Suite à la panne du site des Cafés géographiques (toutes les archives seront progressivement remises en ligne), voici l'intégralité d'un texte publié le 19 février 2013 sur le pont de Mostar. Cet article est republié à l'occasion de la célébration (très discrète dans les médias) du 20ème anniversaire de la destruction du pont de Mostar, le 9 novembre 1993.
Source de l'article : Tratnjek, Bénédicte, 2013, "Carte postale ancienne de Stari Most (Mostar) : Les cartes postales sont-elles des « lieux de mémoire » ?", Cafés géographiques, rubrique Cartes postales du monde, 19 février 2013, en ligne : http://cafe-geo.net/article.php3?id_article=2640
Carte postale ancienne de Stari Most (Mostar) :
Les cartes postales sont-elles des « lieux de mémoire » ?
Carte postale ancienne.
Yougoslavie, 1951.
Source : Site Les
ponts et leurs représentations en philatélie, page « Pont de
Mostar ».
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Cette carte postale a été envoyée, comme en témoignent le timbre et
l’oblitération, en 1951. L’Etat émetteur de ce timbre est alors la Yougoslavie.
Stari Most (le « Vieux
pont » de Mostar, qui a donné son nom à la ville) est alors un haut-lieu
de la Yougoslavie titiste[1] :
haut-lieu de tourisme, ce pont en arche de pierre érigé sous la période ottomane
(1566) est aussi un lieu polarisant un espace géosymbolique fondé sur l’entente
entre les populations « yougoslaves » [2].
Stari Most, haut-lieu de la yougoslavité ? La carte postale, lieu de mémoire
d’une yougoslavité disparue ?
La carte postale est accompagnée d’un timbre (représentant lui-même Stari Most) de la République socialiste
de Yougoslavie, écrit dans les deux alphabets de la langue serbo-croate
(l’alphabet cyrillique pour le serbe, l’alphabet latin pour le croate). La
monnaie, le dinar, est alors commune à l’ensemble de la Yougoslavie, et
témoigne de la souveraineté de la Yougoslavie sur l’ensemble des six
Républiques qui la composent. Le « yougoslavisme » comme système
politique s’impose.
Par cette symbolique, la carte postale et le timbre érigent, au moment
de leur émission, comme identité nationale la yougoslavité. La carte postale
est, ici, le lieu de mémoire d’une identité politique et de la volonté de Tito
d’imposer la yougoslavité comme identité commune dans les territoires du quotidien.
Stari Most est, alors, (re)présenté, dans
cette carte postale et son timbre, comme l’un des hauts-lieux de cette identité
collective.
Mais de quelle identité cette carte postale se fait-elle le lieu ?
En Yougoslavie, la nation/nationalité et la citoyenneté n’étaient pas
confondues. D’une part, la citoyenneté était déterminée par le territoire
d’appartenance : je suis habitant de Bosnie-Herzégovine, habitant de
Serbie, habitant de Slovénie… Sur les pièces d’identité de la Yougoslavie, la
citoyenneté apparaissait et mettait en scène une identité collective restreinte
aux Républiques – et non à toute la Yougoslavie. D’autre part, elle était
précédée de la nation (pour les peuples constitutifs de chaque République) ou nationalité
(pour les « petites minorités »), qui relèvent de l’appartenance à un
peuple. Chacun se déclarait comme appartenant à un groupe ethnique : je
suis serbe, rom, goran,
slovène… Ainsi, sur une pièce d’identité (autre lieu de mémoire),
apparaissaient plusieurs identités : le yougoslavisme comme système
politique (papiers « labellisés » Yougoslavie), l’appartenance
territoriale comme identité citoyenne, et l’appartenance ethnique comme
identité nationale. Peu ou prou de cette yougoslavité qui apparaît sur la carte
postale.
