Un thème comme « la ville sous le feu » prête bien évidemment à des réflexions sur les stratégies militaires, sur les moyens d’action employés par les belligérants, sur la dimension asymétrique des combats urbains… Mais on peut également se pencher ce que signifie « vivre la ville sous le feu ». On pense aux exemples célèbres de ville en guerre : Mogadiscio, Grozny, et pas si loin de nous : Belfast, Nicosie, Mitrovica, Sarajevo. Des images telles que « Sniper Alley » (surnom donné à une grande artère dans la ville de Sarajevo, soumise aux tirs des snipers serbes situés sur les collines surplombant la ville, empêchant ainsi les habitants assiégés de sortir de chez eux, coupant la circulation entre le centre-ville et les périphéries Ouest) ou les images de la bibliothèque de Sarajevo, incendiée puis détruite, haut-lieu de la rencontre entre les populations, symbole du « mélange » des différents peuples et héritages historiques. Mais, au final, la ville en guerre n’est pas seulement un théâtre d’opérations qui posent des questions « techniques » (asymétrie, milieu en trois dimensions, « cachette » dans les maisons, civils comme boucliers humains…), « la ville sous le feu » reste un espace de vie.
On se propose ici de présenter quelques aspects de l’action militaire dans le cadre d’une mission d’interposition ou d’imposition de la paix non pas en fonction des belligérants eux-mêmes, mais en fonction de la population civile et de ses perceptions. Parce qu’au final, l’Armée française doit comprendre les territoires des combats pour venir en aide à cette population : arrêter le conflit n’est pas une fin en soi, c’est un moyen pour protéger la population civile, véritable destinataire des interventions militaires de la France. La ville de Sarajevo peut permettre de mettre en exergue quelques dimensions du « vivre la ville en guerre » entre combats et stratégies de survie des habitants. Entre enfermement sécuritaire et nécessité de sortir de cet enfermement (ne serait-ce que pour s’approvisionner en nourriture) A l’image de cette ville assiégée (paroxysme de l’enfermement mais aussi de la volonté d’échapper dans cet enfermement), on s’interrogera sur la ville en guerre comme un espace clos et un espace d’enfermement, sur les modalités et les significations de cet enfermement : la ville sous le feu, une ville-prison ?
Territoires des combats et territoires du quotidien dans la ville assiégée
La « ville sous le feu » est donc un espace de vie. Que signifie vivre dans cette ville ? Ou plus précisément survivre. De manière non exhaustive, on peut déjà distinguer deux types de villes en guerre : la ville assiégée et la ville « ouverte » (ou tout du moins dont les habitants ont la possibilité – au moins théorique – d’aller et venir entre la ville et son environnement proche). Dans la ville assiégée, l’enfermement paraît évident : le siège est là pour empêcher l’approvisionnement de la ville, et donc obtenir sa reddition par capitulation des habitants ne pouvant survivre. L’enfermement est donc une stratégie militaire. Mais il affecte aussi profondément les modes de vie à l’intérieur de la ville à mesure qu’il se prolonge.
L’exemple célèbre de Sarajevo est particulièrement illustratif. Pourquoi une telle stratégie ? La topographie explique en grande partie ce choix pour l’armée serbe : la ville de Sarajevo est entourée au Nord, à l’Est et au Sud par des hauteurs (particulièrement hautes au Nord et à l’Est de la ville). Seule ouverture « naturelle » : l’Ouest de la ville. La sortie Ouest ne constitue pas pour autant une voie de sortie « idéale » dans la mesure où les voies d’accès sont positionnées sur un poljé, c’est-à-dire une plaine marécageuse et instable, souvent inondée. D’une part, prendre la ville de Sarajevo n’est pas aisé parce qu’il est difficile d’y faire pénétrer massivement des chars par une seule voie d’accès (l’Ouest), elle-même limitée quant à la capacité de chars qu’elle peut faire passer par jour sans risquer l’effondrement des routes. Une seule voie d’accès avec une possibilité très réduite en nombre de véhicules. D’autre part, cette topographie qui complique la prise de la ville, facilite grandement son siège. Difficile pour un allié extérieur à la ville de venir prêter main forte aux habitants assiégés. Difficile pour les habitants de contrecarrer le siège des militaires serbes positionnés sur les hauteurs de la ville de Sarajevo : il est évident qu’il est plus facile d’atteindre une cible en tirant depuis des hauteurs pour viser vers le bas que l’inverse !
