Les travaux de Florine Ballif (maître de conférences à l'Institut d'urbanisme de Paris) concernent la question des murs, des frontières et de la sécurité/insécurité. Son approche confronte à la fois l'urbanisme et la science politique. Elle a principalement travaillé sur Belfast (voir les billets du blog "Géographie de la ville en guerre" sur Belfast), ville à laquelle elle a consacré une thèse en urbanisme intitulée Les peacelines de Belfast. Du maintien de l'ordre à l'aménagement urbain (1965-2002) (soutenue en 2006).
"Cette thèse se propose d’étudier le processus de cloisonnement urbain à l’œuvre à Belfast depuis le début des désordres civils jusqu’à la période contemporaine. En 1969, une peaceline - un « mur de paix » - est érigée par l’armée après de graves émeutes intercommunautaires. D’autres murs seront construits ultérieurement dans le but de prévenir les affrontements. Ces structures mises en place dans l’urgence se sont pérennisées et elles deviennent un élément de la politique de maintien de l’ordre. Elles divisent durablement l’espace urbain. (...)
A Belfast, (...) le mur résulte d’un conflit intra-étatique. Dans la capitale d’Irlande du Nord, deux communautés s’opposent, aux religions différentes, protestante et catholique, aux identités nationales conflictuelles, britannique et irlandaise, et aux aspirations politiques divergentes, unioniste et nationaliste1. Depuis 1969, cette opposition a pris la forme d’une guerre civile. Les « Troubles » désignent les émeutes intercommunautaires et le terrorisme des milices paramilitaires. Les émeutes, les attentats à la bombe et les assassinats, impliquant des civils ou des forces de l’ordre, ont fait plus de 3000 morts en trente ans. Ce conflit « de faible intensité » a des incidences fortes sur les espaces ruraux et urbains. Les populations en mésentente organisent leur mise à distance réciproque. Belfast est modelée par la ségrégation communautaire. Plus de la moitié de la population de Belfast vit dans des zones homogènes à plus de 90 %, même s’il existe des quartiers mixtes. La division territoriale est complexe. La partie Est de la ville, protestante, enserre quelques enclaves nationalistes, tandis qu’à l’Ouest, quartiers catholiques et quartiers protestants se font face. A cause de la violence continue, le processus de repli résidentiel s’est amplifié et l’espace urbain a été de plus en plus cloisonné. Les «Troubles» ont pris fin officiellement en août 1994, lors du cessez-le-feu de l’IRA, suivi de la trêve des factions protestantes en octobre de la même année. Des tractations officieuses entre les milices paramilitaires ont permis la tenue de pourparlers mutli-partites qui ont abouti à des accords de paix, signés en avril 1998 et ratifiés par référendum en juin suivant.
Le cas de Belfast est singulier, car la fermeture des espaces urbains en raison du conflit est partielle. Les peacelines sont situées dans les quartiers ouvriers relativement proches du centre de Belfast. J’avais eu l’occasion de me rendre à Belfast au printemps 1995, quelques mois après les cessez-le-feu des milices paramilitaires, pour un tournoi universitaire d’escrime, alors que j’étudiais à Dublin dans le cadre d’un échange Erasmus. Avec mon équipe, nous étions cantonnés à l’espace du tournoi, près de l’université : un Bed & Breakfast, un gymnase et un pub. Cependant, j’ai pu visiter le centre ville proche, espace de commerces et de bureaux, désert le dimanche. De ce voyage éclair, je n’ai vu de la ville que des espaces centraux banals, hors des signes visibles de tout conflit. Lors de ma première enquête de terrain, en décembre 1997, en cherchant les « murs de paix », je me suis promenée dans les quartiers ouvriers de Belfast. Le paysage urbain était composé de petites maisons mitoyennes en brique, alignées le long de rues en damier, ou groupées en impasses dans les lotissements rénovés. Mon premier étonnement était lié à la difficulté d’apercevoir les peacelines. Hormis la structure imposante de béton dans Cupar Way, ils n’étaient pas reconnaissables immédiatement en tant que dispositifs de sécurité. De plus, ils étaient disséminés dans les quartiers ouvriers de la ville et la séparation qu’ils opéraient était discontinue. Les murs, érigés entre les jardinets des pavillons en briques, laissent parfois les rues adjacentes libres de tout obstacle. La discontinuité du cloisonnement urbain m’a interrogée sur la signification de ces murs.
