Avec son aimable autorisation, je reproduis ici les billets d'Olivier Kempf, publiés sur son blog Etudes Géopolitiques Européennes et Atlantiques, sur la géopolitique urbaine et la géographie de la ville en guerre.
Géopolitique urbaine (publié le 23 octobre 2008)
"Nous apprenons qu'en 2008, la population du monde vient de passer le seuil des cinquante pour cent de citadins. La moitié de la population est donc urbaine. Voir ici.
Cela aura bien sûr des conséquences géopolitiques. Géopolitiques et non pas stratégiques, même si le combat urbain devient un élément central de la réflexion tactique.
De même, la réflexion sur la géographie de la ville en guerre apportera des éléments importants au sujet, même si cela demeure à la marge : en effet, la ville en guerre n'existe qu'une fois le conflit déclenché. La ville est alors un enjeu, voire un théâtre des opérations, mais non de la motivation politique qui a conduit au déclenchement des opérations.
Cette réflexion tactique n'es pas mon propos ici, dans ce blog géopolitique. Car si la moitié de la population habite dans les villes, cela a des effets importants sur l'organisation du territoire (objet classique d'étude géographique). Or, la géopolitique s'intéresse aux rivalités de puissance sur les territoires et leurs populations. La modification du territoire entraîne mécaniquement la modification de la géopolitique.
Le rapport au territoire changeant, les déterminants de la géopolitique évoluent en conséquence.
Comment ? je ne le sais pas encore. Mais poser la question, identifier les mutations permet de déterminer un champ d'étude. J'espère que la "géographie de la ville en guerre" (voir blog ici) s'intéressera aussi à cet aspect là des choses, et nous aidera à développer ce nouveau segment de la géopolitique contemporaine.
J'essayerai, un jour prochain, d'illustrer par un exemple cette nouvelle voie."
"J'évoquai il y a quelques temps la nécessité d'une géopolitique urbaine (ici). Voici une contribution qui fera, je l'espère, le lien entre cette géopolitique urbaine et la géographie de la ville en guerre (voir blog).
1/ Penser une ville en guerre amène immédiatement à l'esprit des images d'immeubles détruits, de gravats dans les rues, de destructions urbaines : Beyrouth, Grozny, Sarajevo en sont les exemples les plus médiatisés.
La ville en guerre peut aussi relever d'une vie urbaine bouleversée, par des barrages militaires et des cloisonnements de quartier : Bagdad en est l'exemple le plus récent, et Kaboul en prend le chemin.
Dernier exemple, la ville divisée : Berlin autrefois, Mitroviça aujourd'hui montrent des murs coupant les villes en deux.
Est-ce tout ? n'y a-t-il que ces trois cas ?
J'aimerais évoquer ici un cas moins visible mais qui me paraît relever de cette catégorie de la « ville en guerre », il s'agit de la ville dont le fonctionnement est altéré par la guerre environnante, même si elle ne souffre pas directement des méfaits de la guerre. Et je me servirai d'Abéché, au Tchad, comme illustration de cette nouvelle catégorie.
2/ Nul immeuble détruit, point de barrage, aucun mur de séparation ne sont visibles à Achébé. Car malgré tous les rezzous partis de l'ouest du Soudan voisin en direction de N'Djamena, aucun n'a pris directement la ville pour cible. Elle n'a pas connu de combats.
Mais Achébé est la grande ville de l'est du Tchad. C'est la région limitrophe du Darfour soudanais (voir mon billet sur les frères jumeaux tchado-soudanais). Et cette région du Ouaddaï est affectée de plusieurs façons par la crise et par la guerre latente qui se déroule alentours.
Le Ouaddaï accueille tout d'abord de nombreux réfugiés et déplacés provoqués par la crise du Darfour, agglutinés dans des camps le long de la frontière.
Le Ouaddaï est également la région frontalière où l'armée tchadienne garde les confins et s'apprête à contrer un éventuel rezzou des opposants au président Déby, opposants qui sont installés du côté soudanais de la frontière.
Enfin, le Ouaddaï est la région qui accueille un mouvement rebelle soudanais, celui qui a lui-même lancé un gigantesque rezzou contre Khartoum (voir ici).
Trois raisons qui militarisent la région et donc sa capitale, Abéché.
3/ La première conséquence de cette militarisation est une présence militaire multiforme.
Il s'agit tout d'abord des forces tchadiennes, qui utilisent la ville comme plate-forme régionale. Surtout, la valeur stratégique d'Achébé tient à son aéroport, le seul de la région dont la longue piste est goudronnée. Est-ce un hasard si on y observe certains des moyens aériens (hélicoptères lourds, Pilatus) que le gouvernement a acheté récemment ? La présence d'unités tchadiennes affecte la vie de la cité, car ces unités viennent d'autres régions du Tchad, et ne se comportent pas toujours avec la délicatesse voulue.