Cela renvoie à l’un des points primordiaux de la guerre urbaine : la parfaite connaissance par les belligérants locaux (au moins au niveau des décideurs) de la ville, de ses atouts et de ses contraintes. Une des principales « qualités » du guérillero urbain se trouve justement dans cette connaissance, qui permet de contrecarrer la puissance numérique et technologie d’un adversaire extérieur.
En quoi consiste, dans cet exemple, précis cette connaissance de la ville ? Tout d’abord, la maîtrise de la ville repose sur la connaissance géographique en termes d’urbanisme. L’urbanisation de la ville Sarajevo s’est effectuée en plusieurs temps, ce qui affecte les formes urbanistiques (hauteurs des bâtiments) et le type de voierie (aération ou non du tissu urbain), deux éléments qui conditionnent l’utilisation de tels ou tels matériels militaires dans la ville en guerre. On distingue, grossièrement, trois types de quartiers, qui correspondent à trois temps dans l’histoire de l’urbanisation : le centre historique, les extensions du centre sur les hauteurs Nord (et dans une moindre mesure Est et Sud) et les quartiers « récents » (mouvement massif d’urbanisation dans la périphérie Ouest lors de la période titiste).
Le centre historique, autour du quartier de Bascarsija, quartier commerçant (carsi en turc signifie marché), aux ruelles entremêlées, dallées, souvent fermées à la circulation (souvent trop étroites pour y accéder en voiture), se terminant parfois en impasses, qui accueillent des échoppes de plein pied aux toits débordant sur la rue. Dans ce quartier, impossible pour les belligérants ou pour la force d’interposition de se déplacer autrement qu’à pied : la supériorité technologique n’est donc pas une aide. De plus, s’y repérer n’est pas toujours chose aisée pour celui qui ne connaît pas la ville (tout au moins, il part nettement désavantagé vis-à-vis du combattant qui la connaît parfaitement) ; la visibilité y est fortement réduite (c’est donc un piège certain pour les militaires qui s’y aventurent, en proie à des tirs de snipers cachés dans les échoppes) ; et les communications s’en trouvent fortement réduites (le manque d’aération du tissu urbain est une forte contrainte pour les transmissions, ce qui isole très fortement les équipes en patrouille dans ce quartier). Un quartier qui assurément assure aux belligérants locaux de nombreux avantages : « planques » dans les maisons ou magasins, facilité de « disparaître » (tant au niveau des Serbes positionnés sur les hauteurs, dont l’avantage stratégique se trouve fortement réduit ; qu’au niveau des ennemis positionnés dans la ville)…
À côté de Bascarsija, se trouve l’ancien quartier austro-hongrois, dans lequel se concentrent les anciens lieux du pouvoir impérial, grandes édifices donnant sur des rues quelque peu plus aérées, mais issues d’un urbanisme datant de l’aire avant l’automobile. La circulation y est plus facile, le tissu urbain quelque peu plus aéré que dans Bascarsija, mais on reste là dans un quartier très dense, dont la visibilité reste assez limitée. Les deux quartiers (ottoman et austro-hongrois) forment le centre historique de Sarajevo, et constitue le cœur de la ville. Mais qu’en est-il pour la population vivant dans ce centre lors du siège ? Au-delà des problèmes généraux affectant l’ensemble de la ville de Sarajevo (coupures d’électricité, manque de fuel pour le chauffage, ravitaillement alimentaire très restreint…), le centre historique se distingue par un enfermement total, ainsi que par la mise en place d’une guerre de milices à l’intérieur du quartier. C’est un quartier symbolique : il symbolise à la fois la rencontre et l’échange des populations : mariages mixtes, présence des hauts-lieux religieux des quatre communautés de la ville (église orthodoxe, cathédrale catholique, mosquée principale, temple juif), géosymboles de la mixité communautaire (bibliothèque de Sarajevo dans laquelle on trouve des documents symbolisant la diversité des héritages – austro-hongrois, ottomans, serbes, bosniaques, croates, juifs… – qui, réunis, symbolisent l’entente, et plus encore le multiculturalisme qui forme l’essence même de l’identité sarajévienne)…
