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jeudi 31 mai 2012

Pourquoi (re)lire Michel Roux aujourd'hui ? Retours sur la journée d'étude « Lire et comprendre les Balkans » (3)



Pourquoi (re)lire Michel Roux aujourd'hui ?
Retours sur la journée d'étude
« Lire et comprendre les Balkans »
et remarques à partir du travail de terrain (3)


Michel Roux :
une géographie des conflits


Suite des deux premiers billets (« Introduction », « Michel Roux : le géographe, le balkaniste et l'homme ») sur les retours sur la journée d'étude Les Balkans en 2011 : une région désormais stable ? (25 novembre 2011, ENS-Lyon) en hommage au géographe Michel Roux (voir le billet du 6 juin 2011 : « Le regard d'un géographe sur les Balkans : Michel Roux »), voici une autre approche des travaux de Michel Roux qui a été soulevée par cette journée d'études : la géographie comme approche pour aborder et comprendre les conflits et les conflictualités.

Un autre point peut être souligné pour apporter des compléments à ceux abordés lors de la journée d'étude : la géographie telle que la pratiquait Michel Roux, contrairement à de nombreux travaux sur les conflits qui partent de la dimension spatiale (géopolitique, géoéconomie) pour souvent l'oublier et devenir de la science politique (si ce n'est dans la discipline universitaire, au moins dans la démarche réflexive, dans la mobilisation des concepts et dans la démonstration argumentative - il ne s'agit pas là de dire que l'une des approches « prime » sur l'autre, mais de postuler que chacune, avec ses savoirs-faires et ses angles d'approche est nécessaire, et qu'aucune ne doit être minorisée au détriment de l'autre : elles doivent au contraire se connaître pour se comprendre et se compléter), relève d'une géographie qui interroge les paysages, l'habiter, les espaces vécus, les territoires du quotidien. La connaissance du terrain de Michel Roux ne permettait pas seulement de bien comprendre les processus politiques, les jeux d'acteurs (qui sont bien évidemment des grilles de lecture fondamentales dans la compréhension de la conflictualité et de la pacification qu'il ne s'agit pas de nier !), mais aussi les habitants « ordinaires ». On rejoint là l'emploi d'expressions telles que « actants » ou « opérateurs spatiaux » (notamment dans le langage du géographe Michel Lussault) qui a pour objectif de rappeler que les acteurs politiques (officiels ou non) ne sont pas les seuls « opérateurs » agissant sur l'espace : les habitants « ordinaires » doivent eux aussi être pris en compte, dans la mesure où par leurs pratiques spatiales, leur habiter et leurs représentations spatiales, ils interagissent avec leurs espaces de vie. Dans cette perspective, le témoignage poignant du géographe Stéphane Rosière a rappelé que l'on peut faire une « géographie de l'inhumain » (notamment autour de leurs travaux communs et respectifs sur le « nettoyage ethnique ») tout en s'intéressant à l'humain, l'humanité et l'humanisme. Le travail sur la géographie des nettoyages ethniques dans les Balkans ne relève donc pas d'une recherche « macabre », mais bien d'une volonté d'offrir des outils pour comprendre l'inhumain, notamment pour éviter qu'il ne se reproduise, mais surtout pour donner des clés de lecture des enjeux réels de l'après=violence, du processus de pacification et de réconciliation, confrontés à des galvanisations toujours plus extrêmes de la peur de « l'Autre » dans un contexte de profonds traumatismes.