Rares étaient ceux à faire le choix de se déclarer de nationalité
« yougoslave » : moins de 20 % de la population totale de
la Yougoslavie avait fait ce choix identitaire lors du recensement de 1991, à
la veille des guerres de décomposition de cet Etat. Cette carte postale,
vantant la yougoslavité, n’est pourtant pas une manipulation de l’histoire et
de la géographie yougoslaves. Elle est une trace de la pluralité des identités,
mais aussi du poids du politique dans la production d’identités territoriales. La
carte postale est aussi un lieu de mémoire pour ceux qui, dans les Etats
post-yougoslaves, forment aujourd’hui une « minorité négligée », un « groupe d’apatrides sans Etat »[3].
Plus encore, elle fait partie de ces objets devenus artefacts de la mémoire
yougoslave à l’extérieur des frontières balkaniques, où la yougoslavité comme
identité collective faisait sens par l’appartenance à un même territoire
étatique.
Pierre Nora, dans son introduction aux Lieux de mémoire[4],
évoque la nécessité de mêler les « lieux
moins évidents » aux « lieux
incontestés, inévitables et désormais visités de la mémoire » :
« ce sont des lieux sans gloire, peu
fréquentés par la recherche et disparus de la circulation qui rendent le mieux
compte de ce qu’est à nos yeux le lieu de mémoire, et en font ressentir au plus
près l’originalité ». Si Stari
Most est un haut-lieu de mémoire, cette carte postale, trace de mémoire
d’une Yougoslavie perdue, parfois désirée, souvent fantasmée, est plus proche
non de l’imaginaire touristique du lieu de mémoire, mais de l’imaginaire
spatial des habitants « ordinaires » qui perçoivent Stari Most comme dispositif spatial
contradictoire.
Le pont du « yougoslavisme » comme système politique a-t-il
réellement existé comme haut-lieu de la yougoslavité ? Si à l’échelle du
monde, Stari Most est érigé,
notamment par son classement au Patrimoine
mondial de l’Unesco et par la médiance médiatique du drame de sa
destruction, au rang de pont-lien, à l’échelle de la ville de Mostar, le pont-barrière
lui a laissé place dans la répartition des populations dans les espaces
résidentiels. La carte postale est devenue le lieu de mémoire d’un
« mémoricide »[5],
c’est-à-dire de la destruction de la mémoire du vivre ensemble comme habiter.
Bénédicte Tratnjek
A propos de Mostar et de la destruction/reconstruction
de son pont :
- John Yarwood, 1999, Rebuilding Mostar: Reconstruction in a War Zone, Liverpool University Press, Liverpool, 224 p.
- Maha Armaly, Carlo Blasi et Lawrence Hannah, 1999, « Stari Most: Rebuilding more than a Historic Bridge in Mostar », Museum International, vol. 56, n°224, n°56/4, pp. 6-17.
- Martin Coward, 2002, « Community as Heterogeneous Ensemble: Mostar and Multiculturalism », Alternatives, n°27, pp. 29-66.
- International Crisis Group, 2003, Building Bridges in Mostar, ICG Europe Report, n°150, Sarajevo/Bruxelles, 20 novembre 2003, 14 p. + annexes.
- Stéphanie Rolland, 2004, « Autochtones étrangers : les déplacés à Mostar après la guerre de Bosnie-Herzégovine », Balkanologie, vol. 8, n°1, juin 2004, pp. 189-209.
- Sylvie Ramel, 2005, Reconstruire pour promouvoir la paix ? Le cas du “Vieux Pont” de Mostar, Editions Euryopa, Genève, 104 p.
- Bénédicte Tratnjek, 2009, « Des ponts entre les hommes : Les paradoxes de géosymboles dans les villes en guerre », Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 12 décembre 2009.
- Martin Coward, 2009, Urbicide. The politics of urban destruction, Routledge, New York, 161 p.
- Jon Calame et Amir Pasic, 2009, « Post-conflict in Mostar: Cart before the Horse », Working Paper, n°7, Divided Cities/Contested States, 20 p.
- Jon Calame et Esther Charlesworth, 2009, Divided Cities. Belfast, Beirut, Jerusalem, Mostar, and Nicosia, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 261 p.
- Sylvie Ramel, 2010, « Mostar, la reconstruction de Stari Most et les limites de “l’idéologie du pont” », dans Daniel Baric, Jacques Le Rider et Drago Roksandić (dir.), 2010, Mémoire et histoire en Europe centrale et orientale, Presses Universitaires de Rennes, collection Histoire, Rennes, pp. 299-310.