C’est donc un quartier-verrou dans la guerre psychologique que se mènent les milices : s’approprier le centre historique devient un enjeu fondamental. À la fois pour la forme urbanistique qui prête à la mise en place d’une guérilla urbaine et pour les symboles que représente ce quartier, le centre historique est donc disputé par des milices qui mettent en place des « opérations » de terreur. Le quartier, tout comme l’ensemble de la ville de Sarajevo, était avant le déclenchement de la guerre un quartier mixte : toutes les populations vivant dans Sarajevo (et plus généralement en Bosnie-Herzégovine) y étaient représentées. Et plus encore, y étaient mélangées : pas de discrimination communautaire dans le paysage socioculturel de la ville de Sarajevo. La répartition des habitants s’effectuait selon un gradient descendant de richesses en partant du centre-ville vers les banlieues Est, ainsi qu’en fonction de l’ancienneté de l’installation dans la ville (des classes moyennes pouvaient ainsi se retrouver près du centre historique, leur famille étant installée depuis très longtemps dans la ville). Et plus encore, de nombreux mariages mixtes, ainsi que des habitants se déclarant « yougoslaves » (les habitants de l’ex-Yougoslavie devaient déclarer eux-mêmes leur nationalité : Tito avait créé une nouvelle catégorie « yougoslave », identité mettant en exergue le sentiment d’appartenir à un peuple national, au-delà de l’appartenance ethnique).
La guerre des milices s’est appuyée sur la haine de cette identité multiculturelle (voir la question de l’urbicide) : l’un des objectifs était de séparer les populations, de « briser » ce vivre ensemble caractéristique des villes, tout particulièrement de la ville de Sarajevo, et ainsi de forcer les habitants à choisir un camp, de s’identifier à une communauté, et donc à une milice qui les protégeraient. Les exactions des milices (serbe, bosniaque et croate) visaient non seulement à créer la peur dans le camp de « l’Autre », mais aussi dans son propre camp, et ainsi à rendre la protection par la milice indispensable, protection accordée à la seule condition de se déclarer ouvertement d’une ethnie). La peur des représailles de la milice de « l’Autre » a ainsi créé une géographie de la peur qui a contribué à séparer les espaces de vie des différentes communautés, par un repli sur soi, un entre-soi communautaire vécu comme une stratégie de protection, une stratégie de survie.
Pendant la guerre, on est alors passé d’un « vivre ensemble » qui caractérisait l’identité sarajévienne, à un « vivre entre-soi » avec l’émergence de micro-territoires au sein de la ville caractérisés par leur homogénéité ethnique. Cela n’a pas eu seulement lieu dans le centre historique, mais également dans l’ensemble de la ville (les extensions de la ville sur les hauteurs étaient aussi le théâtre de guerres de milices, notamment du fait de leur proximité avec les positions de l’armée serbe).
Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2005, Les militaires face au milieu urbain : étude comparative de Mitrovica et de Sarajevo, mémoire de DEA, Université Paris-Sorbonne, p. 169.
Autre quartier : la périphérie Ouest. Elle s’est étendue brutalement et massivement lors de l’aire titiste, et reflète un développement économique de la Bosnie-Herzégovine, ainsi que la place centrale de la ville de Sarajevo dans l’organisation politico-économique de cette République, au cœur de la Yougoslavie. Les populations néo-citadines s’y sont installées à partir des années 1960, et surtout 1970. L’urbanisme y est très différent des autres quartiers de la ville, contrastant tout particulièrement avec les petites ruelles entremêlées de Bascarsija. On y retrouve les principes hygiénistes appliqués à la ville communiste : grandes artères très aérées, très étendues, selon un plan géométrique, avec de grands immeubles gris, tous semblables, dans lesquels on retrouve des appartements strictement similaires. Le tissu urbain est très aéré, mais cette aération n’empêche pas une forte densité de population (la hauteur des immeubles permettant de loger de nombreux habitants dans ces quartiers).
