier les enjeux locaux. Le jeu d'échelle est important pour comprendre les impacts des territoires sur l'identité et les impacts de l'identité sur les territoires.

Voici un très "petit tour géopolitique de la toponymie", bien rapide, qui amène de la vallée de Preševo (en Serbie) aux départements français. Quelques pistes de réflexion, plus que des réponses, qui rappellent les liens entre identités et territorialités (à voir, notamment, les 2 tomes des actes du colloque Le territoire, lien ou frontière ? sous la direction de Joël Bonnemaison, Luc Cambrézy et Laurence Quinty-Bourgeois : tome 1 : "Les territoires de l'identité", tome 2 : "La Nation et le territoire", L'Harmattan, collection Géographie & Cultures, 1999).





Des noms et des lieux :
petit tour géopolitique de la toponymie



Bujanovac, vallée de Preševo, Serbie. « La rue Dositej Obradović ? Vous voulez dire la rue Sami Frashëri… 17 rues de la ville de Bujanovac, dans la Vallée de Presevo, vont changer de nom. […] Le place centrale de la ville qui porte le nom de Karadjordje Petrović devrait prendre celui de Skenderbeg… » [1]. La vallée de Preševo, qui n’évoque pourtant que peu de choses dans l’imaginaire collectif hors des Balkans, est une région peuplée majoritairement d’Albanais de Serbie, souvent « ballotée » entre Serbie et Kosovo. La municipalité de Bujanovac repose sur une coalition entre Serbes et Albanais de Serbie. Ici, la cospatialité [2] prend tout son sens : le vivre ensemble dans un même lieu devient une histoire de compromis, de gestion des conflictualités, et ce à diverses échelles. Dans le Nord du Kosovo voisin, les Serbes du Kosovo majoritaires ont préparé un référendum d’auto-détermination en février 2012. Ricochet dans la vallée de Preševo où les projets d’échanges des territoires refont surface à mesure des tensions balkaniques, sur fond de rivalité entre « albanité » et « serbité ». Autre forme d’interspatialité mise en exergue par ce « saut d’échelle » : l’emboîtement [3] des territorialités identitaires et de leurs symboles devient un enjeu de l’habiter. Les nettoyages ethniques des années 1990 ne sont pas loin : aujourd’hui l’homogénéisation du territoire se traduit dans l’habiter, et les tensions toponymiques en sont une expression d’une dispute territoriale transfrontalière. Changer le nom des rues pour changer l’identité du territoire ? La toponymie est mise au service des géonationalismes [4] rivaux dans les Balkans.


Panneau à l’entrée de la ville : le double toponyme Bujanovac (en serbe) et Bujanoc (en albanais)
ou la cospatialité à l’épreuve de la dispute toponymique
Source : Belgzim Kamberi, « Serbie : à Bujanovac, des noms de rue qui divisent »,
Le Courrier des Balkans, rubrique Le Courrier de la Serbie, 9 février 2012



Somme, France. Loin des conséquences des guerres de décomposition de la Yougoslavie, la toponymie se joue également des habitants de la Somme, qui ont initié en France un « mouvement » de revendication toponymique. Depuis le 2 janvier 2012, ils ne sont plus des « sans-noms », mais s’appellent les Samariens (de Samara, nom latin de la Somme). 23 420 participants (sur 558 942 habitants en 2005 selon les chiffres de l’INSEE, soit moins de 5 % de la population du département) qui ont voté sur un site ouvert à cet effet par le Conseil général de la Somme : donnonsnousunnom.fr. Une revendication toponymique imposée par le haut. Qui a porté en elle des critiques (coût de l’opération pour les administrés devenus des « objets identifiés ») et des dérisions (avec des votes pour des noms tels que les « Sommités », les « Simpsomme » ou encore les « Sommeilleurs »). Si l’humour a une géographie, les habitants de la Somme pourront désormais se targuer d’un humour samarien.


Samariens, Samariennes, bonne année !
Source : site du Courrier picard, 2 janvier 2012.



