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jeudi 9 octobre 2008

"Sarajevo ou l'illusion multiethnique"


Le Courrier international de la semaine dernière (n°935, du 2 au 8 octobre 2008) proposait un article paru dans Dani (journal de Sarajevo) intitulé "Sarajevo ou l'illusion multiethnique", dans lequel est analysé la situation de Sarajevo 13 ans après la fin du siège de la ville. L'occasion de revenir sur le processus d'homogénéisation de cette ville autrefois réputée pour son cosmopolitisme. Pendant la guerre, la ville de Sarajevo a connu un siège de 3 ans qui l'a profondément transformée. Les destructions matérielles ont été "effacées" dans le centre-ville, mais "l'efficacité géographique de la guerre" comme l'appelle très justement Elisabeth Dorier-Apprill (dans Philippe Gervais-Lambony et Elisabeth Dorier-Apprill, 2007, Vies citadines, Belin, collection Mappemonde, Paris, p. 19) peut être immatérielle : la recomposition des liens sociaux a transformé la ville de Sarajevo par le biais d'une géographie de la peur. Au fur et à mesure du siège et des actions des miliciens à l'intérieur de la ville de Sarajevo, les habitants ont oublié le "komsiluk" (le "bon voisinage") qui caractérisait la ville de Sarajevo : le sentiment d'insécurité permanente les a poussé au repli sur soi, à l'enfermement communautaire. La guerre les a également forcé à choisir leur identité : plus possible en effet de se déclarer "Yougoslave", il fallait choisir et être Bosniaque, Croate ou Serbe. Un choix cornélien pour tous les enfants issus des mariages mixtes. Mais également un choix qui a eu de lourdes conséquences sur la recomposition des liens sociaux dans l'après-guerre. Les Croates et les Serbes ont massivement quitté la ville de Sarajevo. L'article de Vildana Selimbegovic montre combien, par-delà la volonté de parsemer la ville de géosymboles de la paix, de la réconciliation, de la rencontre et des échanges entre les populations, la ville de Sarajevo s'est massivement homogénéisée, et que ce processus a entraîné pour les Croates et les Serbes restés dans la ville un sentiment profond d'insécurité, de différence et de non-appartenance à une urbanité nouvelle qui se récrée malgré eux, sans eux.


Retrouvez, à ce propos, l'article de Paul-David Régnier, "Sarajevo, les géographies d'un siège. Fonctionnement, valeur symbolique et recomposition des espaces urbains en temps de guerre" (Cités, n°32, 2007/4, pp. 83-92, dossier "Sarajevo, l'islam d'Europe), également publié dans son Dictionnaire de géographie militaire (CNRS Editions, Paris, pp.215-226).






"Sarajevo ou l'illusion multiethnique"

La capitale bosniaque avait su préserver, après la guerre des années 1990, les symboles de la cohabitation entre communautés musulmane, serbe et croate. La réalité se révèle tout autre.

"Deni D. n'a que 7 ans. Ses parents avaient cru résoudre leurs problèmes en achetant un appartement près de l'aéroport de Sarajevo. Mais Deni a continué à rentrer chez lui en se plaignant des brimades de ses camarades d'école. Leurs brutalités ont culminé le jour où quatre garçons et une fille l'ont tabassé et couvert son visage et ses vêtements avec le noir d'un pot d'échappement. La raison évoquée était l'origine ethnique de sa mère. Elle est serbe !

Le père de Deni, policier et "bosniaque" [c'est-à-dire musulman] - ce détail compte de plus en plus à Sarajevo -, s'est adressé à ses collègues et au Comité Helsinki. Son désespoir a été à son comble lorsque le père d'un agresseur lui a dit : "On n'y est pour rien, tu as épousé une Vallache [le nom péjoratif pour les Serbes] !" Le cardinal Puljic, lui aussi, a eu des problèmes avec ses voisins. En avertissant du phénomène de la "fuite des Croates de Sarajevo", le chef de l'Eglise catholique de Bosnie-Herzégovine a mis en évidence le contentieux entre la paroisse de Sarajevo et l'Institut bosniaque, fondé par Adil Zulfikarpasic, un homme d'affaires qui a fait fortune en Suisse et est devenu philanthrope à la fin de sa vie. Selon lui, cela illustre la façon dont est traité le plus petit peuple de Bosnie-Herzégovine. Quand Adil Zulfikarpasic a construit son Institut, il a pris une partie de la cour de la paroisse. Pour maintenir des relations de bon voisinage, l'archevêché n'a pas porté plainte, jusqu'au jour où il a compris que la municipalité faisait traîner les plans de la construction de la Maison des prêtres. L'archevêché se plaint d'avoir déjà perdu 400 000 euros à cause d'entraves administratives. Mais les médias ne veulent pas jeter le discrédit sur ce grand "bienfaiteur" et "humaniste". En se concentrant sur l'arrestation de Karadzic et la mort de Zulfikarpasic, ils ont raté l'occasion d'attirer l'attention sur la condition des non-Bosniaques.

