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mercredi 30 mai 2012

Pourquoi (re)lire Michel Roux aujourd'hui ? Retours sur la journée d'étude « Lire et comprendre les Balkans » (2)


Pourquoi (re)lire Michel Roux aujourd'hui ?
Retour sur la journée d'étude
« Lire et comprendre les Balkans »
et remarques à partir du travail de terrain (2)


Michel Roux : le géographe,
le balkaniste et l'homme


Suite du billet introductif à cette série de billet autour de la journée d'étude Les Balkans en 2011 : une région désormais stable ? (25 novembre 2011, ENS-Lyon) en hommage au géographe Michel Roux (voir le billet introductif et le billet du 6 juin 2011 présentant une sito/bibliographie sélective des travaux de Michel Roux), avec un billet centré sur la question du travail de terrain, du choix de Michel Roux de travailler sur les espaces balkaniques bien avant la décomposition de la Yougoslavie et sur ses démarches de chercheur. Dans l'esprit de cette série de billets, il ne s'agit pas là de présenter un compte-rendu exhaustif de cette très riche journée d'étude, mais de prendre en compte certains points soulevés par les différents intervenants, et de proposer quelques remarques autour de ces questions.

Pour rendre hommage à Michel Roux, Emmanuelle Boulineau a introduit la journée en présentant les lieux et les réseaux de ce géographe, hors norme et libre vis-à-vis des institutions. Des lieux que Michel Roux a fréquentés, on retient l'intérêt des géographes pour le CV « réel » plus que pour le CV institutionel, c'est-à-dire pour celui qui est composé des lieux, des expériences, des terrains qui ont marqué le chercheur en tant que géographe d'une part, et balkaniste d'autre part. Olivier Deslondes a souligné combien Michel Roux a été un observateur privilégié de la désintégration de la Yougoslavie. A propos de la population albanaise du Kosovo, Michel Roux parle dès les années 1980 du « calme trompeur du Kosovo », idée qu'il ne cessera de défendre pendant les guerres de Bosnie-Herzégovine et de Croatie. Beaucoup d'intervenants dans la journée noteront la pertinence de son regard sur les événements auxquels il donnait une profondeur historique. Georges Chenu, ancien ambassadeur de France en Croatie au moment de la guerre de Croatie (la France a envoyé dès les indépendances des Républiques de l'ex-Yougoslavie des services diplomatiques, pour affirmer son soutien aux côtés des nouveaux Etats qu'elle reconnaissait : c'est dans ce contexte que des ambassadeurs – Henry Jacolin en Bosnie-Herzégovine et Georges Chenu en Croatie – se sont retrouvés à prendre leurs fonctions dans des pays en guerre dans lesquels l'ambassade de France n'existait pas encore), a témoigné d'une discussion avec Michel Roux, au cours de laquelle ce dernier lui affirmait que deux choses ne pouvaient jamais être oubliées : les faits et la chronologie. Point qu'il est possible de souligner après cette journée d'études à propos du Kosovo : alors même que le toponyme « Kosovo » n'évoquait pas, dans l'imaginaire collectif français, de représentations particulières, dans les années 1980, Michel Roux a publié des textes (articles et rapports) dès le début des années 1980 pour alerter de la situation dans ce territoire. Souvent oubliées dans la chronologie des conflits de désintégration de la Yougoslavie, les émeutes de 1981 au Kosovo – aux lendemains de la mort de Tito (1980) – sont en réalité un des déclencheurs de la crise des années 1980 et des conflits des années 1990. Mais, ces émeutes, et plus généralement la question du Kosovo, sont souvent négligées, voire oubliées dans l'analyse des guerres de décomposition de la Yougoslavie, comme si les guerres n'avaient été déclenchées que par le problème de non-reconnaissance du processus d'indépendance par la Serbie vis-à-vis des autres Républiques constitutives, et que la question du Kosovo ne s'était posée qu'après ces guerres de Slovénie, Croatie et Bosnie-Herzégovine.

