Dans le cadre de son cycle de conférence "A quoi servent les sciences sociales ?" (voir également le hors-série n°9 de la revue datant de novembre 2009), la revue Tracés organise un colloque consacré à la géographie à l'Ecole normale supérieure de Lyon, le 4 février 2010. L'argumentaire par lui-même est une source d'informations sur l'épistémologie de la géographie et de questionnements sur son avenir.
Présentation du colloque par les organisateurs
Yann Calbérac et Aurélie Delage
La géographie, ça sert, d'abord, à faire la guerre.
Yves Lacoste, 1976.
La géographie ne sert-elle qu'à faire la guerre ?
A la question « A quoi sert la géographie ? », il est tentant de répondre, à la suite d’Yves Lacoste (1976) : « d’abord, à faire la guerre ! » (LACOSTE Yves, 1976, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, Maspero, Paris ; nouvelle édition revue et augmentée, 1982 ; réédition La Découverte, 1988, Paris). Par cette formule provocatrice prononcée alors que la géographie est plongée dans une crise identitaire sans précédent au cours de laquelle seront redéfinis ses objets, ses méthodes et surtout ses finalités, le géographe entend mettre l'accent sur les dimensions politique et pratique de sa discipline que la tradition vidalienne a choisi d'occulter. Ce brouillage est d'autant plus surprenant que l'oeuvre de refondation de la discipline entamée par Vidal de La Blache à la fin du XIXe siècle s'inscrit dans un contexte intellectuel et social très particulier, certes celui de la redéfinition des champs académiques dans l'horizon du positivisme, mais également celui de la préparation de la revanche contre l'Allemagne et de la construction intellectuelle et symbolique de la IIIe République. Ainsi la géographie est-elle mobilisée pour donner cohérence et consistance à un territoire meurtri dont il s'agit de reconstituer l'intégrité : Le tour de France de deux enfants de Giordano Bruno et le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache (prélude à la monumentale Histoire de France des origines à la Révolution de Lavisse) ont un même objectif, exalter le sentiment d'appartenance envers un territoire enfin donné à voir sous ses meilleurs aspects (LEFORT Isabelle, 1992, La lettre et l'esprit. Géographie scolaire et géographie savante en France, Editions du CNRS, Paris, 257 p). Ce coup de force – qui privilégie la dimension spéculative de la géographie au détriment de son utilité pratique – est d'autant plus surprenant qu'il va à l'encontre des traditions épistémologiques qui ont précédé la géographie vidalienne. La géographie coloniale par exemple, tournée vers la connaissance des populations à coloniser, a fourni les prémices des réflexions sur l'aménagement du territoire. Bien plus, en dépit de leur étonnante neutralité académique, les disciples de Vidal mettent leur savoir au service de l'Etat. Après la mort de Vidal qui survient en 1918, c'est son gendre Emmanuel de Martonne, chef de file de l'Ecole française de géographie, qui oeuvre au tracé des frontières d'Europe centrale à la Conférence de Versailles.
Ce paradoxe est au coeur de la réflexion d'Yves Lacoste : apparemment dépolitisée (quoi de plus rébarbatif que la nomenclature des préfectures ?), la géographe est au contraire un outil de domination aux mains des militaires, mais surtout des puissants de toute nature (notamment ceux qui détiennent le pouvoir économique) qui le confisquent. Il met donc l'accent, sur la nature hautement stratégique du savoir géographique, surtout s'il est dépouillé de ses oripeaux académiques. Cette brèche, ouverte avec fracas par des intellectuels engagés à gauche dans les années 1960 et 1970 se retrouve au coeur de la réflexion théorique.
Les usages de la géographie sont au fondement du questionnement disciplinaire.