Ille-et-Vilaine, France. Ricochet : le débat s’est installé aux comptoirs des cafés d’Ille-et-Vilaine. Ici, c’est le journal Ouest-France qui a lancé une consultation le 6 février 2012. Tout comme le Courrier picard qui parrainait l’opération du Conseil général de la Somme, l’identité locale de la presse tend à s’affirmer dans ces revendications toponymiques. Les termes de Stéphane Vernay, qui rappelle dans le journal que « nos aïeux sont parvenus à vivre sans nom pendant 221 ans sans que cela ne leur pose de problème », montrent néanmoins le vécu d'une « nécessité » dans le fait de pouvoir affirmer une identité départementale : « nous ne sommes ni des « Ille-et-Vilainiens », ni des « Ille-et-Vilainois », ni des « Ille)et-Vilanais »… nous ne sommes rien du tout » [5]. Rien ? Le terme semble fort : ces habitants sont Français (par la nation), Bretons (par la région – le terme Breizh arrive dans le nom en tête des sondés sur la question du nom des habitants : est-ce réellement le département ou la région qui est ici l’espace vécu revendiqué ?) et rennais/Redonnais/Malouins/Fougerais… par la ville, et également Européens (par la citoyenneté européenne). Un entremêlas d’identités territoriales auxquelles s’ajoutent désormais les revendications départementales, inversant aujourd’hui la question posée, notamment, aux Cafés géo de Rennes en 2004 : « faut-il supprimer les départements ? ».


Quel nom pour les habitants d’Ille-et-Vilaine
Ouest France, 7 février 2012.

  
Loiret, France. Le département, né de la Révolution française, est un découpage administratif et construction politique. Mais il est en passe de devenir aujourd’hui un territoire identitaire revendiqué. Partout ? Certains départements résistent encore et toujours à l’appel de ces revendications identitaires. Prenons le cas du Loiret : pas de nom pour les habitants de ce département. Plus encore, ils vivent en région Centre : pas de nom pour les habitants au niveau de la région non plus. Les habitants ne semblent pas, pour l’heure tout du moins, s’en émouvoir. La disparition du numéro des départements sur les inscriptions minéralogiques avaient soulevé des discours spatiaux sur l’appartenance non à un habiter, mais à un conduire. En 2012, « les départements et la géographie à côté de la plaque ? ».



[1] Belgzim Kamberi, « Serbie : à Bujanovac, des noms de rue qui divisent », Le Courrier des Balkans, rubrique Le Courrier de la Serbie, 9 février 2012.

[2] On définit ici cospatialité au sens donné par le géographe Jacques Lévy, qui la définit avec l’emboîtement et l’interface comme l’une des trois formes d’interspatialités : la cospatialité est « caractérisée par la mise en relation de deux espaces occupant la même étendue » (Lévy, Jacques, 2003, « Cospatialité », dans Lévy, Jacques et Michel Lussault (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, p. 213).

[3] Autre forme d’interspatialité définie par le géographe Jacques Lévy, l’emboîtement « relie les espaces par une transformation scalaire (petit/grand) et par une inclusion de l’un dans l’autre » (Lévy, Jacques, 2003, « Emboîtement », dans Lévy, Jacques et Michel Lussault (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, p. 306).

[4] On entend, à l’instar du géographe Amaël Cattaruzza, par géonationalisme « l’ancrage spatial et/ou territorial du nationalisme concrétisé dans l’espace politique et projeté dans les représentations territoriales. Si le nationalisme est un discours fondant et légitimant un groupe national, sa matérialisation dans l’espace – par des monuments, des frontières – et dans les représentations collectives et individuelles – sous forme de cartes politiques, historiques et de cartes mentales – donne corps à ce discours et lui permet de se massifier et de se diffuser sur un territoire » (Cattaruzza, Amaël, 2007, « Comprendre le référendum d’autodétermination monténégrin de 2006 », Mappemonde, n°87, n°3/2007, paragraphe 4).

[5] Stéphane Vernay, « Habitants d’Ille-et-Vilaine, donnons-nous un nom ! », Ouest-France, 9 janvier 2012.


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