Tout comme les représentants de l'élite politique et culturelle, ils ont accueilli les invités du Festival de cinéma de Sarajevo [qui s'est déroulé en août] avec de belles paroles sur le caractère multiethnique de la ville ("Chez nous, on tient à son voisin plus qu'à son frère"), la vie communautaire et l'obstination des politiciens locaux à rendre viable leur Etat (s'il ne fonctionne pas, c'est la faute de la Republika Srpska). Ils n'ont pas manqué de rappeler la force de l'"esprit de Sarajevo", qui, pendant le siège (1992-1995), a distingué les citadins (raja) des montagnards (papci). Hélas, l'esprit de Sarajevo s'est réduit à l'esprit du festival. La vie de tous les jours est beaucoup moins guillerette que celle d'un festival de cinéma. Chaque année, Sarajevo devient un peu moins une capitale multiethnique et un peu plus une capitale bosniaque, que ce soit du point de vue démographique, politique, confessionnel ou éducatif.

La guerre et les victimes ne sont plus une excuse. La transformation de Sarajevo en capitale musulmane est le résultat d'une politique qui, depuis les accords de Dayton en novembre 1995, a fait obstruction à tout ce qui n'avait pas un nom à forte consonance "bosniaque", n'a pas hésité à ériger des mosquées dès qu'il y avait un square de libre et ne s'est pas gênée pour séparer dans les crèches les enfants d'autres confessions ou laïques de leurs copains qui apprenaient l'Ilmihal [manuel de savoir-vivre à l'usage des musulmans].


Une ville gangrénée par le chantage et la corruption

La patience des hommes politiques bosniaques a été largement récompensée. Dayton se résume à treize années passées dans la misère et le désespoir, où les tours de verre et les centres commerciaux figurent comme le seul symbole du progrès économique, alors qu'aucune usine n'a été restaurée, et encore moins construite. Sarajevo est la ville où les nouveaux emplois n'ont pas été créés dans le secteur industriel mais dans l'administration, où la privatisation s'est faite selon les critères de la politique et du népotisme. Sarajevo est une ville gangrenée par le chantage, le racket et la corruption, où a émergé une certaine élite alors que les citoyens, qui luttent quotidiennement pour leur survie, ont vu une certaine chance de promotion dans le repli identitaire, musulman de surcroît.

Qui se soucie encore que de moins en moins des enfants non bosniaques s'inscrivent dans les écoles ? Selam a remplacé l'ancien dobar dan [bonjour]. Prend-on au sérieux les avertissements des hommes politiques et des ecclésiastiques sur le manque de directeurs, de maîtres d'école et de fonctionnaires non bosniaques ? On n'y pense que pendant les campagnes électorales. Personne ne se demande pourquoi nos enfants sont gênés par les enfants des autres, pourquoi nos voisins d'autres confessions parlent de plus en plus bas. Sarajevo commence à ressembler au reste de la Bosnie. Mais c'est une piètre consolation, car elle laisse présager que les rêves et les buts de guerre de Radovan Karadzic et de Mate Boban [leaders respectifs des Serbes et des Croates de Bosnie pendant la guerre] sont en train de se réaliser. Mais l'élite nationale bosniaque n'est pas la seule responsable. Son rôle dans la transition à été approuvé par la communauté internationale et soutenu en silence par l'opposition, si elle existe encore."


Article de Vildana Selimbegovic paru dans Dani (Sarajevo) et traduit et reproduit dans le n°935 du Courrier international du 2 octobre 2008, p. 20.



LIEN VERS LE SITE GEOGRAPHIE DE LA VILLE EN GUERRE :

2 commentaires:

Unknown a dit…

Bénédicte,
Je vous signale un article du New York Times sur le démantèlement des murs censés protéger les "communautés fermées" de Bagdad. Pour en savoir plus, vous pouvez visiter mon blog: j'en donne une analyse stratégique mais surtout sociologique, qui mérite certainement quelques critiques et remarques.
Cordialement
Stéphane TAILLAT

Unknown a dit…

J'oubliais de donner l'adresse du blog:
http://coinenirak.wordpress.com
ST