Principes hygiénistes qui répondent à deux objectifs principaux : d’une part l’aération du tissu urbain permet de maintenir la propreté des rues et de garantir des conditions sanitaires optimales ; d’autre part, cette même aération permet le contrôle de la ville : contrôle contre les menaces extérieures (l’entrée Ouest de la ville ouvre sur une vaste étendue, qui empêche tout adversaire de s’introduire dans la vile par effet de surprise) et contre les menaces intérieures, contre tout soulèvement populaire dans la ville elle-même (on retrouve là les principes du baron Haussmann lors des percées des grandes avenues parisiennes au XIXe siècle : il est plus simple de canaliser une foule dans de grandes artères que dans un dédale de petites ruelles).
De ce fait, cette partie de la ville de Sarajevo amène d’autres stratégies pour les belligérants, qui elles-mêmes conditionnent les stratégies individuelles de survie pour les habitants. Le cas de « Sniper Alley » illustre parfaitement ces autres stratégies : le boulevard Selimovic est une grande artère de 10 kilomètres de long qui, pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine, subissait les tirs de snipers cachés dans les plus hauts étages des immeubles désertés par leurs habitants pour tirer sur les habitants s’aventurant dans la rue. L’enfermement des habitants ne se construit pas autour des représailles des milices, mais de la peur des tirs de snipers.
Anecdotique ? Pas si sûr. Deux rythmes vont donc s’imposer dans la ville : dans le centre historique et les quartiers jonchant les hauteurs de Sarajevo, la nuit est la période de la journée la plus dangereuse, les milices se faufilant encore plus facilement pour commettre toutes sortes d’exactions (non que la journée ne soit pas dépourvue de dangers!) : les habitants peuvent, en prenant de grands risques, sortir de leurs habitations et tenter de se faufiler (à l’abri des toits des échoppes ou cachés dans les ruelles) jusqu’aux points de ravitaillement les plus proches. Bien évidemment, les dangers sont grands (l’exemple des attentats du marché de Markale, le 5 février 1994 et le 28 août 1995, est là pour en témoigner!).
Dans la périphérie Est, le rythme de la vie urbaine (ou plutôt de la survie urbaine !) est différente : la journée est beaucoup plus dangereuse, laissant aux snipers de meilleures conditions pour viser tout habitant qui tenterait de sortir : la nuit constitue donc un temps-refuge dans ces quartiers (bien que, là encore, le « refuge » ne soit pas dépourvu de dangers !) : on vit, on commerce, on trafique la nuit. Deux types de stratégies utilisées par les belligérants (qui sont elles-mêmes fonction des différenciations dans l’organisation sociospatiale de la ville), deux modes de survie pour les habitants, tous deux conditionnés par la peur.
Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2005, Les militaires face au milieu urbain : étude comparative de Mitrovica et de Sarajevo, mémoire de DEA, Université Paris-Sorbonne, p. 177.
La ville assiégée comme « prison urbaine » ?
L’enfermement est donc un élément fondateur de la condition urbaine dans la ville en guerre, et ce à plusieurs échelles : celle de la ville (privation de liberté de déplacement entre intérieur et extérieur de la ville) comme celle du quartier (déplacements contraints par les actions miliciennes, qui conditionnent le micro-quartier comme un espace de repli collectif en voie d’homogénéisation communautaire, homogénéisation qui se construit autour des stratégies d’entre-soi répondant aux logiques de peur) et de la maison (comme espace de repli individuel). Cela renvoie aux différents travaux sur les prisons et la vie des prisonniers entre espace vécu et espace imaginé, notamment ceux du géographe Olivier Milhaud pour qui « la clôture ne suffit pas à produire de l’enfermement, la clôture n’est pas totale, bien qu’elle se situe à l’articulation d’une discontinuité radicale entre le dedans et le dehors» (Olivier MILHAUD, 2009, « La clôture suffit-elle à faire un espace d’enfermement ? Spatialités contradictoires et poreuses des prisons françaises contemporaines », Cahiers de l’ADES, n°4, pp. 45-58). Une résistance peut se mettre en place dans les villes assiégées, pour tenter de dépasser cet enfermement. La ville assiégée se construit comme une « prison urbaine », dans laquelle on retrouvera les mêmes contradictions entre espace vécu (enfermement absolu que défendent les assiégeurs) et espace représenté (imaginaire de liberté que défendent les assiégés).
