Beaucoup d'auteurs le rappellent : "Beyrouth est autre chose que la guerre" (par exemple
Alexandre Nejjar). En ce sens, la désignation par l'Unesco de Beyrouth comme Capitale mondiale du livre pour l'année 2009 n'est pas neutre. Et permet d'interroger à la fois l'image de Beyrouth dans les représentations que nous avons après une guerre civile de 15 années, doublée de guerres dites "étrangères" (avec l'intervention de la Syrie et d'Israël au coeur du conflit armé libanais), et des périodes de pacification troublées par des résurgences de violence (comme la guerre de l'été 2006 menée par Israël ou plus récemment des
échanges de tirs entre groupes rivaux à Beyrouth le 28 juin 2009, par exemple, qui rappellent la permanence des tensions entre groupes politiques dotés de milices) ; et la place de Beyrouth et du Liban dans la mondialisation.
"La ville de Beyrouth a été choisie en particulier « pour son implication en matière de diversité culturelle, de dialogue et de tolérance ainsi que pour la variété et le caractère dynamique de son programme ». Le Directeur général s’est réjoui de « voir la ville de Beyrouth, confrontée à des défis immenses en matière de paix et de coexistence pacifique, être reconnue pour son engagement en faveur d’un dialogue plus que jamais nécessaire dans la région, et que le livre puisse y contribuer activement »" (site de l'UNESCO).
Images et vulnérabilité d'une ville
L'idée de ville vulnérable a déjà été évoquée à plusieurs reprises dans ce blog : elle met en valeur non seulement le risque en tant que réalité mais aussi en tant que représentation (comme par exemple à Port-au-Prince) : il ne faut pas oublier de prendre en compte le risque comme produit social. "Au sens originel du terme (du latin « vulnus », blessure), la vulnérabilité exprime le caractère de ce qui peut être blessé, frappé par un mal. Par extension, il est synonyme de fragilité face à une menace. Aussi, certains des chercheurs ont-ils largement utilisé ce concept dans leurs travaux, notamment dans le sens de la vulnérabilité des sociétés urbaines face à des risques physiques d’origine naturelle ou anthropique. D’autres l’ont utilisé dans le sens de la construction de vulnérabilités sociales et environnementales associées à la transformation urbaine. D’autres encore ont abordé la vulnérabilité, en utilisant certaines de ses composantes pour comprendre les mutations de la société urbaine : vulnérabilité économique, sociale, territoriale, patrimoniale, institutionnelle, etc. D’autres enfin, n’ont pas forcément utilisé le concept de manière directe mais ont développé des recherches qui abordent la notion de vulnérabilité de manière sous-jacente, comme l’étude des violences urbaines ou celle des pratiques de gouvernance" (Robert D’Ercole, Pauline Gluski, Sébastien Hardy et Alexis Sierra, "Vulnérabilités urbaines dans les pays du Sud. Présentation du dossier", Cybergeo, Vulnérabilités urbaines au sud, 2009, paragraphe 4). Ainsi, l'analyse des risques ne doit pas être restreinte à la distribution géographique des menaces, mais doit également inclure les représentations et le degré de vulnérabilité dans chaque territoire urbain : à risques "égaux", répondent différentes perceptions de la population qui transforment la menace en risque (c'est-à-dire que le risque n'est pas seulement objectif, il est aussi subjectif).
