Dans le nouveau contexte stratégique, pour pouvoir prendre un territoire, il faut trouver les zones d'instabilité dans lesquelles peuvent agir les belligérants, groupes paramilitaires, terroristes ou criminels afin de déstabiliser le pays et empêcher le processus de paix. On peut alors réfléchir aux stratégies militaires en fonction des concepts géographiques de points, lignes et réseaux. En effet, maîtriser un point est une avancée, mais ne sert à rien si les belligérants peuvent se déplacer sur les lignes qui relient les points (même s'ils se trouvent bloqués sur certains points, ils peuvent toujours les contourner), et plus encore s'ils sont organisés en réseaux (dans ce cas, un point n'est pas grand-chose, puisque les belligérants peuvent utiliser quasiment l'ensemble du réseau). On peut donc établir une typologie des champs de bataille, non en fonction de leurs caractéristiques physiques, mais de leur relation dans la guerre.
La zone urbaine
Les zones urbaines s'affirment sans conteste comme le champ de bataille politique et militaire préférentiel des terroristes, des soldats et groupes paramilitaires engagés dans une guerre asymétrique, et des réseaux criminels. Elles concentrent les centres de décision, les centres économiques, les médias et la population. Les villes sont devenues un enjeu majeur dans les conflits, tout particulièrement depuis les années 1990. Ce fait s'explique par un double phénomène : d'une part, l'explosion urbaine ; d'autre part, l'évolution des mentalités vis-à-vis du conflit et du droit juridique international.
Importance de la poussée urbaine : la ville regroupe la moitié de la population mondiale, prend une part de plus en plus importante dans la superficie mondiale et regroupe tous les centres économiques de la planète. Il est désormais difficile, voire impossible, d'éviter le milieu urbain : "la guerre en ville va devenir de plus en plus difficilement évitable pour une simple et bonne raison : l'extension à un rythme de plus en plus effréné des zones urbanisées" ("Le combat urbain, Analyses et perspectives", Raids, 2003, hors série n°11, p. 11). L'évolution de la société a entraîné un nouveau rapport au conflit : désormais la ville ne doit plus être anéantie, mais contrôlée. L'intérêt est de déstabiliser suffisamment l'ennemi pour le forcer à arrêter ses actions et à entrer dans le processus de paix, tout en protégeant la population à la fois des belligérants et des dommages collatéraux. Cette évolution s'explique par le type de conflits dans lequel les militaires français sont engagés depuis la fin du XXème siècle, c'est-à-dire des interventions visant à instaurer la paix, dans le cadre du droit international des conflits, sur des théâtres d'opérations autres que le territoire national. L'opinion publique prend une part importante dans la réalisation de ce type d'opérations, dans la mesure où c'est elle qui décide, par ses votes, de la ligne de conduite du gouvernement français : les dommages collatéraux, tout comme les risques pris par les militaires, sont des arguments en défaveur de l'augmentation du budget des Armées et de l'envoi de nouvelles troupes dans divers conflits. Les militaires doivent s'engager dans des opérations restreintes dans le temps et l'espace et limiter les dommages collatéraux. Non seulement la guerre ne se fait plus dans un milieu physique déterminé, mais en plus elle se déroule désormais dans un espace complexe qui englobe bien plus d'obstacles que les simples particularités physiques.
On ne peut plus parler aujourd'hui de "champ de bataille" pour désigner les différents milieux où s'affrontent les belligérants, ou de "campagne" pour parler de la bataille elle-même ("Cette habitude est ancienne. Le mot «campagne», de l'italien campanie, apparaît au sens militaires dès le début du XVIe siècle. Succédant aux « chevauchées » qui dévastaient un pays, «campagne» désigne le terrain de manœuvre des troupes, l'espace où l'on s'affronte par les armes, où se règle le sort des batailles, où Dieu désigne le vainqueur. par extension, « campagne » signifie aussi une série de mouvements de troupes, ordonnées par le roi, qui ont parfois pour objet la capture des villes. […] En temps de guerre, loin de s'opposer comme citadin et « campagnard », les mots « ville » et « campagne » s'associent aisément, y compris de nos jours." Dufour, Jean-Louis, 2002, La guerre, la ville et le soldat, Odile Jacob, Paris, p. 317). La terminologie a évolué parallèlement à ce nouvel intérêt pour la ville dans les conflits. Ce changement dans les termes ne correspond pas seulement à un besoin de moderniser les appellations, mais surtout à une réalité nouvelle dans les conflits dans lesquels sont engagés les militaires français. Jean-Louis Dufour parle, en suivant l'exemple du titre de l'ouvrage de Philippe Delmas, du "bel avenir de la guerre en ville" (Titre d'un chapitre faisant référence à l'ouvrage : Delmas, Philippe, 1995, Le bel avenir de la guerre, Editions Gallimard, Paris, dans Dufour, Jean-Louis, 2002, La guerre, la ville et le soldat, Odile Jacob, Paris, p. 263). "Pour le stratège comme pour le diplomate, la ville est d'abord un agrégat de symboles dont la compréhension – au travers de toutes les déclinaisons du renseignement – est systématiquement vue comme l'élément premier de toute opération en milieu urbain." (Henrotin, Joseph, 2003, "La ville : enjeu et théâtre des conflits", Diplomatie Magazine, n°3, mai-juin 2003, p. 20).