L’exemple du tunnel de Sarajevo illustre parfaitement les contournements de l’enfermement dans la ville assiégée. Ce contournement est possible grâce à deux facteurs notamment : d’une part, la résistance d’une proximité et d’une entraide entre les populations à l’intérieur de la ville de Sarajevo, et ce malgré les représailles des milices ; d’autre part, par la persistance dans l’espace imaginé des habitants d’une représentation de l’ailleurs, du dehors, de l’ouverture de la ville. La construction du tunnel a permis aux Sarajéviens de se ravitailler en nourriture, mais aussi en médicaments, en fuel, en armes, en marchandises permettant l’élaboration d’un marché noir entre vente de produits à des prix prohibitifs et trocs en tous genres, tout en évitant les tirs des Serbes installés sur les collines entourant de Sarajevo. Ainsi, en évacuant 2800 m3 de terre et en amenant 170 m3 de bois pour étayer, est né un tunnel de 800 mètres de long, d’une largeur d’environ un mètre, une hauteur moyenne d’1,5 mètre. La difficulté de cette construction a été de se retrouver confrontée aux caractéristiques souterraines de la ville de Sarajevo : « le sous-sol de la piste était truffé d’installations techniques, et à plus de trois mètres de profondeur, on tombait sur des nappes d’eau » (Jovan DIVJAK, 2004, Sarajevo, mon amour, Entretiens avec Florence La Bruyère, Buchet/Chastel, Paris, p. 168.). Cette construction souterraine était tellement utile pour organiser la résistance de la ville de Sarajevo et le désenclavement de la ville, malgré le siège des Serbes qu’un deuxième tunnel (la construction de ce second édifice a pu être plus longue et peaufinée, dans la mesure où les Sarajéviens n’étaient plus contraints à l’urgence, disposant déjà d’un tunnel) a été construit : « en 1995, on a construit un deuxième tunnel, si large qu’il me rappelait le métro de Paris. Des véhicules l’ont emprunté mais il n’a servi que quatre ou cinq mois avant la fin de la guerre » (Jovan DIVJAK, op. cit., p. 171).
Le tunnel montre combien la vie dans « la ville sous le feu » est le fait de stratégies de survie à la fois individuelles et collectives, entre individualismes et solidarités, le tout plongé dans le règne de la « débrouille ». De plus, l’exemple démontre à la fois les limites du siège qui crée bien un espace clos mais n’aboutit pas à l’enfermement le plus total. C’est en cela que la ville assiégée peut être interrogée comme une « ville prison », dans toutes ses contradictions, entre enfermement et porosité.
Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2005, Les militaires face au milieu urbain : étude comparative de Mitrovica et de Sarajevo, mémoire de DEA, Université Paris-Sorbonne, p. 147.
L’enfermement ne se vit pas seulement dans les villes assiégées. Si « la clôture ne suffit pas à faire l’enfermement » (Olivier MILHAUD, op. cit., p. 45), l’absence de clôture ne suffit pas non plus à créer la liberté de déplacement dans la ville en guerre. D’une part, des logiques de peur s’ancrent dans les esprits, et de ce fait dans les pratiques spatiales, créant autant de clôtures mentales. D’autre part, d’autres clôtures peuvent s’ériger, à l’intérieur de « la ville sous le feu » elle-même. On en revient à la question des murs dans la ville en guerre, entre urbanisme de paix (« murs de sécurité » : séparer n’est pas un but, mais un moyen déployé pour garantir la sécurité des populations, comme dans le cas bien connu des peacelines à Belfast) et urbanisme de guerre (les murs sont construits pour marquer physiquement les limites du quartier-territoire, c’est-à-dire le quartier communautaire approprié et défendu par une milice, dans lequel « l’Autre » n’est pas le bienvenu). La question de l’enfermement se pose dans toutes les villes en guerre, qui tendent à une fragmentation : la ville n’est plus un espace de vie collectif, mais se divise en de multiples micro-quartiers dans lesquels se réorganise une société dictée par l’homogénéisation communautaire recherchée par les milices. La question de l’enfermement se pose donc à différentes échelles à l’intérieur même de « la ville sous le feu » : celle des quartiers et celle de la maison. Dans le