De ce fait, les menaces urbaines s'extraterritorialisent, notamment par le biais des médias et des images de catastrophe qu'ils offrent aux spectateurs. Ainsi, la ville, même lointaine, est passée d'une ville-outil à une ville-spectacle. "Qu’est-ce que la ville spectacle ? C’est la ville qui se voit, qui se regarde, qui se consomme" (Guy Burgel, "La ville-spectacle est-elle une fiction ?", Les Cafés géo, 25 avril 2000). Dans ce sens, la ville de Beyrouth offre une image à l'extérieur d'elle-même (notamment en termes d'offre touristique). Les années de guerre civile dooublée des interventions armées étrangères ont profondément transformé cette image : "Beyrouth ! Qui n’a pas entendu parler de cette ville ? Une ville emblématique qui suscite plusieurs représentations à chaque fois qu’on la cite : ville des confessions, ville de guerre, ville divisée et déchirée, ville détruite, ville chrétienne, ville musulmane, ville arabe, ville phénicienne… mais aussi, capitale du Moyen Orient, ville de croisement entre plusieurs cultures, carrefour entre l’Orient et l’Occident, ville en reconstruction…Plusieurs représentations souvent contradictoires qui expriment plusieurs réalités et plusieurs vérités, comme si on était face à plusieurs villes et non pas une seule" (Joseph Salamon, "Les villes de Beyrouth. Images d'une ville et paroles citoyennes : vers une analyse de sens", site Horizon Sémiologie, 2008, p. 1).
Comme le rappelle Carlos Recio Davila, l'image d'une ville recoupe différentes acceptations du terme :
"- L’image géographique (cartographie, caractéristiques orographiques et hydrographiques)
- L’image urbaine globale (l’aménagement de la ville)
- Les images tridimensionnelles (monuments, bâtiments, sculptures)
- Les images bidimensionnelles (peintures murales, graffiti, panneaux publicitaires)
- Les images mentales (stéréotypes et identités)"
(Carlos Recio Davila, 2008, "Les images de la ville. Une approche à la sémiotique urbaine", Actes du colloque Penser la ville - approches comparatives, Khenchala, Algérie). On s'arrêtera ici tout particulièrement sur le cas des images mentales des observateurs extérieurs à Beyrouth, qui ont regardé les images des guerres de 1975-1990 et de 2006 à travers les iconographies (re)présentées par les médias. Présentées et également représentées, dans la mesure où les médias ont mis en exergue les thématiques et les territoires qui relevaient du "sensationnel", souvent lié aux territoires de la violence.
Beyrouth : reconstruire la ville, reconstruire son image
La construction de bâtiments est associée à l'idée d'une rénovation ou d'une transformation de l'image d'une ville (en témoigne cet article du Figaro daté du 27 juillet 2009 qui explique qu'à Rabat "des travaux pharaoniques modifient l'image de la ville" et en font une "capitale du changement"). Dans cette optique, les destructions liées à la guerre ont également des impacts sur les représentations qu'ont les habitants, mais aussi les observateurs extérieurs (à travers les photographies, les vidéos, les peintures... et également les récits, les témoignages, qui, s'ils sont écrits ou oraux et ne proposent pas une image en tant que telle, renvoient néanmoins à une myriade de codes et de sens qui font appel à l'imaginaire collectif : le mot ruines est, à ce titre, éloquent, dans la mesure où personne n'a besoin d'une photographie pour visualiser une ville en ruines). Destructions et reconstructions sont des actes politiques voulus par des acteurs syntagmatiques dans une ville : la destruction peut servir à annihiler l'identité d'une ville et de ses habitants (ce phénomène d'urbicide se caractérise par une destruction systématique des lieux qui ancrent une identité commune aux habitants dans le paysage, et ainsi par la volonté d'inscrire la haine de la ville dans les représentations de ces habitants tout comme dans celles des observateurs extérieurs), la reconstruction peut servir à (re)donner une identité et une image de la ville. Se pose d'ailleurs la question des lieux de mémoire : faut-il conserver des traces de la guerre à des fins de commémoration ou faire table rase d'un passé que l'on cherche à oublier le plus rapidement possible en transformant la ville ?