En outre, la fin officielle des hostilités ne coïncide pas avec la démolition des peacelines. Quelques mois après les accords de paix, un nouveau mur de sécurité était construit dans Belfast- Nord. Cette situation, à première vue, est due au décalage entre le processus politique de normalisation des rapports sociaux et les soubresauts de violence sur le terrain. En effet, le processus de paix se poursuit, bien que le conflit n’ait pas entièrement cessé. Les factions les plus radicales ont rompu la trêve et les émeutes intercommunautaires sont encore fréquentes. Cela légitime la construction de murs et justifie de ne pas les détruire. Il peut exister aussi un décalage entre la paix prévue par les accords et des solutions pratiques adaptées à la situation antérieure qui constituent encore un cadre de référence pour l’action publique. Il y aurait ainsi un phénomène de routine des solutions d’ordre public qui perdureraient alors même que le contexte a changé. Enfin, on peut également postuler qu’il existe un décalage entre processus spatiaux et sociaux. Les murs de sécurité subsistent même lorsque les conditions qui ont prévalu à leur réalisation ont disparu. La durée des objets matériels peut être supérieure aux conditions sociales et politiques qui les ont créés. Mais alors, leurs fonctions et leur signification changent. L’objet peut ainsi survivre à ses conditions de production, mais il peut être transformé ou réinvesti par un usage nouveau. Les murs de sécurité à Belfast ne sont pas démolis malgré le processus de paix. Ils sont incorporés à l’espace ordinaire et souvent enjolivés. Que signifie la pérennisation des murs malgré le retour de la paix civile ? Est-ce que leur fonction change ? Sont-ils toujours destinés à séparer ? J’ai voulu étudier la logique de leur construction, les étudier en tant que processus social de constitution de la ville en conflit. Il s’agissait de comprendre le processus de cloisonnement de la ville. Quelles sont les violences en cause ? Quel est le processus de décision qui aboutit à la construction des murs et qui décide ? Comment est déterminé leur tracé ? Que signifie leur perméabilité ?"
Source : Extraits de l'introduction de la thèse de Florine Ballif, pp. 15-17.
La première peaceline de Belfast dans Cupar Way Source : Florine Ballif et Stéphane Rosière, "Le défi des « teichopolitiques ». Analyser la fermeture contemporaine des territoires", L'espace géographique, vol. 38, n°3, n°2009/3, 2009, p. 200. |
Ces travaux analysent tout autant le processus de construction de ces "murs de la paix" (dont le nom est déjà un symbole et un paradoxe, puisqu'il présuppose que la paix ne peut se faire que dans la distance matérielle et symbolique entre deux populations), les acteurs de la décision de ces aménagements urbains de guerre, leur ancrage dans le paysage urbain et dans les pratiques spatiales, leur valeur symbolique et politique, etc. Ces travaux montrent bien combien la guerre s'inscrit dans les espaces urbains, remodèle les pratiques spatiales, les rapports sociaux et les enjeux politiques, dans un temps long. Cette territorialisation des conflictualités produit des identités excluantes, qui sont à leur tour porteuses de conflictualités.
QUELQUES RESSOURCES EN LIGNE :
Voici quelques ressources en ligne pour découvrir (par ordre chronologique) les travaux de Florine Ballif sur Belfast et sur les murs. Cette liste n'est bien évidemment pas exhaustive.
Belfast :
- ARTICLE : "Belfast : vers un urbanisme de paix ? Les recompositions spatiales au sortir de la guerre civile", Annales de la recherche urbaine, n°91, 2001, pp. 53-60.
- ARTICLE : "Les dynamiques urbaines contradictoires à Belfast : l'évolution des « interfaces »", Hommes et Terres du Nord, 2004-2005, n°2004-2005/1, pp. 35-43.
- THÈSE : Les peacelines de Belfast. Du maintien de l'ordre à l'aménagement urbain (1965-2002), thèse en aménagement et en urbanisme, Université Paris XII, 2006.
- ARTICLE : "Les peacelines de Belfast, entre maintien de l'ordre et gestion urbaine", Cultures & Conflits, 2009, n°73, n°1/2009, pp. 73-83 (voir une note de lecture de ce numéro de Cultures & Conflits).
- ARTICLE : "La construction des murs de sécurité et l'évolution de la politique de maintien de l'ordre à Belfast", Cahiers du MIMMOC, n°5, 2009.
- COMPTE-RENDU : "Belfast et l’Irlande du Nord : entre Eire et Royaume-Uni", Géorizon, n°9, 2010, pp. 16-20, compte-rendu par Marie-Lise Abidi et Laurianne Guiguet-Bologne.
- VIDÉO : "Le conflit nord-irlandais et l'espace urbain. L'exemple des peacelines de Belfast", séminaire Conflits et territoires, Agro Paris Tech, 29 mars 2011 (voir l'ensemble des vidéos du séminaire Conflits et territoires).
Le compartimentage urbain : Peaceline, Torrens Source : Florine Ballif, Les peacelines de Belfast. Du maintien de l'ordre à l'aménagement urbain (1965-2002), thèse en urbanisme et aménagement, Université Paris XII, 2006, p. 372. |
Murs et frontières :
- avec Stéphane Rosière, "Le défi des « teichopolitiques ». Analyser la fermeture contemporaine des territoires", L'espace géographique, vol. 38, n°3, n°2009/3, 2009, pp. 193-206.
Planisphère des frontières "fermées", état des lieux Source : Florine Ballif et Stéphane Rosière, "Le défi des « teichopolitiques ». Analyser la fermeture contemporaine des territoires", L'espace géographique, vol. 38, n°3, n°2009/3, 2009, p. 198. |
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