Dans ces appels à considérer le « calme trompeur du Kosovo », Michel Roux montrait, dès les années 1980, combien la question du Kosovo, à laquelle Tito avait accordé (lors de la dernière révision de la Constitution yougoslave en 1974, tout comme pour la Voïvodine, l'autre province autonome située dans le Nord de la République de Serbie) le statut de « province autonome », c'est-à-dire une autonomie étendue (dans les institutions comme dans les politiques locales), sans toutefois disposer (à l'inverse des Républiques) du droit à l'autodétermination à l'indépendance suite à un référendum (par lequel la Slovénie et la Croatie en 1991, puis la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine en 1992 vont accéder à l'indépendance). La gouvernance du Kosovo (et de la Voïvodine) restent sous la souveraineté, malgré les extensions de l'autonomie, de la Serbie qui peut déclencher l'état d'urgence et reprendre toutes ses prérogatives sur les provinces autonomes. Pourquoi alors « calme trompeur du Kosovo » ? Pendant la Yougoslavie titiste, le Kosovo était d'ores et déjà majoritairement peuplé d'Albanais, un peuple non slave, dont la présence en Yougoslavie ne se limitait pas à cette province de la Serbie : des Albanais vivaient également au Monténégro et en Macédoine (deux des six Républiques constitutives), et constituaient dès lors un peuple non slave à la présence diffuse dans le Sud-Est de la Yougoslavie : de fait, par l'émergence de nouvelles frontières (du fait de l'implosion de la Yougoslavie), les Albanais de Yougoslavie sont devenus une minorité nationale dans plusieurs Etats (au lieu de constituer une minorité nationale d'un Etats). On n'allait plus parler d'Albanais de Yougoslavie, mais d'Albanais du Monténégro, d'Albanais de Macédoine, d'Albanais du Kosovo et d'Albanais de Serbie (ces derniers entendus comme les Albanais vivant dans la Serbie centrale, au Nord du Kosovo). Cette mutlitude des identités territoriales n'était pas aussi anecdotique qu'elle peut le paraître, et (re)lire aujourd'hui le chapitre « Paysages avec Albanais » de la thèse de Michel Roux permet de comprendre les impacts du morcellement de l'identité « albanaise de Yougoslavie ». Dans ce sens, l'intérêt que portait Michel Roux pour la question albanaise et ses analyses sur les tensions au Kosovo dès les années 1980 sont particulièrement précieuses pour comprendre, aujourd'hui encore, la véritable chronologie de la décomposition de la Yougoslavie comme Etat multiethnique et multiconfessionnel et l'émiettement qui se poursuit aujourd'hui (par exemple avec les violences du Nord du Kosovo depuis l'été 2011 et le renouvellement des propositions d'échanges de populations entre la vallée de Presevo – territoire principalement peuplé d'Albanais en Serbie – et le Nord du Kosovo – territoire principalement peuplé de Serbes au Kosovo ; ou encore le débat sur la question d'une indépendance de la Republika Srpska – l'entité Nord-Est de la Bosnie-Herzégovine telle qu'issue du découpage des Accords de Dayton, principalement peuplée de Serbes de Bosnie-Herzégovine ; ou encore le possible émiettement de la Macédoine avec les revendications des extrémistes albanais de Macédoine pour une indépendance de la partie macédonienne principalement peuplée d'Albanais). A ce propos, l'intérêt du travail de Michel Roux, notamment sur les nettoyages ethniques (au Kosovo et en Bosnie-Herzégovine) pour comprendre la géohistoire de ces conflits armés a été souligné à plusieurs reprises lors de cette journée d'étude. C'est d'ailleurs l'un des intérêts de son ouvrage Le Kosovo, dix clés pour comprendre (La Découverte, 1999 : voir le résumé de la 4ème de couverture dans le billet « Le regard d'un géographe sur les Balkans : Michel Roux »), dans la mesure où en dix questions-réponses, Michel Roux proposait un regard sur le Kosovo en guerre qui s'éclaircissait par ses approfondissements historiques, sa connaissance du temps court comme du temps long. Michel Sivignon, dans son intervention, a rappelé les propos de Fernand Braudel, historien des civilisations : « je n'ai atteint la longue durée que par la géographie ».