[1] Seconde Yougoslavie, la Yougoslavie titiste
est une République fédérale créée en 1945 suite aux découpages issus de la
Seconde Guerre mondiale (tout comme la première Yougoslavie – Royaume des
Serbes, Croates et Slovènes, devenu Royaume de Yougoslavie en 1929 – a été
créée suite aux découpages et aux partages territoriaux à la fin de la Première
Guerre mondiale). Elle se divisait en six Républiques : la Slovénie, la
Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro et la Macédoine. Elle
sera dirigée de 1945 à 1980 (date de sa mort) par Josip Broz, dit Tito. Cette
Yougoslavie titiste est un régime socialiste, qui survivra quelques années à la
mort de son Président à vie, avant la décomposition de l’Etat par les
déclarations d’indépendance de plusieurs des Républiques : la Slovénie et
la Croatie en 1991, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine en 1992. A l’issue
des guerres de 1991-1995 (Croatie et Bosnie-Herzégovine), la Yougoslavie fit
place à plusieurs Etats : la Slovénie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine
et la Macédoine indépendantes, ainsi que la 3ème Yougoslavie (la
Serbie-et-Monténégro), qui à son tour disparut avec la proclamation de l’indépendance du Monténégro en 2006. En 2008, le Kosovo, ancienne
province de la Serbie, déclara à son tour son indépendance, dernière étape du processus de
« balkanisation », c’est-à-dire du morcellement de la Yougoslavie
comme Etat primaire en de multiples Etats secondaires.
[2] Souvent (re)présenté comme héritage du seul
Empire ottoman, le pont de Mostar, construit par l’architecte Mimar Hajrudin,
est emprunt « d’influences
culturelles multiples (préottomanes, ottomanes orientales, méditerranéens et de
l’ouest de l’Europe) » (« Quartier
du Vieux pont de la vieille ville de Mostar », site de l’UNESCO). La construction du pont
avait pour objectif de relier les deux rives de la rivière Neretva. Sa solidité
a permis au « Vieux pont » de Mostar de traverser tous les conflits,
jusqu’au 9 novembre 1993, où il fut la cible volontaire des tirs de
l’artillerie du HVO (Hrvatsko vijeće obrane, Conseil de
Défense Croate, organe exécutif, administratif et militaire de la Communauté
des Croates de Bosnie-Herzégovine – qui devint République d’Herceg-Bosna
jusqu’à la mise en place des accords de Dayton qui mirent fin aux guerres de
Croatie et de Bosnie-Herzégovine – constitué le 8 avril 1992, soit deux jours
après le début de la guerre de Bosnie-Herzégovine, dont l’objectif initial
était de faire face militairement aux troupes serbes de Bosnie-Herzégovine
commandées par Ratko Mladić). Si, dans un premier temps, les forces armées
croates et bosniaques se sont alliées contre les forces serbes, les divisions
entre les deux parties les ont amenées à devenir à leur tour adversaires. La
destruction du pont de Mostar entre dans ce contexte : le 9 novembre 1993,
l’artillerie croate pilonne le pont, non comme objectif militaire (le pont
étant bien trop étroit pour permettre un quelconque avantage militaire), mais
pour sa symbolique (voir Bénédicte Tratnjek, 2009, « Des ponts entre les hommes : Les paradoxes de
géosymboles dans les villes en guerre », Cafés
géographiques, rubrique Vox geographi, 12 décembre 2009). Si beaucoup
d’observateurs extérieurs ont été attentifs à l’« ottomanité » de
Stari Most, faisant de cette destruction une violence symbolique de la seule
haine de « l’Autre », le Vieux pont porte en lui plusieurs
symboliques qui ont été atteintes par l’artillerie croate : d’une part,
son « ottomanité » en fait un géosymbole de la présence bosniaque
dans la ville ; d’autre part, le pont est porteur de la symbolique de la