Ce mouvement d’introspection critique entamé lors de la crise d’identité que traverse la géographie de la fin des années 1960 au début des années 1980 pose la question de l’utilité sociale de la discipline et fait ressurgir les paradoxes et les apories d’un paradigme qui s’est construit pour répondre aux ambitions nationales de la Troisième République : dans le contexte des décolonisations et de la Guerre froide, soutenir la construction idéologique nationale ne peut plus être le seul objectif de la discipline. Cet effort s'est fait au détriment de son efficience immédiate. Pire : l’institutionnalisation de la discipline et la consolidation de sa position académique s’est faite au détriment de ses courants tournés vers l’action. La géographie académique a gagné en prestige ce qu’elle a perdu en utilité auprès des milieux économiques.
C’est précisément cette inadéquation entre la demande sociale et l’offre académique qu’ont pointée les rénovateurs de la discipline géographique. La diversité des réponses proposées a permis de faire évoluer les questionnements de la discipline, de renouveler son objet et de moderniser ses outils théoriques. Ainsi Michel Phlipponeau promeut-il la « géographie appliquée » (PHLIPPONEAU Michel, 1960, Géographie et action. Introduction à la géographie appliquée, Editions A. Colin, Paris, 226 p. Près de 40 ans plus tard, il revient sur ce débat dans La géographie appliquée : du géographe universitaire au géographe appliqué, Editions A. Colin, Paris, 299 p., 1999), c'est-à-dire une géographie exclusivement tournée vers l'aménagement des territoires et l'intervention sur ceux-ci. Les débats passionnés qui suivent cette proposition (et toujours pas cicatrisés à la fin des années 1990) soulignent la difficulté de la discipline à penser son rapport avec le politique et les décideurs.
Alors que le projet de la géographie académique aboutit à la description encyclopédique du monde, se développe dès le début du XXème siècle - sur ses marges et en périphérie de l’institution - un champ du savoir autonome, celui de l’urbanisme et de l’aménagement – à visée opérationnelle. Quand la géographie s’arc-boute sur sa méthode, le champ de l’urbanisme se concentre sur un objet, la ville, et réunit pour ce faire des spécialistes issus de diverses disciplines comme la géographie, la sociologie, l’anthropologie, le droit, ou encore l’économie. Ce courant opérationnel bénéficie de la forte demande sociale et politique, notamment après la Seconde Guerre mondiale, dans la France de la reconstruction puis des Trente Glorieuses, caractérisée par une forte croissance des villes et la modernisation des infrastructures entre autres. Si l’urbanisme s’institutionnalise au cours du siècle, il ne donne pourtant pas lieu à la création d’une profession (« l’urbaniste ») : c’est l’appel aux compétences qui prime (CLAUDE Viviane, 2006, Faire la ville. Les métiers de l’urbanisme au XXème siècle, Editions Parenthèse, Marseille, 253 p.). Au inal, ce n’est pas tant la science qui se met au service de l’action, mais plutôt l’action qui instrumentalise la science, les connaissances scientifiques, adoptant envers elles un rapport opportuniste.
La géographie est partout mais où est le géographe ?
La discipline contemporaine a pris le « tournant géographique » (LEVY Jacques, 1999, Le tournant géographique. Penser l’espace pour lire le monde, Editions Belin, Paris, 400 p.) : en faisant du territoire un construit social et de la géographie la science qui étudie la dimension spatiale de la société, la discipline s'est dotée des outils intellectuels pour penser ses liens avec la société. Bien plus, le contexte intellectuel contemporain est favorable sinon à la géographie du moins à la prise en compte de la dimension spatiale de la société. L’essor des courants de pensée post-modernistes a en effet mis l’accent non plus sur l’idée de développement continu (rendant caduc certaines approches historiques) mais au contraire sur la fragmentation des sociétés, continuellement travaillées par l’altérité et par des trajectoires divergentes (STASZAK Jean-François (dir.), 2001, Géographies anglo-saxonnes : tendances contemporaines, Editions Belin, Paris, 313 p.). Enfin, les bouleversements qui affectent le monde contemporain à toutes les échelles, depuis les processus d'urbanisation sans précédent jusqu'à la mondialisation (DUMONT Marc, 2008, La géographie. Lire et comprendre les espaces habités, Editions Armand Colin, 128 p.), ont ainsi rendu populaires des représentations spatiales largement diffusées, depuis les cartes de Samuel Huntington du « choc des civilisations » ou les prévisions apocalyptiques liées au réchauffement climatique, jusqu’aux évolutions des centres de nos villes. Dans cette perspective, il est fécond d’interroger ce que la géographie peut offrir à la société pour l’aider à appréhender et représenter les évolutions qu’elle doit affronter.