Dans son intervention, Stéphane Rosière a proposé un témoignage autour de la notion de « nettoyage ethnique » qui a émergé en 1992, autour de la caractérisation des « violences de masse » (notamment dans les travaux de Jacques Sémelin ou de Béatrice Pouligny). En précisant l'intérêt précoce des géographes pour ces réalités, plus anciennes que l'usage des expressions « nettoyage / purification / épuration ethniques » (à ce propos, voir les travaux d'Alice Krieg-Planque, et notamment son ouvrage « Purification ethnique ». Une formule et son histoire, CNRS Editions, 2003), Stéphane Rosière a montré que l'expertise de terrain et la démarche géographique avait permis à Michel Roux d'avoir une analyse très réactive sur les guerres de décomposition de la Yougoslavie, notamment autour de la question du nettoyage ethnique, comme par exemple dans son article « A propos de la « purification ethnique » en Bosnie-Herzégovine » (Hérodote« La question serbe », n°67, pp. 49-60). Marie-Claude Maurel a rappelé que Michel Roux avait participé au Groupe de recherches sur les Pays de l'est de Toulouse (voir notamment Marie-Claude Maurel, « Lectures pour penser l'Europe », Strates, n°6, 1991, pp. 123-128) qui s'est interrogé dans les années 1980 sur le système socialiste. Elle a noté l'anticipation de Michel Roux sur les événements à venir au Kosovo : il faut rappeler que les émeutes de 1981 ont été un facteur de tensions majeur, non seulement au Kosovo, mais dans l'ensemble de l'espace yougoslave.

Stéphane Rosière, auteur d'un ouvrage de géographie sur les politiques de massacres de masse et de déplacements forcés des populations Le nettoyage ethnique. Terreur et peuplement (voir les recensions de François Moullé pour Espace Populations Sociétés, de Philippe Pelletier pour L'espace politique, et de Julien Vandeburie pour Les Cafés géographiques ; à (ré)écouter l'émission Planète Terre du 14 décembre 2011 sur « Le nettoyage ethnique » ; voir également les numéros « Nettoyage ethnique, violences politiques et peuplement », Revue Géographique de l'Est, vol. 45, n°1/2005 ; « Le nettoyage ethnique », B.A.G.F. - Bulletin de l'Association de Géographes Français, vol. 83, n°4/2006 ; « Modifications coercitives du peuplement », L'Information géographique, vol. 71, n°1/2007) revient sur l'importance de l'analyse par la géographie de ces processus, notamment dans le cadre des guerres de décomposition de l'ex-Yougoslavie. Michel Roux a ainsi montré dans son article « A propos de la « purification ethnique » en Bosnie-Herzégovine » (Hérodote« La question serbe », n°67, pp. 49-60) combien ces politiques d'homogénéisations forcées ont été des éléments décisifs qui modelaient le conflit. L'approche par l'espace et les spatialités montre que seuls les massacres de masse n'expliquent pas ces violences et ces politiques : les déplacements forcés participent pleinement de ces idéologies. La panoplie de moyens déployés pour mettre en place une homogénéisation systématique des territoires doit être prise en compte pour appréhender l'ensemble de ces politiques de terreur et de leurs conséquences. Stéphane Rosière a rappelé l'importance de la connaissance et de la traduction des textes tels que L'expulsion des Arnautes, mémoire de Vasa Cubrilovic qui montre l'ancienneté de la dérive nationale (mémoire présenté en 1937 à Belgrade, « considéré comme la pièce maîtresse de la thèse affirmant l'existence d'une politique systématique de nettoyage ethnique mise en oeuvre par les dirigeants serbes contre les Kosovars dès la fin du XIXe siècle » : Chantale Quesney, 2001, Kosovo : les mémoires qui tuent. La guerre vue sur Internet, Presses de l'Université de Laval, p. 133), de la pensée sur les moyens de « serbiser » les territoires, mais aussi de la propagande de cette psychologie de la terreur.