rencontre entre les populations et de leur proximité. La violence symbolique de
sa destruction dépasse donc la seule haine de « l’Autre », et exprime
bien l’urbicide, ce néologisme créé
par les architectes du collectif Warchitecture, notamment Bogdan Bogdanović, à
partir du terme « génocide » (en remplaçant genos – la race, le peuple – par urbi – la ville –, et en gardant -cide – le meurtre), pour qualifier « le meurtre ritualisé de la ville » (Bodgan Bogdanović, 1993,
« L’urbicide ritualisé », dans Nahoum-Grappe,
Véronique (dir.), 1993, Vukovar, Sarajevo… La guerre en ex-Yougoslavie,
Editions Esprit, Paris, pp. 33-38 : Bogdan Bogdanović, 1993, Murder of the City, New York of Books,
New York, traduit du serbo-croate), qui ne désigne pas l’anéantissement de la
zone urbanisée (c’est-à-dire du bâti), mais la destruction de l’essence de la
ville, de son urbanité, du vivre-ensemble, en anéantissant les géosymboles de
la rencontre et de la proximité entre les populations (voir Henry Jacolin et
Bénédicte Tratnjek, « Les villes dans la guerre », Cafés
géographiques, rubrique Des Cafés, compte rendu du café géographique du 26
octobre 2010, par Sophie Latour et Bénédicte Tratnjek). Dans la destruction
comme dans le projet monumental de sa reconstruction, le pont de Mostar est un
géosymbole de la multiculturalité, à plusieurs échelles : « en effet, Stari Most est un “lieu de mémoire” fondateur, pour la ville de Mostar, mais
aussi pour la BiH [Bosnie-Herzégovine] dans son ensemble, et, de manière
beaucoup plus générale, pour tout l’espace post-yougoslave. Ce nouveau “Vieux
Pont” est effectivement porteur d’une histoire multiple et plurielle :
histoire ottomane, histoire bosnienne, histoire mostari, histoire de la
Yougoslavie titiste, et aussi histoire des récentes guerres des années 1990 »
(Sylvie Ramel, 2005, Reconstruire
pour promouvoir la paix ? Le cas du “Vieux Pont” de Mostar, Editions Euryopa, Genève, p. 3). En
juillet 1998, « un partenariat a
été constitué entre la Banque Mondiale, la ville de Mostar et l’Unesco dans le
but de mettre en œuvre, gérer et réaliser le projet appelé “Projet pilote de
l’héritage culturel” » (Gilles Péqueux, Jean-Claude Bessac et Carlo
Blasi, 2000, « La reconstruction du “Stari Most” à Mostar en
Bosnie-Herzégovine »,
Travaux, n°762, p. 46) qui
comprenait trois composantes : la restauration du pont, la restauration
des 15 monuments représentatifs de l’héritage multiculturel de Mostar, et la
restauration de l’habitat dans la vieille ville de Mostar. La phase de
consultation/négociations/compromis sera assez longue, et les travaux de
reconstruction ne commenceront qu’en juin 2001 (tout d’abord avec des travaux
de déblaiement de la rivière Neretva, la première pierre de l’arche ne sera
posée qu’en avril 2003). Reconstruit à l’identique (y compris dans les
techniques utilisées au XVIe siècle pour le premier édifice), les
travaux s’achèveront en avril 2004, et le « Nouveau Vieux Pont » sera
inauguré en juillet 2004. Le paysage mostari est ainsi resté plus de dix ans
marqué par les traces de la destruction de la coprésence.
[3] Vesela Laloš,
2010, « Une minorité négligée : les “Yougoslaves”, citoyens apatrides d’un
pays disparu »,
Danas, 26 novembre 2010 (traduit par Jovana Papović, pour Le Courrier des Balkans, 1er décembre 2010).
[4] Pierre Nora, 1984,
« Présentation », Les lieux de
mémoire, Gallimard,
collection « Bibliothèque illustrée des Histoires », Paris,
p. IX.
[5] Bénédicte Tratnjek, 2011, « Les lieux de mémoire dans la ville en guerre : un
enjeu de la pacification des territoires », Diploweb,
31 octobre 2011.
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