Au-delà s'ajoute un nouveau symbole : celui de l'incertitude que peut créer, chez les militaires, la présence de la population en milieu urbain. La ville est aussi un refuge de tous les belligérants, les groupuscules nationalistes et les trafiquants, surtout en période de conflits, parce qu'ils peuvent facilement se dissimuler au sein de la population. Face à l'aversion des militaires en milieu urbain, ils se sentent protéger par les caractéristiques de la ville. Il est fondamental de pénétrer dans les villes, d'en prendre le contrôle, afin d'affirmer leur présence et leur efficacité à tous les acteurs du conflit. Prendre une ville doit être l'objectif fondamental, sans pour autant créer trop de dommages collatéraux. L'enjeu est double : montrer aux habitants de la ville que ces opérations ne les mettent pas en danger, tout en affirmant le contrôle de cet espace urbain. La difficulté existe dans la limite à donner dans le degré de violence à utiliser pour répondre à ces deux objectifs contradictoires. Il s'agit de montrer l'efficacité militaires tout en ne dépassant pas un seuil critique de violence qui créerait trop de dommages matériels et humains (Seuil : "Notion initialement physique étendue au domaine des sciences humaines. Un seuil est un lieu de rupture de profil, de conditions d'écoulement, de communication, une aire de passage et de transition en même temps que de séparation, impliquant une différenciation qualitative". George, Pierre et Fernand Verger, 2000, Dictionnaire de la géographie, 7ème édition, 1ère édition 1970, PUF, Paris, p. 424).
Source : Henrotin, Joseph, 2003, "La ville : enjeu et théâtre des conflits", Diplomatie Magazine, n°3, mai-juin 2003, p. 20.
Les zones périphériques rurales
Le plus souvent situées en plaine ou en terrain semi-vallonné . Elles constituent l'espace charnière qui donnent du champ stratégique à l'action des groupes paramilitaires, des soldats engagés dans un conflit asymétriques et des groupes terroristes et criminels . Ce sont par ces zones périphériques que transite l'ennemi pour gagner les villes en s'appuyant sur des réseaux logistiques et une parfaite connaissance du terrain.
Les zones-refuges
Ce sont de véritables sanctuaires, souvent transfrontaliers. Elles abritent la base arrière qui permet aux groupes paramilitaires et terroristes de s'entraîner, de s'équiper, de se ravitailler, de planifier et de diriger les opérations, de se "reconditionner" en toute sécurité et d'y expérimenter parfois leurs modèles idéologiques (politico-religieux dans le cas des terroristes d'Al-Qaïda en Afghanistan) et économiques. Ces zones sont situées dans des espaces naturels d'accès difficile : forêts, jungle, mais surtout massifs montagneux (qui ont toujours été des zones-refuges). Dans ces zones isolées, l'ennemi est pourtant particulièrement vulnérable, car privé de la caisse de résonance médiatique et du bouclier de la population. Ce milieu réduit aussi la supériorité technologique des armées occidentales conventionnelles, et fait peser de fortes contraintes sur la stratégie. Dans les zones-refuges, les obstacles "habituels" à la progression des forces armées sont renforcées par les contraintes du milieu physique (topographiques et climatologiques notamment) puisque ce sont des milieux extrêmes.
SOURCES :
"La zone urbaine" : d'après TRATNJEK, Bénédicte, 2005, Les militaires fac au milieu urbain : étude comparative de Mitrovica et de Sarajevo , mémoire de DEA de géographie politique, culturelle et historique, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), 634 pages.
"Les zones périphériques rurales" et "Les zones refuges" : d'après BOULANGER, Philippe, 2006, Géographie militaire, Ellipses, collection, Carrefours Les Dossiers, Paris, 384 pages, et ROSIERE, Stéphane, 2003, Géographie politique et Géopolitique. Une grammaire de l'espace politique, Ellipses, collection Universités Géographie, Paris, 320 pages.