quartier (entendu non au sens d’une délimitation administration et juridique dans le découpage de la ville, mais bien de l’espace de vie, ou plutôt des espaces de vie qui se construisent en rejet de « l’Autre »), l’enfermement pose la question du statut de l’habitant : appartient-il à la communauté majoritaire dans le quartier (et dans ce cas, le quartier constitue un territoire-refuge) ou à une minorité (dans ce cas, le quartier constitue un territoire du danger) ? La peur conditionne l’enfermement, ainsi que les pratiques spatiales et les déplacements intraurbains : dans le quartier-territoire (pour reprendre l’expression très juste de la géographe Elisabeth DORIER-APPRILL), la population majoritaire peut se déplacer, du moins se trouve sous la protection de la milice. Le quartier constitue l’espace clos, et le seuil du quartier est une limite à ne pas franchir sous peine de pénétrer dans le quartier de « l’Autre », c’est-à-dire dans un territoire du danger. A l’opposé, la population minoritaire y vit sous la menace des représailles de la milice, ce qui explique des déplacements de populations, malgré la menace des tirs. Par exemple, dans la ville de Mitrovica, déjà fortement divisée avant la guerre du Kosovo entre mars et juin 1999 entre un Nord majoritairement serbe au Nord de la rivière Ibar et un Sud très majoritairement albanais, les « poches de minorités » (serbes au Sud de l’Ibar et albanaises au Nord) se sont vidées en très grande partie de leurs populations, chacun préférant traverser la rivière pour s’installer dans le quartier où sa communauté était protégée. La guerre a donc fortement renforcé les logiques d’entre-soi communautaire et d’enfermement dans le quartier-territoire, jusqu’à créer deux villes qui s’opposent en tous points l’une à l’autre (voir Bénédicte TRATNJEK, 2006, « Le nettoyage ethnique à Mitrovica : interprétation géographique d’un double mouvement forcé », Le Bulletin de l’Association de Géographes Français, décembre 2006, volume 83, n°2006-4, pp. 433-447).
Source : Extrait de Bénédicte TRATNJEK, 2004, Les opérations militaires en milieu urbain : le cas de Mitrovica, mémoire de maîtrise, Université Paris-Sorbonne, p. 70.
L’enfermement à l’échelle du quartier se vit alors comme une stratégie de survie. Mais l’on peut également analyser la question de l’enfermement comme condition urbaine dans la « ville sous le feu » à l’échelle de la maison. Lieu-refuge par excellence, la maison constitue l’essentiel de l’espace de vie lors de la guerre dans une ville. Les solidarités familiales sont d’autant plus renforcées. Sortir de la maison constitue un acte de mise en danger, même au sein du quartier-territoire. C’est là une des principales conséquences des tirs, des feux dans la ville : le rétrécissement à outrance des espaces pratiqués. Pourtant, franchir le seuil de la maison est un mal nécessaire : pour se ravitailler en vivres en premier lieu. De plus, les actions des belligérants atteignent souvent cet espace-refuge : d’une part par les tirs d’obus, de rafales… qui menacent cet espace de sécurité ; d’autre part, par les exactions commises par les milices qui pénètrent dans cet espace-refuge pour menacer les habitants (soit pour s’assurer de leur allégeance à la milice, soit pour menacer des minorités et leur signaler que leur présence n’est pas acceptée). Vivre dans « la ville sous le feu » relève donc une perpétuelle mise en danger. D’où la prégnance de la peur qui affecte les liens sociaux. Et le plus souvent la radicalisation des populations, même les plus modérées, et le rejet de « l’Autre ». C’est ainsi que le paysage socioculturel des villes de Sarajevo (de la ville multiculturelle à la ville « bosniaquisée ») et de Mitrovica (avec un renforcement des logiques d’enfermement communautaire), comme de tant d’autres (on peut citer la disparition des espaces de rencontre dans la ville de Beyrouth, la Ligne verte dans la ville de Nicosie, les peacelines qui délimitent les quartiers-territoires à Belfast, la construction de murs de séparation dans la ville de Bagdad…) se trouve marqué par l’enfermement et la peur, et ce bien au-delà des limites temporelles de la guerre à proprement parlé.