Force est de constater que la ville de Beyrouth garde une image de ville affectée par la guerre, la violence, les milices... " « Ville éclatée », « la ligne verte », « libanisation »... autant de clichés utilisés par les médias, pour relater la guerre civile, la scission de Beyrouth en deux secteurs antagonistes, la division du territoire national en une multitude de ghettos confessionnels" (Liliane Buccianti-Barakat, 2007, "Reconstruction et territorialisation touristique. Le cas du centre-ville de Beyrouth", Tourismes et territoires, 6ème Rencontres de Mâcon, pré-actes, p. 3). Cette représentation d'une ville vulnérable et menaçante est perpétuée à travers la (re)présentation médiatique qui est faite de Beyrouth : les médias parlent plus souvent cette ville pour aborder les questions de manifestations, de violences miliciennes, d'attentas, de tensions politiques, de pauvreté dans les banlieues... Par exemple, sur 20 articles recensés dans Le Figaro entre le 1er janvier 2008 et le 31 juillet 2009 abordant la ville de Beyrouth, 18 évoquaient la violence, les conséquences des différentes guerres, la pauvreté sociale comme risque urbain ou les trafics. Même constat dans L'Express (17 sur 21 articles entre le 1er janvier et le 31 juillet 2009) où l'on note néanmoins un article sur les "5 bonnes raisons d'aller à Beyrouth", rangé dans la catégorie "Voyages". Ces chiffres ne sont qu'indicatifs, mais permettent d'entrevoir le poids de la (re)présentation médiatique sur les images mentales que des observateurs extérieurs peuvent avoir de cette ville. Les mots accompagnant les images sont évocateurs : massacre, manifestation violente, attentat, commémoration de l'assassinat, guerre, morts, explosion meuretrière... sont particulièrement récurrents. Ces images et ces mots sont associés dans l'imaginaire collectif aux images des différentes guerres du Liban : sans faire l'amalgame entre les périodes de guerre et les difficultés liées à la pacification et à l'instabilité politique actuelle, ce traitement médiatique évoque Beyrouth comme une ville vulnérabilisée. De même, une focalisation sur les quartiers "sensibles" de la banlieue sud est à constater dans ce traitement médiatique. Au final, cette focalisation thématique et géographique dans le traitement de l'information influence fortement les représentations des spectateurs/lecteurs, tout particulièrement de ceux qui ne connaissent pas la ville de Beyrouth.
Dans cette optique, la reconstruction de la ville n'a pas seulement été pensée en termes d'infrastructures et de commodités dans la ville, mais également en termes d'image vis-à-vis de l'extérieur de la ville. Notamment pour des raisons économiques : rassurer les investisseurs étrangers d'une part, et retrouver les bénéfices d'un tourisme développé d'autre part. C'est dans ce sens que s'interroge la géographe Liliane Barakat : "la réécriture de certains espaces et leur mise en tourisme soulèvent de lourdes interrogations sur la reconquête et l'image d'un territoire, sur sa patrimonialisation. Face à Beyrouth, une ville qui a symbolisé un temps [la guerre], quelle place alors accorder à la valeur des lieux dans le discours sur la réécriture de la ville ?" (Liliane Buccianti-Barakat, 2007, "Reconstruction et territorialisation touristique. Le cas du centre-ville de Beyrouth", Tourismes et territoires, 6ème Rencontres de Mâcon, pré-actes, p. 1). Dans cette optique, la mise en valeur de la ville de Beyrouth à travers les activités culturelles de l'Unesco s'ancre dans la volonté d'acteurs syntagmatiques (à la fois internes pour les acteurs ayant déposé le dossier de candidature, et extérieurs pour les acteurs ayant choisi Beyrouth pour devenir capitale mondiale du livre pour l'année 2009) d'inscrire une nouvelle image pour cette ville dans les représentations des observateurs extérieurs.
A lire :
Sur la question des risques urbains en géographie, on se reportera à deux thèses soutenues récemment et disponibles en ligne :
Florent Demoraes, 2004,
Mobilité, enjeux et risques dans le District Métropolitain de Quito (Equateur), Université de Savoie, 587 p.
Hélène Rivière d'Arc, 2008,
Les territorialités du risque urbain à Caracas. Les implications d’un construit socio-spatial dans une métropole d’Amérique latine, Université Sorbonne Nouvelle, 429 p.