A travers l’exemple de la géographie et de l’urbanisme, c'est la pertinence de l'opposition entre savoir et science telle que Michel Foucault l'a mise en valeur qui sera mise à l’épreuve. Au-delà du questionnement du projet géographique, ses outillages théoriques et méthodologiques, c’est la nature de la demande sociale qu’il convient d'interroger, afin d’étudier cette dernière avec les outils de la discipline. Les géographes ont-ils le monopole de l’espace et de son intelligence ?
Pré-programme de la journée du 4 février 2010
9h30 – 10h : Ouverture de la journée
- Ouverture : Olivier Faron, directeur général de l’Ecole normale supérieure de Lyon.
- Présentation de la journée : Aurélie Delage (IUL, Lyon 2) et Yann Calbérac (Paris-Sorbonne).
10h – 11h15 : Quelles géographies pour quels publics ?
Penser la circulation des savoirs entre les mondes académique et extra-académique conduit à s’interroger sur les publics de la géographie, sa réception et plus largement la « demande sociale » qu’il formule. Cette première table ronde a pour objectif d’interroger les formes, les modalités et les lieux où prend corps cette demande sociale.
- Sylvain Kahn, enseignant à SciencesPo., producteur de l’émission Planète Terre sur France Culture
- Isabelle Lefort, professeur à Lyon 2
11h15 – 12h30 : « Penser l’espace pour lire le monde » (Jacques Lévy)
Si la géographie apporte des outils d’analyse et de compréhension des configurations contemporaines, il est normal de retrouver des géographes hors de l’institution académique et qui mettent leurs compétences disciplinaires au service d’intérêts extra-scientifiques. Cette table ronde permettra d’étudier la demande sociale sous l’angle de l’implication des géographes dans différents lieux de la cité :
- Paul-David Regnier, Total
- Anaïs Blanchard, DRASS Ile-de-France
12h30 – 14h30 : déjeuner libre
14h30 – 15h45 : Le statut et la position de l’expert et les lieux de l’expertise
Si des géographes quittent la sphère académique, d’autres mettent leurs compétences géographiques au service des publics tout en gardant une position extérieure. C’est la figure de l’expert qui sera interrogée dans cette table ronde qui réunira des géographes devenus chefs d’entreprise à la tête de cabinet d’expertise. Au-delà du statut de l’expert, c’est la circulation des savoirs entre l’Université et les attentes du public qui sera questionnée.
- Patrick Poncet, docteur en géographie, dirigeant des entreprises QualCity et MapsDesigners, président de l'association WhereSciences
- Martin Vanier, professeur d’aménagement et urbanisme à Grenoble 1
- Marc-Jérôme Hassid, chef d’entreprise Alternimpact
15h45 – 16h : pause café
16h – 17h15 : La ville comme lieu de circulation et de co-production des savoirs : quelle formation ?
Cette dernière table ronde sera l’occasion, à partir de l’exemple urbain, d’appréhender les relations et les échanges que tissent les géographes et les urbanistes avec les gestionnaires (élus, ingénieurs…) des villes, et d’interroger la formation des professionnels de la ville.
- Franck Scherrer, professeur à l’Institut d’Urbanisme de Lyon
- un autre intervenant à déterminer
17h30 – 18h30 : Conférence de clôture
Michel Lussault, professeur à l’ENS de Lyon, président de l’Université de Lyon