Mais l'armée, c'est aussi l'opération Epervier, installée dans un camp jouxtant l'aéroport ; c'est l'EUFOR, installée au Camps des étoiles, de l'autre côté de la piste. C'est enfin la MINURCAT, mission onusienne qui commence à monter en gamme et dont le PC avant se trouve, lui aussi, à Achébé. Autant de troupes ou d'observateurs qui circulent en jeep, en camions, en blindés, qui utilisent des hélicoptères ou des avions, qui aménagent des camps, font des patrouilles et des convois. Sans parler du retentissement sur l'économie locale, qu'il s'agisse d'achats et d'approvisionnements ou de sous-traitances diverses (constructions, services,...).
Avec un peu d'ironie, on évoquera l'armée des ONG : il y aurait 46 ONG en ville ! Le processus est connu, et dû à la logique de fonctionnement économico-médiatique de cette catégorie : pour faire son travail, il faut des fonds, qu'on rassemble à coup de publicité, qu'on justifie en allant dans les endroits les plus emblématiques. Achébé a vu passer Georges Clooney et l'Arche de Zoé, une ONG sérieuse doit donc avoir un bureau à Abéché. Riches, les ONG ont besoin de grands locaux, elles utilisent des 4x4, engagent des chauffeurs et des employés.
4/ La ville est alors bouleversée. Il y a dix ans, on comptait quatre voitures à Abéché. Il est aujourd'hui impossible de circuler entre les véhicules de l'ANT, ceux des militaires occidentaux, ceux des ONG, sans les incroyables triporteurs et autres motos chinoises. On dit même qu'un garage, non loin du centre, assemble des pick-up de combat pour un mouvement rebelle, plus au nord.
5/ La population a suivi. Elle comptait 40 000 habitants il y a huit ans, on estime aujourd'hui à 200 000 le nombre d'Abéchois. Une partie de la population s'enrichit, quand l'autre n'arrive pas à suivre l'augmentation des prix. On assiste alors à une nouvelle géographie sociale de la ville. Les pauvres ne peuvent plus venir en ville, et partent dans les villages alentours. Les étudiants, qui arrivaient à trouver en février une chambre pour 5 000 CFA, se voient aujourd'hui demander 35 000 CFA. Dans le même temps, l'observateur constate la construction de « villas » dans les banlieues « aisées ». On pardonnera les guillemets quand on comprendra que la villa est constituée d'un mur de mauvaises briques qui entoure un bout de terrain où s'élève une habitation, en briques elle aussi, d'une ou deux pièces. Mais cette villa est le signe d'une aisance nouvelle.
6/ Cette géographie est donc bouleversée par une augmentation radicale des prix. Si le salaire moyen des Tchadiens était de 35 000 CFA, un conducteur d'ONG peut recevoir 180 000 CFA. Une concession (ces « propriétés » en ville) coûtait 600 000 CFA en février, il faut débourser 2 000 000 CFA aujourd'hui pour en louer une. Il y a trois ans, le poulet coûtait 800 CFA, 1 200 en février : il se négocie aujourd'hui à 4 500 CFA.
Le gramme d'or valait 10 000 CFA en février, il vaut 150 000 aujourd'hui. Sur la même période, le gramme d'argent est passé de 200 CFA à 500 CFA. Un tour de chameau valait 1500 CFA il y a trois ans. Il se négocie à 10 000 aujourd'hui !
Ce boom économique se voit dans les constructions : il y a même un immeuble à trois étages qui est en train de se construire !
7/ La question de la sécurité est devenue centrale à Achébé.
Car d'une part, l'action occidentale (EUFOR, ONU, ONG) vise à apporter une sécurité accrue aux populations aidées. Et l'on constate que dans les camps, les gens se plaisent. Ils sont même peut-être dans une situation plus favorable que le paysan qui travaille alentours : ils sont nourris, ils reçoivent de l'eau, des soins, une alphabétisation. Certes, ils ne sont plus chez eux mais ils peuvent considérer que leur confort a augmenté.
D'autre part, l'action occidentale arrive avec ses moyens et ses standards. Le bouleversement est économique, et social. L'équilibre antérieur est rompu, autant que par la guerre environnante.
Ce bouleversement provoque un brassage de populations : militaires tchadiens ou expatriés d'autres pays, villageois attirés par le mirage de la ville ou parentèle convergeant vers la fièvre de l'or, toute une foule interlope s'assemble ici.
8/ La géographie de la ville se modifie en profondeur, et surtout à grande vitesse. Car c'est dans ce dernier caractère, au fond, que l'on peut parler d'une ville en guerre : à cause de la brusquerie des changements opérés, et dont la cause tient au conflit dans la région, et à l'intrusion de nombreux « extérieurs », venus du Tchad, d'Afrique ou du reste du monde : exogènes par rapport à des indigènes, en rendant à ce mot son premier sens débarrassé de sa coloration raciste.
Ce brutal mélange de deux populations rompt un équilibre humain préexistant. La géographie humaine de la ville s'en trouve bouleversée, mais aussi son organisation humaine.
C'est une certaine économie de guerre qui bouleverse la ville. La ville ne fait pas la guerre, elle est « en » guerre."