Cette parfaite connaissance du terrain et de l'approche géographique a également permis à Michel Roux d'être très réactif concernant la guerre du Kosovo, et de publier dès 1999 l'ouvrage Le Kosovo. Dix clés pour comprendre (voir le résumé de la 4ème de couverture dans le billet « Le regard d'un géographe sur les Balkans : Michel Roux »). Comme l'écrivait Xavier Bougarel (auteur notamment de l'excellent Bosnie. Anatomie d'un conflit, La Découverte, 1996) pour Le Monde diplomatique en janvier 2000 dans une recension croisée sur les ouvrages parus pendant la guerre sur le Kosovo : « le plus petit de ces ouvrages, mais aussi le plus élaboré, est celui de Michel Roux, intitulé Le Kosovo. Dix clés pour comprendre. (...) Très instructif et pédagogique, cet ouvrage est aussi engagé : Michel Roux explique ainsi en quoi le régime du président Slobodan Milosevic est le principal responsable de la guerre du Kosovo (et des autres guerres yougoslaves), relativise les critiques adressées à la guerre aérienne conduite par l'OTAN et défend le bien-fondé de son intervention militaire » (Xavier Bougarel, « Premières leçons du Kosovo », Le Monde diplomatique, janvier 2000, p. 31). En 10 questions (10 chapitres), Michel Roux revient sur des éléments essentiels pour comprendre les enjeux du conflit du Kosovo, mais aussi les tensions de l'immédiat après-guerre.

1/ Qu'est-ce que le Kosovo, et en quoi ses habitants, Serbes et Albanais, sont-ils si différents ?
2/ Pourquoi les Serbes considèrent-ils le Kosovo comme le berceau de leur nation, alors que les Albanais y sont majoritaires ?
3/ Quelle relation y a-t-il entre la décomposition de l'ex-Yougoslavie et la guerre de 1999 ?
4/ Les nationalistes albanais - et en particulier ceux de l'UÇK - ont-ils le projet de constituer une « Grande Albanie » ?
5/ Pourquoi et comment les puissances occidentales et la Russie se sont-elles impliquées dans le conflit ?
6/ Pourquoi l'OTAN a-t-elle choisi la « guerre aérienne » ?
7/ Quel est le bilan de l'« épuration ethnique » réalisée par les forces serbes pendant la durée de la guerre ?
8/ Pourquoi l'opposition serbe à Milosevic a-t-elle été si discrète ?
9/ Quels scénarios politiques peut-on envisager pour l'avenir du Kosovo, de la Serbie et de la Yougoslavie ?
10/ Quelles seront les conséquences de la guerre pour la France, pour les pays de l'Union européenne et pour le monde ?

Stéphane Rosière a montré l'importance du 7ème chapitre de cet ouvrage dans ses propres travaux sur le nettoyage ethnique (et plus généralement les modifications coercitives du peuplement) par l'approche spatiale. Ce chapitre fait le bilan du nettoyage ethnique mené au Kosovo, qui avait tout d'abord pour objectif de couper l'UCK de la population locale, notamment par les politiques de 
« villagisation ». En 1998, les combats ne sont pas généralisés dans le Kosovo, « mais, au début des frappes aériennes, devant la révélation subite et les premières images de l'exode des Kosovars albanais, il y a eu un doute : l'intervention occidentale, censée voler à leur secours, n'était-elle pas au contraire responsable de ce désastre ? » (Michel Roux, 1999, Le Kosovo. Dix clés pour comprendre, La Découverte, collection Sur le vif, Paris, p. 71). Lorsque l'OTAN va déclencher l'opération « Force alliée » contre la Serbie (bombardements aériens des agglomérations en Serbie et au Kosovo selon le principe des « frappes chirurgicales » - c'est-à-dire un bombardement non massif qui vise à détruire des lieux-cibles de la puissance de l'Etat serbe), les expulsions sélectives qui avaient lieu au Kosovo vont se transformer en expulsions systématiques, avec pillages, destructions de biens, destructions des papiers d'identité... Stéphane Rosière a souligné la liberté de penser, le courage et l'honnêteté intellectuelle de Michel Roux, qui n'appartenait à aucune « chapelle » universitaire, mais savait aussi être critique par-delà les discours officiels (trop souvent utilisés comme « argent comptant » dans les analyses immédiates du conflit du Kosovo).

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