Par ailleurs, à la lecture de l'abondante bibliographie, souvent inégale, sur le Kosovo, on peut ajouter que contrairement à d'autres ouvrages parus dès 1999 sur le Kosovo, c'est-à-dire pendant la guerre elle-même, cet ouvrage de Michel Roux fait partie des rares ouvrages à avoir su allier actualité, « urgence » de la mise à disposition de la connaissance (une grande partie des ouvrages consacrés au Kosovo ont été publiés en 1999 et en 2000, dates auxquelles l'actualité éditoriale correspondait aux attentes d'un lectorat qui cherchait à comprendre cette guerre de l'OTAN dans une ex-Yougoslavie qui semblait ne pouvoir cesser de se morceler dans la violence) et qualité de la recherche et des connaissances apportées. Dans ce contexte éditorial précis, son travail se détache d'une grande partie de la bibliographie qui s'est principalement appuyée sur des considérations à l'échelle de l'Etat (serbe), de la province (Kosovo), voire de l'ex-Yougoslavie, principalement à partir des processus politiques et du bilan provisoire des violences. Si l'analyse des processus politiques et des modalités d'exercice du pouvoir dans des institutions en évolution sont importants, la recherche de Michel Roux offre également un regard complémentaire aux analyses politistes : celle du géographe de terrain. Les différents intervenants ont insisté sur l'importance de la pratique de terrain dans la géographie de Michel Roux. Pierre-Yves Péchoux a montré que le travail de Michel Roux s'était imprégné des expériences spatiales qu'il avait vécues dans les Balkans. Lorsqu'il a présenté le premier travail de recherche de Michel Roux, son DES sur la ville de Belgrade, il a précisé que Michel Roux avait fait le choix, pour ce mémoire, d'effectuer un travail de géographe à grande échelle, à partir de l'observation d'un objet donné, d'un espace limité. Par ce choix, il a montré l'importance de la pensée par le local dans les Balkans, et le besoin de ne pas seulement se préoccuper de l'échelle étatique ou interétatique, pour comprendre les quotidiennetés, mais aussi les enjeux politiques. Ce mémoire de DES sur la ville de Belgrade est composé de trois parties : croissance démographique ; composition urbaine ; affirmation d'une capitale. Ce travail de géographie analyse donc l'expression spatiale d'un projet politique, l'affirmation d'une idéologie par l'organisation de l'espace géographique. Michel Roux en conclut que les acteurs de la politique urbaine à Belgrade ont recherché un aménagement volontaire, notamment par des modifications constantes des périmètres administratifs et par le principe de plus en plus poussé de l'auto-gestion sociale. Il constate l'adéquation entre la construction d'une capitale et l'adaptation de l'organisation de l'espace. Par cette étude géographique, Michel Roux montre combien le modelage urbain de Belgrade tend à affirmer la ville comme capitale de la Yougoslavie d'une part, et le socialisme comme société d'autre part. Pierre-Yves Péchoux qualifie ce travail de concis et clair : Michel Roux était un chercheur à la pensée non façonnée par une idéologie (il n'y a pas, dans son travail, d'idées reçues sur le socialisme et le titisme). De fait, cette réflexion sur le particularisme de la Yougoslavie et de Belgrade est très éloignée de l'universalisme voulu par le bolchévisme.

Michel Roux a travaillé sur les permanences et les évolutions de l'Europe de l'Est, dans un contexte de profondes ruptures. La Yougoslavie fédérale puis fédérative est alors le dernier refuge de la diversité ethniques dans les cartes de géographie politique de l'époque. S'y expriment spatialement les dernières traces de l'équilibre entre les populations hérités des empires ottoman et austro-hongrois. L'un des objectifs des dirigeants yougoslaves était de préserver la Yougoslavie d'un dualisme serbo-croate (qui aurait été aussi ruineux que le dualisme austro-hongrois). La Yougoslavie est alors la seule entité dans l'Europe médiane dans laquelle l'ancien régime hérité du printemps des peuples du XIXe siècle s'est effondré sans intervention extérieure. Pierre-Péchoux a souligné le rôle de Tito, du mouvement des Partisans pendant la Seconde Guerre mondiale et de l'expulsion de la Yougoslavie du Kominform (rupture Tito/Staline en 1948 : à ce propos, voir le film Papa est en voyage d'affaires d'Emir Kusturica). Et revient sur le travail de Michel Roux en précisant que face à de tels événements marquants et à la facilité de recourir à des idées reçues, ce travail de chercheur a été empreint de solidité et de distance toujours maintenus. Ainsi, dans le bilan de son mémoire de DES, Michel Roux renvoie à l'idée d'une « société imparfaite » proposée par Milovan Djilas dans Une société imparfaite. Le communisme désintégré (un ouvrage qui analyse la société yougoslave par le prisme de la science politique) et dans La nouvelle classe dirigeante. Pour Pierre-Yves Péchoux, l'approche de Michel Roux apporte de nombreux compléments en « entrant » par le prisme de la géographie. Et sa thèse sur les Albanais de Yougoslavie se fera dans la continuité intellectuelle et problématique avec ses travaux de DES sur Belgrade.


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